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le confirmaient dans l'opinion qu'il s'était faite de l'orpheline. Jaloux et jalouses étaient forcés de se taire.

Jenny avait condamné sa porte. Chaque matin elle ouvrait sa fenêtre et réconfortait le baron par de charmants sourires dans lesquels semblait écrit: espérez. Ces sourires remuaient le cœur de La Brunière et le comblaient de félicités pour la journée. Jamais il n'avait aimé de la sorte. Des tendresses pures remplissaient son être et lui rendaient ses sensations de jeunesse.

Les huit jours expirés, le cœur battant à tout rompre, La Brunière, malgré son émotion, courut au petit pavillon, se précipita sur la main de Jenny, essayant de faire passer dans cette étreinte tout le bonheur qu'il ressentait. Tout d'abord, les yeux de la jeune fille lui apprirent que ses projets étaient acceptés.

Ah! Jenny, que je vous aime! fut sa seule parole.

Souriante et confuse, l'orpheline osait à peine lever les yeux.

Jenny avait une vieille parente que dès lors elle introduisit dans son intérieur; mais la tante par sa présence rendait plus piquants les serrements de main à la dérobée des deux amants. Le soir elle les accompagnait à la promenade, à quelques pas de distance, et La Brunière pouvait échanger de tendres confidences avec sa future.

Les deux mois nécessaires aux publications de bans semblaient plus longs que deux siècles au baron; pour ne pas quitter Jenny un instant, il voulut prendre ses repas au pavillon et les jours s'écoulèrent tissés de soie.

Quelquefois, de grand matin, La Brunière descendait la montagne pour contempler le cadre où lui était apparue celle qui avait décidé du bonheur de sa vie. Le petit pavillon de briques, ses rideaux, les roses grimpantes remplissaient chaque fois de nouvelles félicités le coeur de l'amant qui ne pouvait se lasser d'admirer le cadre, quoique le portrait fût absent.

La Brunière osait à peine croire à son bonheur. Après tant de tempètes trouver un port à l'abri des désillusions, troquer une vie errante contre un foyer domestique où sans cesse il rencontrerait de chastes regards, ce sont des rayons de soleil qui épanouissent le cœur des natures les plus ulcérées.

Tout ce qui entourait Jenny était un gage de tranquillité et d'attachement à l'intérieur. Nul désir ne faisait briller les yeux de l'orpheline, et quoique le mariage fût proche, Jenny continuait ses travaux à l'aiguille.

Une dernière fois La Brunière usa de son wagon pour aller choisir

lui-même les cadeaux de noce de sa fiancée. Il fit cadeau à la compagnie du Nord de ce wagon qui ne devait plus lui servir, y mettant pour condition qu'il serait employé au transport de dix pauvres voyageurs en faveur desquels il fonda des passages gratuits. Ceux qui aiment sont tellement heureux qu'ils voudraient faire partager leur bonheur à toute la création. Retenu par de beaux yeux dans les douceurs de la vie tranquille, La Brunière plaignait maintenant ceux que les affaires ou la misère font changer de lieux et entraînent dans des pays lointains.

Il revint à quelques jours de là ayant hâté son voyage. Chaque moment qu'il passait loin de Jenny lui semblait une éternité, chaque regard qu'il lui était permis d'échanger avec la jeune fille, il l'eût payé de sa fortune.

Il fallait se presser, conclure ce mariage sans perdre un instant. Le notaire, consulté par La Brunière sur la teneur du contrat, avait dit un mot significatif :

Ne dépassez pas la quarantaine, monsieur le baron.

D'abord, La Brunière en voulut à l'homme de loi d'avoir révélé cette balance dans les plateaux de laquelle les dix-sept ans de Jenny pesaient si légèrement, les trente-neuf ans du futur si lourdement. Un tel prosaïsme déchirait le voile des illusions pour montrer la triste réalité tapie derrière. Les sourcils renfrognés par ce conseil:- Suis-je trop âgé? se demandait La Brunière qui se sentant redevenir aimant avait éloigné l'idée qu'il pût ne pas être aimé.

D'autres paroles plus graves encore prononcées par le notaire, revenaient sans cesse à l'esprit du baron.

-Ce n'est pas aujourd'hui qu'une telle union est grave... Songez que dans dix ans vous toucherez à la cinquantaine.

Cruelles paroles dites avec un ton de bonhomie qui n'en froissaient pas moins l'amoureux! Aussi le voyage au retour lui parut-il long. Il avait hâte de plonger dans les yeux de Jenny et d'y oublier les conseils bourgeois d'un homme d'affaires qui parlait d'âge quand il fallait parler amour.

Au coucher du soleil La Brunière arriva au pavillon. C'était l'heure où Jenny habituellement se promenait dans le petit jardin derrière la maison. En ce moment elle était occupée à semer du pain dans les allées pour qu'à l'aube les oiseaux, trouvant leur pâture, fissent entendre des cris joyeux.

La Brunière alla droit à Jenny, et l'émotion qui parut sur la figure de la jeune fille fit que le baron oublia les propos du notaire. Il raconta

brièvement son séjour à Paris, appuya sur l'impatience qu'il avait de revenir au plus vite. Jenny souriante écoutait.

Dans un coin du jardin se trouve un puits bordé d'une large margelle. Un sureau touffu égaie de sa verdure la pierre grise. Deux bancs sont adossés au puits de chaque côté, qui permettent de jouir de la fraîcheur pendant les soirs d'été. Après quelques tours dans le jardin, Jenny lassée par la chaleur s'assit sur un banc, La Brunière sur l'autre, tous deux séparés par la margelle du puits.

Ils étaient seuls à cette heure. La nuit tombante les rendait silencieux. Aucun bruit dans le jardinet. Le recueillement était grand de part et d'autre.

Un désir immodéré de prendre la main de Jenny traversa l'esprit de La Brunière. Le fantôme de sa jeunesse passée venait de le lui conseiller. Un soir, à vingt ans de là, l'amoureux se promenait avec une jeune fille, les mains enlacées dans ses mains. Jamais depuis, une si vive sensation ne s'était reproduite. La Brunière avait vingt ans alors. Et le fantôme de la jeunesse envolée disait : - Parle à ta fiancée un langage que ses dix-huit ans puissent comprendre!

Avec émotion La Brunière s'empara de la main de Jenny, malgré sa résistance. Plus la main du baron insistait, plus la main de la jeune fille s'efforçait de fuir. Ce sont des combats d'une délicatesse impossible à peindre. La main de Jenny était douce et fine; on eût cru que les doigts s'effilaient encore pour se dégager; mais La Brunière, sur ses gardes, les tenait emprisonnés.

Toutefois ce manége n'offrit pas à La Brunière les sensations de vingt ans auparavant. Il avait compté sur l'émotion de Jenny, sur des troubles mystérieux, des moiteurs tapies dans les méandres de la main. Et la jeune fille se tenait sur la réserve. Mais était-il possible que Jenny, seule, à la nuit tombante, dans ce jardin isolé, agit autrement?

C'est à quoi rêva la nuit l'amoureux. La soirée passée près de la margelle du puits à l'ombre du vieux sureau fut cependant une note de félicité ajoutée à celles qui faisaient présager à La Brunière un avenir de bleues tranquillités. Il est si doux d'oublier à deux les hommes dans une tranquille retraite !

Le lendemain La Brunière fit une promenade dans la campagne avec Jenny, accompagnée de sa parente. Assis sur un tertre sablonneux, le baron écrivit du bout de sa canne le nom de Jenny sur le sable. La jeune fille prit la canne et traça également le mot Jenny. L'amoureux

avait espéré voir écrire La Brunière par sa future! Mais sa gentillesse et sa gaieté faisaient passer par-dessus ces oublis.

Le baron hâta les préparatifs du mariage et quelques jours après il put enfin mettre le comble à ses vœux. Par une belle journée d'été eut lieu cette union qui d'un misanthrope faisait le plus heureux des mortels. Après la cérémonie nuptiale, les époux se rendirent dans la propriété que La Brunière avait reconnue pour dot à Jenny. L'entraînant dans un bosquet :

Êtes-vous heureuse, Jenny? dit le baron.

La Brunière sentit son cœur se fondre sous le tendre regard de celle qui n'était plus orpheline.

Votre vie sera la mienne, disait Jenny, vos goûts les miens. Le baron crut entendre un ange lui parler.

Vous m'aimez donc un peu, Jenny?

Il y a longtemps que je m'intéressais au voyageur... seul... dans ce wagon.

Le cœur de La Brunière battait à tout rompre.

Que votre existence devait être triste! continuait Jenny. Moi aussi quelquefois j'étais triste à ma petite fenêtre... Maintenant nous serons heureux... Demain, n'est-ce pas, nous irons visiter ce joli wagon? J'aime tant voyager!

CHAMPFLEURY.

HOMERE

ET LE GÉNIE GREC*

La révolution qui s'opéra dans le sentiment poétique de la nature au sortir des religions orientales, et qui fut l'œuvre du génie grec, est contemporaine et corrélative d'un grand changement survenu dans l'esprit même de la poésie. Cette révolution se personnifie dans Homère, comme l'âge et la poésie héroïques de la Grèce, on pourrait presque dire comme la Grèce tout entière.

L'ancienne critique faisait remonter jusqu'au mélodieux aveugle l'histoire de la poésie et s'arrêtait là. Homère a porté le nom d'inven. teur de la poésie; ce n'était pas le simple fait d'une érudition incomplète et d'une absence du sens historique, c'était la conséquence d'une éducation littéraire uniquement faite à l'école des classiques grecs et latins. Dans le monde hellénique, la poésie est toute humaine comme la

* M. Victor de Laprade continue ses études sur l'antiquité. Il regarde les dieux d'Homère avec l'œil d'un chrétien, mais avec l'oeil d'un poëte. Aussi voit-il les Olympiens dans toute leur grandeur épique. Le nouveau livre qu'il achève sera comme le second volume de ses Questions d'Art et de Morale, où il a parlé du Beau dans le style de Platon. Le chapitre dont il donne la primeur à la Revue du XIXe siècle, répand une large lumière sur l'esprit de la révolution faite dans la poésie, par Homère et le génie grec.

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