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la nature est bien la source où se régénère la poésie aux époques de doute et de découragement; c'est là que cette sublime malade doit aller prendre les eaux, mais comme la muse de Jean-Jacques et de George Sand.

Une scène de l'Auvergne décrite par Georges Sand me touche, sans que j'aie les moyens de constater à quel point la réalité s'y trouve; c'est que derrière la profondeur des lignes de verdure et l'élévation des montagnes, je sens la profondeur et l'élévation plus solennelles encore d'une grande âme.

Ce que j'ai dit de la nature, je le dirai à plus forte raison de la société. Rendre avec exactitude quelques détails ne sera jamais qu'un accessoire dans le tableau de la vie humaine. Si je m'émeus à la vue de tableaux où l'intérieur d'une famille est saisi sur le vif, c'est que j'y respire en outre l'âme de la maison et le parfum d'un bon sentiment. Les procédés du moulage et du daguerréotype appliqués aux lettres ont donc le tort de rétrécir singulièrement le point de vue. Un bourgeois décalqué avec soin dans ses habitudes domestiques, ses mœurs et ses occupations familières, est un homme, ce n'est pas l'homme.

Donc, en face de la vérité, il faut l'art; donc, en face du réalisme, il faut l'idéal. Aujourd'hui, tous les esprits sérieux ont compris que cette alliance intime faisait la force du poëte comme la force du peintre, la force de l'idée comme la force de la forme. C'est une grande conquête du xixe siècle que d'avoir imprégné la littérature du sentiment de l'art. Pour tout écrivain qui étudie, il n'y a pas seulement la bibliothèque, il n'y a pas seulement la nature, il n'y a pas seulement la société, il y a le musée.

Un homme qui sait voir un tableau, sait mieux voir le tableau du monde.

Nous étudierons l'art, et nous suivrons les artistes dans les salons annuels et dans les cabinets d'amateurs, dans les expositions départementales qui couvrent aujourd'hui l'empire, dans les musées tous les jours enrichis; au musée de Versailles, ce Vatican de notre histoire; au Louvre, ce Palais-Égalité des morts immortels; au Luxembourg, ce Louvre des vivants.

Avons-nous une peinture française en 1866? Quelle image présente notre sculpture? Où se dresse notre architecture nationale? Les Grecs faisaient de leur sculpture un peuple de dieux, de leur peinture un peuple de héros, de leur architecture un peuple d'hommes et de citoyens.

Nous n'espérons pas voir éclore en France une de ces écoles éblouis

santes, qui, à la Renaissance, ont fait la gloire des Italies et des Flandres; mais ne désespérons pas non plus. Nos peintres vivants, ceux qui viennent de l'antiquité, comme ceux qui viennent de la nature, ont déjà signé et signeront encore des œuvres fortes ou charmantes. Si la sculpture reste indifférente au public, c'est que le public n'y retrouve point sa vie et ses passions. David et Rude avaient compris un art national et grandiose, en faisant poser les grands hommes du siècle pour la postérité. « D'hommes vous nous faites dieux, » leur a crié Victor Hugo reconnaissant.

Certes, nous n'aimons pas à voir le marbre descendre de son piédestal, nous le voulons toujours avec ses symboles de l'antiquité, avec sa grandeur olympienne; mais nous le voulons aussi chantant notre histoire sur nos arcs de triomphe, dans nos monuments et sur nos places publiques.

L'architecture est le premier des arts, disait l'antiquité même au temps de Phidias et de Polygnote. Le domaine de l'architecture est immense et son avenir n'a point de bornes. Mais où est notre architecture contemporaine? On nous présente l'architecture de tous les peuples dont la civilisation a jeté de l'éclat : architecture indienne, architecture grecque, architecture romaine, architecture arabe, et même on vient de nous parler de l'architecture mexicaine. La France vit sur tout cet échafaudage comme dans une tour de Babel. N'est-il pas temps que la France inscrive sur ses monuments et ses maisons: Architecture française ?

IV

Qu'est-ce que le théâtre aujourd'hui ? Est-il ce qu'il a toujours été? Est-il ce qu'il doit être? Si le livre est la pensée intérieure, le théâtre est la pensée extérieure. C'est le tableau visible des battements du cœur et des conquêtes de la raison. C'est l'humanité tout entière qui apparaît dans ses métamorphoses. C'est l'homme tel qu'il est, se cherchant ou se fuyant, l'homme deux fois homme, parce qu'il est la pensée du poëte, traduite par le comédien. Le grand comédien ne parle pas, il pense tout haut. Il est le symbole le plus éloquent de tous les arts: il peint et sculpte pour les yeux, pendant qu'il emporte l'âme dans le monde du sentiment avec la musique et la poésie. Le théâtre est le foyer consacré de l'esprit français. C'est là que s'allume

le flambeau de toutes les générations; c'est là que l'homme du monde et l'homme du peuple, qui vivent des mêmes idées et des mêmes passions, viennent lire la traduction éloquente de leur sentiment héroïque et de leur roman intime; c'est pour ainsi dire le labyrinthe illuminé où ils retrouvent le chemin de leur cœur.

Mais la lumière qu'ils font sur les théâtres officiels est-elle le rayon sacré ?

Et la science? La science a fait le tour de la terre et le tour du ciel, depuis les rapports révolutionnaires de Lakanal jusqu'aux sentinelles célestes de M. Babinet.

On dit qu'il y a encore un Journal des Savants. Nous l'ouvrons quelquefois sur son titre, mais le journal n'est plus. Ces messieurs y font leur autobiographie, comme s'ils écrivaient leurs mémoires, et les éloges les uns des autres, comme s'ils étaient à l'Académie française. Ils sont pourtant à l'Académie des sciences. Nous ne demandons pas à leur science la pierre philosophale; tout homme a sa pierre philosophale en soi, puisqu'il a son esprit et sa liberté ; mais nous voudrions posséder un Moniteur universel de la science, surtout depuis que la science est appliquée aux arts, et que les arts mêlés aux sciences ont conquis le monde intellectuel et le monde pratique. Le Journal des Savants est le plus vieux des journaux savants : nous voudrions qu'il en fût le plus jeune.

Aujourd'hui que les chemins de fer ont franchi le Rhin et traversent les Pyrénées; aujourd'hui que le télégramme répand en un instant la même pensée dans toutes les capitales, l'heure est venue de fonder un journal universel, qui ralliera sous le drapeau de l'avenir les sentiments de tous les peuples, en philosophie, en littérature et en beaux-arts.

Ce sera comme un autre banquet de Platon, où seront appelés tous les esprits féconds du xixe siècle épars dans les capitales et réunis pour l'instruction du monde. Ils viendront faire triompher l'art moderne, la science moderne, l'idée moderne, quel que soit leur pays, du nord au midi et du levant au couchant. Au lieu de l'invasion des barbares, ce sera l'invasion des esprits.

Nous embrasserons la philosophie, à condition qu'elle ne soit ni trop nocturne ni trop éclectique ; l'éclectisme est le libertinage platorique et la stérilité verbeuse des idées. O mon Dieu, s'écriait Pascal, que ne suis-je un homme devant toi! O Nature, s'écriait Goethe, que ne suis-je un homme devant toi!

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Nous serons l'histoire de notre temps. La vraie histoire l'histoire

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vraie est celle qui s'écrit au jour le jour, sur le vif, et non celle qui s'écrit après coup quand les événements ont perdu leur relief et leur couleur. Saint-Simon n'est pas seulement le premier chroniqueur, c'est le premier historien français. Nous dirons tout, comme Saint-Simon. La vérité sera notre force et notre conscience.

Si nous avons choisi Paris pour centre, c'est qu'après nous être attardés à Londres, à Bruxelles et à Leipzig, il a été reconnu, par nos amis de Londres eux-mêmes, que pour une telle œuvre Paris était le point de départ. Mais si la capitale de la France l'a emporté, matériellement parlant, elle n'entend pas prendre la meilleure place les armes à la main. A chacun selon sa plume.

L'alliance entre l'Angleterre et la France a marqué un grand pas dans la civilisation moderne; mais, pour que cette alliance soit durable, il ne faut pas qu'elle s'appuie seulement sur une base politique, il faut qu'elle ait pour lien l'échange des idées, la communion des deux littératures. L'Angleterre littéraire a des caractères qui la distinguent : la force, la grandeur, la puissance; la France a le sentiment de la beauté, la délicatesse de la forme. L'art et l'industrie des deux pays gagnent donc à fraterniser dans les hautes régions où se réconcilient les vieilles inimitiés nationales.

Ce que nous disons pour l'Angleterre, nous le disons pour les autres nations.

La Revue du XIXe siècle veut la réunion et non la confusion des langues; il ne faut pas que le monument d'universelle intelligence que nous élevons au XIXe siècle soit une tour de Babel; toutefois, la poésie étant une originale qui s'appauvrit en passant à travers la traduction, la REVUE donnera les vers des poëtes européens dans leur langue nationale.

Nous supposons que Pierre de Ronsard, André de Chénier, Alfred de Musset ont au moins laissé leurs ombres parmi nous. Ne riez pas des vers ils ont leur rime et leur raison dans le cœur de l'homme et de la femme. Montesquieu, qui a fait la loi des hommes, et Buffon, qui a fait la loi des animaux, se sont montrés, eux qui étaient si éloquents en prose, les adversaires de la poésie; mais Voltaire, qui avait la raison et la rime, leur a appliqué à tous les deux le mot de Montaigne : « Nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous par en médire. D'ailleurs le poëte contient souvent le philosophe, et le philosophe ne contient jamais le poëte. Quelqu'un a dit qu'il y avait plus d'un Pascal et plus d'un Paul-Louis Courier dans Byron. Ne riez pas des vers : Homère en faisait, ce grand secrétaire de l'antiquité. Il ignorait la rime, qui

est une fleur de l'Occident. Il dirait aujourd'hui qu'elle est une aile encore à la poésie; il en ferait une harmonie de plus à l'Iliade.

La critique aura ici une tribune. Quand nous n'avons plus besoin de connaître, nous avons encore besoin de chercher. L'examen, l'analyse, la libre recherche nous sont plus que jamais nécessaires, aujourd'hui que la littérature est étouffée sous une multitude de livres nouveaux. Ce ne sera pas ici la critique hargneuse, discordante, mesquine, pédante, inféconde, qui n'est que rage de janissaire ou plaisir d'eunuque. Il y a encore des critiques à Paris, comme il y a des juges à Berlin.

Nous aurons la sévérité, mais nous aurons une heure pour les violons, le chant, la danse, le concert, le théâtre. Nous aurons les salons, les courses, les eaux, les clubs, les chasses, tout le highlife, vu par Gavarni ou Marcellin. Nous aurons les coulisses et les malices. Et les voyages, les voyages autour de soi, autour des autres, autour du monde ? Le chemin est ouvert à la suite de Sterne et de Jolin Franklin, de Xavier de Maistre et de Lapeyrouse.

Les contemporains illustres auront leur portrait au burin et à la plume dans la Revue. La Bruyère a dit : « La vanité aime les portraits; mais c'est aussi la vanité des écrivains de peindre les talents élevés, de crayonner une belle vie, d'expliquer un grand génie. La Revue du XIXe siècle a voulu d'abord se souvenir du peintre des poëtes, ce grand Poussin pour qui la peinture fut une poésie parlante. Aussi donnons-nous comme frontispice sa Muse gravée par Caa.natta, cette belle Muse des philosophes et des rêveurs.

N'éternisons pas ce monologue et n'en faisons pas un chapitre. Cette simple page n'est pas même une préface: c'est un salut. C'est un salut aux Athéniens.

LA REVUE DU XIX SIÈCLE.

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