Page images
PDF
EPUB

génie. Quand il ne fut plus, par un privilége spécial, on dispensa sa famille d'acquitter les charges publiques; et lorsque la gloire, la science, la vertu, l'innocence et la beauté ne pouvoient fléchir le cœur des bourreaux de la France, le nom seul de La Fontaine sauva d'une mort inévitable ses derniers descendants. Enfin, de nos jours où l'on s'est plu à déprécier le grand siècle qui le vit naître, non seulement il échappa à l'ingratitude de cette envieuse postérité, mais presque tous ceux qui voulurent le peindre lui prêtèrent, dans leurs notices ou leurs éloges, des vertus qu'il n'avoit pas. L'enthousiasme qu'ont fait naître ses délicieux ouvrages n'est pas la seule cause de cette disposition de tous à la bienveillance pour ce qui le concerne. La bonté, qui faisoit le fonds de son caractère, et qui se manifeste dans ses écrits, exerce sur les âmes un empire plus puissant que le génie même; celui-ci excite l'admiration, mais l'autre inspire l'amour, et l'amour veut être indulgent pour l'objet de ses affections. Cependant, si La Fontaine pouvoit reparoître un instant parmi nous, il nous diroit : « Ce » n'est point servir ma mémoire selon mon gré » que de s'écarter du vrai et du naturel. J'ai donné » dans mes fables des leçons de sagesse pour tous » les rangs et pour tous les âges; mais, vous le sa» vez, je n'ai pas toujours été sage dans ma conduite » et dans mes vers. Si vous parlez de moi, que ce » soit donc, comme je l'ai fait moi-même, sans » dissimulation et sans réserve. »>

.

JEAN DE LA FONTAINE naquit le 8 juillet 1621, 1621-1643 à Château-Thierry 3, de Jean de La Fontaine, Et. 1–22 maître des eaux et forêts, et de Françoise Pidoux,

Naissance.

fille du bailli de Coulommiers; sa famille étoit fort ancienne, et avoit même quelque prétention à la noblesse. Son éducation paroît avoir été négligée, et on croit qu'il étudia d'abord dans une école de village, et ensuite à Reims 5, ville pour laquelle il Education. avoit une prédilection particulière. Lorsqu'il eut terminé des études imparfaites, un chanoine de Soissons, nommé G. Héricart, lui fit présent de quelques livres de piété, et il crut avoir du penchant pour l'état ecclésiastique. Ce n'est pas une des moindres singularités de cet homme célèbre, lorsqu'on considère son caractère, ses goûts, les inclinations qui l'ont dominé pendant tant d'années, et la nature d'un grand nombre de ses écrits, de voir que le commencement et la fin de sa vie ont été consacrés à la religion et à la piété. Il fut reçu à l'institution de l'Oratoire le 27 avril 1641. Son exemple y attira l'Oratoire. la même année, au mois d'octobre, Claude de La Fontaine son frère puîné, qui n'en sortit qu'en 1650. Jean fut envoyé au séminaire de Saint-Magloire, le 28 octobre, et il y resta environ un an. Après ce temps, il n'est plus fait mention de lui sur les registres de cette congrégation 7. Il est probable que G. Héricart, qui l'avoit engagé à y entrer, s'étant aperçu qu'il n'avoit point une vocation véritable, l'en fit sortir, et arrangea son mariage avec une de ses parentes. La Fontaine étoit à peine rentré dans le

Il entre à

1621-1643 monde, que son père lui transmit sa charge et lui A. 1-22 fit épouser Marie Héricart, fille d'un lieutenant au Il se marie bailliage de la Ferté-Milon. Il se soumit à ces deux

Et.

et est pourvu

d'une charge, engagements plutôt par indolence que par goût.

Du caractère

de la femme

Mais incapable par caractère de toute gêne et de toute contrainte, il négligea presque toujours l'exercice de sa charge qu'il garda vingt ans. Il s'éloigna

peu à peu de sa femme, et finit par l'abandonner

tout-à-fait. Il parut même oublier en quelque sorte qu'il avoit été marié. On a parlé fort diversement de la femme de La Fontaine. On s'accorde à dire qu'elle avoit de la vertu, de la beauté et de l'esprit ; mais d'Olivet, le Père Niceron, et Montenault, prétendent qu'elle étoit d'une humeur impérieuse et fâcheuse. Ils n'hésitent même pas à penser que c'est elle que La Fontaine a voulu peindre dans le conte de Belphegor, sous le nom de Mme Honesta.

Belle et bien faite....

....mais d'un orgueil extrême; Et d'autant plus que de quelque vertu Un tel orgueil paroissoit revêtu.

La Harpe et plusieurs autres auteurs, pour excuser de la Fon- la licence de quelques uns des contes de La Fontaine,

taine.

ont avancé, comme une chose reconnue, que les mœurs de cet homme célèbre étoient pures et irréprochables. Alors ils seroient grands les torts de cette femme qui, pour n'avoir pas su dominer ses défauts, auroit forcé un homme d'un naturel si bon et si facile, à s'exiler du toit domestique. Mais cette assertion sur les mœurs de La Fontaine est

malheureusement tout-à-fait contraire à la vérité; 1621-1643 et celle qui concerne l'âpreté du caractère de sa Et. 1-22 femme est au moins douteuse. Les auteurs des Mémoires de Trévoux affirment, par le témoignage de personnes qui ont connu Mme de La Fontaine, qu'elle étoit du caractère le plus doux, le plus liant, et que son mari n'a pas plus pensé à elle dans la pièce de Belphégor, qu'il n'a songé à faire le portrait d'autres personnages de son temps, dans les ridicules ou les vices qu'il a peints dans ses écrits. Si nous devons craindre d'admettre sans restriction les témoignages donnés probablement par des descendants de Mme de La Fontaine, sur celle dont il étoit de leur devoir de défendre la mémoire, nous devons aussi nous défier du zèle des amis d'un poëte, dont la perte causoit de si vifs regrets, et qui, pour justifier cette partie de sa conduite, la moins susceptible de justification, ont accueilli avec trop de faveur, peut-être, les rumeurs incertaines, et les interprétations malignes d'un public frivole et léger. Il est un moyen d'échapper à toutes ces incertitudes; c'est de s'en rapporter sur ce point, comme sur tous les autres qui concernent La Fontaine, à La Fontaine luimême, homme le plus ingénu et le plus vrai qui ait existé; qui toujours se plut à confier à sa Muse ses projets, ses désirs, ses pensées les plus secrètes, ses inclinations les plus cachées, et qui a laissé en quelque sorte son âme entière par écrit. Nulle part il ne s'est plaint de l'humeur impérieuse de sa femme; mais

1621-1643 il lui reproche de n'avoir de goût que pour les choses El. 1-22 frivoles, et de ne point s'occuper des soins du ménage". Ce reproche est grave pour une femme qui devint mère quelques années après la célébration de son mariage; et, comme il n'y a jamais eu d'homme plus ennemi du souci, et moins propre à l'augmentation, ou même à la conservation d'une fortune que La Fontaine, il lui étoit difficile d'être heureux avec une épouse à qui manquoient les vertus qui lui étoient les plus nécessaires, la prévoyance et l'économie. Mais il étoit trop honnête homme pour rien écrire dans l'intention de l'outrager; et si ses vers prêtèrent à quelque allusion, ou à quelque rapprochement, sur ce sujet délicat, ce fut, nous osons l'affirmer, sans aucune intention de sa part.

Torts de

La Fontaine

envers

sa femme.

Nous savons, et la suite de ce récit en fournira des preuves trop nombreuses, que nul homme n'a aimé les femmes plus que La Fontaine, que nul n'a été plus tôt et plus long-temps sensible à leurs attraits, et ne s'est abandonné plus ouvertement, et avec moins de scrupule, aux charmes de leur doux commerce. Ce tort, si grand pour un homme engagé dans les liens du mariage, non seulement La Fontaine le sentoit, mais il a fallu qu'il en fît en quelque sorte l'aveu public. On le trouve, cet aveu, à la fin du conte intitulé les Aveux indiscrets; et il est bien placé là, car les seuls aveux indiscrets qu'ait jamais faits La Fontaine ont été pour révéler ses défauts, et non ceux des autres.

« PreviousContinue »