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Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui étoit né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier, et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi de la nécessité, forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l'altèrent, le changent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est, ou ce qu'il paroît être.

La vie est courte et ennuyeuse; elle se passe toute à desirer : l'on remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déja disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les desirs: on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint; si l'on eût guéri, ce n'étoit que pour desirer plus long-temps.

Lorsqu'on desire, on se rend à discrétion à ceui de qui l'on espère : est-on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente, on capitule.

Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heu

reux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend facile devient suspecte. L'on comprend à peine que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que l'on se propose L'on croit mépriser les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement.

L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux pourroit du moins le devenir par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière ressource.

Quoi que j'aie pu dire ailleurs, peut-être que les affligés ont tort: les hommes semblent être nés pour l'infortune, la douleur, et la pauvreté, peu en échappent ; et, comme toute disgrace peut leur arriver, ils devroient être préparés à toute disgrace.

Les hommes ont tant de peine à s'approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés, veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j'avoue que je ne sais pas où et comment se peuvent conclure les mariages,

les contrats, les acquisitions, la paix, la tréve, les traités, les alliances.

A quelques uns, l'arrogance tient lieu de grandeur; l'inhumanité, de fermeté; et la fourberie, d'esprit.

Les fourbes croient aisément que les autres le sont ils ne peuvent guère être trompés, et ils ne trompent pas long-temps.

Je me rachèterai toujours fort volontiers d'être fourbe, par être stupide et passer pour tel.

On ne trompe point en bien; la fourberie ajoute la malice au mensonge.

S'il y avoit moins de dupes, il y auroit moins de ce qu'on appelle des hommes fins ou entendus, et de ceux qui tirent autant de vanité que de distinction d'avoir su, pendant tout le cours de leur vie, tromper les autres. Comment voulez-vous qu'Érophile, à qui le manque de parole, les mauvais offices, la fourberie, bien loin de nuire, ont mérité des graces et des bienfaits de ceux même qu'il a ou manqué de servir, ou désobligés, ne présume pas infiniment de soi et de son'industrie!

L'on n'entend dans les places et dans les rues des grandes villes, et de la bouche de ceux qui

passent, que les mots d'exploit, de saisie, d'interrogatoire, de promesse, et de plaider contre sa promesse : est-ce qu'il n'y auroit pas dans le monde la plus petite équité? seroit-il, au contraire, rempli de gens qui demandent froidement ce qui ne leur est pas dû, ou qui refusent nettement de rendre ce qu'ils doivent?

Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole: honte de l'humanité.

Otez les passions, l'intérêt, l'injustice, quel calme dans les plus grandes villes ! Les besoins et la subsistance n'y font pas le tiers de l'embarras.

Rien n'engage tant un esprit raisonnable à supporter tranquillement des parents et des amis les torts qu'ils ont à son égard, que la réflexion qu'il fait sur les vices de l'humanité, et combien il est pénible aux hommes d'être constants, généreux, fidéles, d'être touchés d'une amitié plus forte que leur intérêt. Comme il connoît leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils pénétrent les corps, qu'ils volent dans l'air, qu'ils aient de l'équité : il peut haïr les hommes en général, où il y a si peu de vertu; mais il excuse les particu

liers, il les aime même par des motifs plus relevés, et il s'étudie à mériter le moins qu'il se peut une pareille indulgence.

Il y a de certains biens que l'on desire avec emportement, et dont l'idée seule nous enlève et nous transporte: s'il nous arrive de les obtenir, on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût pensé, on en jouit moins que l'on n'aspire encore à de plus grands.

Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir: s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne se connoissoit point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espéroit.

Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite, qu'un beau cheval, ou un joli chien dont on se trouve le maître, qu'une tapisserie, qu'une pendule, pour adoucir une grande douleur, et pour faire moins sentir une grande perte.

Je suppose que les hommes soient éternels sur la terre, et je médite ensuite sur ce qui pourroit me faire connoître qu'ils se feroient alors une plus grande affaire de leur établissement, qu'ils ne s'en font dans l'état où sont les choses.

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