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entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déja de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais, si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnoissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les prendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglements, leurs vices, et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous chérissez ironie forte, mais utile, très propre à mettre vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser tel que vous êtes.

L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs; mais je leur envie

à ce petit-fils légitimé d'Henri IV. Malheureusement les mots de dérèglement, de vices et de folie conviennent encore mieux à la vie plus que voluptueuse que ce prince et ses familiers menoient au Temple.

le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les. passent quelquefois.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une ame de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

On demande si, en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarqueroit pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établiroit entre elles l'égalité, ou qui feroit du moins que l'une ne seroit guère plus desirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure jusqu'à ce que la misère l'en ait

ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération; ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir : les grands sont entourés, salués, respectés ; les petits entourent, saluent, se prosternent, et tous sont contents.

Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

Il est vieux et usé, dit un grand ; il s'est crevé à me suivre qu'en faire? Un autre, plus jeune, enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parcequ'il l'a trop

mérité.

Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n'est pas goûté: expliquez-vous; est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez?

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoi quelques uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les grands sont si heureux, qu'ils n'essuient pas même, dans toute leur vie, l'inconvénient de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs ou des personnes illustres' dans leur genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits foibles, dont elle prétend que ceux qui leur succédent sont très exempts : elle assure que l'un, avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts ; et ce style sert aux princes à

I Louis XIV apprit la mort de Louvois sans en témoigner aucun chagrin, quelque utilité qu'il eût tirée du zele infatigable de ce ministre ; et, s'il eût eu des regrets, ses courtisans se seroient sans doute empressés de les adoucir, en lui persuadant qu'il n'avoit pas fait une si grande perte, et qu'il l'avoit amplement réparée par le choix de son nouveau ministre. C'est à cela probablement que La Bruyère fait ici allusion.

se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

n'ont

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle vertu.

Quand je vois, d'une part, auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère, d'autre part, quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième chose.

Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux.

La règle de voir de plus grands que soi doit

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