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CHAPITRE XIV.

DE QUELQUES USAGES.

Il y a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles.

il y en a de tels, que, s'ils eussent obtenu six mos de délai de leurs créanciers, ils étoient nobles'.

Quelques autres se couchent roturiers et se lėvent nobles 2.

Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers!

Tel abandonne son père qui est connu, et dont on cite le greffe ou la boutique, pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis long-temps, est inconnu et hors de prise. il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances; et pour être noble il ne lui manque que des titres.

1-2 Vétérans. (La Bruyère.)

Réhabilitations, mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si françois et si usité. Se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche, originairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit ; qu'à la vérité son père a pu déroger ou par la charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot les lettres de noblesse ne lui conviennent plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche.

Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige. Celui qui continue de cacher son âge pense enfin lui-même être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres. De méme le roturier qui dit par habitude qu'il tire son origine de quelque ancien baron, ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend.

Quelle est la roture un peu heureuse et établie à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des supports, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre? Qu'est devenue la distinction des casques et des heaumes? Le nom et l'usage en sont abolis; il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple, on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale : quelques uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.

Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, et qu'on appelle château, pour être cru noble sur sa parole.

Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté; et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur

le rang et les préséances, de nouvelles armes, et d'une génealogie que d'Hozier ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince.

Les grands en toutes choses se forment et se moulent sur de plus grands, qui de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inférieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques d'honneurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préfèrent à cette servitude une vie plus libre et plus commode : ceux qui suivent leur piste observent déja par émulation cette simplicité et cette modestie : tous ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturellement et comme le peuple. Horrible inconvé

nient!

Certaines gens portent trois noms, de peur d'en manquer: ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils anoblissent par des particules, dès que leur fortune devient meilleure. Celui-ci, par la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre : celui-là, par le changement d'une lettre en une autre, se travestit, et de Syrus devient Cyrus. Plusieurs suppriment leurs

noms, qu'ils pourroient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux qui les portent avec les grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamands ou Italiens, comme si la roture n'étoit pas de tout pays; allongent leurs noms françois d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin.

Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

A combien d'enfants seroit utile la loi qui décideroit que c'est le ventre qui anoblit! mais à combien d'autres seroit-elle contraire!

Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extremité, et par l'autre au simple peuple.

Il n'y a rien à perdre à être noble: franchises, immunités, exemptions, privilèges; que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires ' se sont

I Maison religieuse secrétaire du roi. (La Bruyère.) Plusieurs maisons religieuses, pour jouir des privileges

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