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volontiers pour leurs personnes, ils affectent de les négliger dans leurs portraits, comme s'ils sentoient ou qu'ils prévissent l'indécence et le ridicule où elles peuvent tomber dès qu'elles auront perdu ce qu'on appelle la fleur ou l'agrement de la nouveauté : ils leur prefèrent une parure arbitraire, une draperie indifferente, fantaisies du peintre qui ne sont prises ni sur l'air ni sur le visage, qui ne rappellent ni les mœurs ni la personne : ils aiment des attitudes forcées ou immodestes, une manière dure, sauvage, étrangère, qui font un capitan d'un jeune abbé, et un matamore d'un homme de robe; une Diaue d'une femme de ville, comme d'une femme simple et timide, une Amazone ou une Pallas; une Laïs d'une honnête fille; un Scythe, un Attila, d'un prince qui est bon et magnanime.

Une mole à peine détruit une autre mode, qu'elle est abolie par une plus nouvelle, qui céde elle-même à celle qui la suit, et qui ne sera pas la dernière; telle est notre légèreté : pendant ces révolutions un siècle s'est écoulé qui a mis toutes ces parures au rang des choses passees et qui ne sont plus. La mode alors la plus curieuse et qui fait plus de plaisir à voir, c'est la plus ancier

aidée du temps et des années, elle a le même agrément dans les portraits qu'a la saye ou l'habit romain sur les théâtres, qu'ont la mante, le voile et la tiare' dans nos tapisseries et dans nos peintures.

Nos pères nous ont transmis avec la connoissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes 2, et des autres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie: nous ne saurions bien reconnoître cette sorte de bienfait, qu'en traitant de même nos descendants.

Le courtisan autrefois avoit ses cheveux, étoit en chausses et en pourpoint, portoit de larges canons, et il étoit libertin; cela ne sied plus : il porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot: tout se règle par la mode.

Celui qui depuis quelque temps à la cour étoit dévot, et par-là contre toute raison peu éloigné du ridicule, pouvoit - il espérer de devenir à la mode?

De quoi n'est point capable un courtisan dans

I Habits des Orientaux. (La Bruyère.)
2 Offensives et défensives. ( La Bruyère.)

la vue de sa fortune, si, pour ne la pas manquer, il devient dévot?

Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête: mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures? Je le peins dévot, et je crois l'avoir attrapé; mais il m'échappe, et déja il est libertin. Qu'il demeure du moins dans cette mauvaise situation, et je saurai le prendre dans un point de déréglement de cœur et d'esprit où il sera reconnoissable; mais la mode presse, il est

dévot.

Celui qui a pénétré la cour connoît ce que c'est que vertu et ce que c'est que dévotion', et il ne peut plus s'y tromper.

Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode, garder sa place soi-même pour le salut, savoir les êtres de la chapelle, connoître le flanc, savoir où l'on est vu et où l'on n'est pas vu; rêver dans l'église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les réponses; avoir un

1 Fausse dévotion. ( La Bruyère. )

directeur mieux écouté que l'Évangile; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur; dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut; n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacrements donnés de sa main à ceux qui ont moins de cette circonstance; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s'il n'y avoit ni évangiles, ni épîtres des apôtres, ni morale des Pères; lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles; circonstancier à confesse les défauts d'autrui, y pallier les siens, s'accuser de ses souffrances, de sa patience, dire comme un péché son peu de progrès dans l'héroïsme; être en liaison secrète avec de certaines gens contre certains autres; n'estimer que soi et sa cabale, avoir pour suspecte la vertu même; goûter, savourer la prospérité et la faveur, n'en vouloir que pour soi; ne point aider au mérite; faire servir la piété à son ambition; aller à son salut par le chemin de la fortune et des dignités : c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps.

Un dévot1 est celui qui, sous un roi athée,

seroit athée.

Les dévots ne connoissent de crimes 2 que l'incontinence, parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l'incontinence : si Phéré

cide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez : laissez-les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c'est leur état : voulez-vous qu'ils empiétent sur celui des gens de bien, qui avec les vices cachés fuient encore l'orgueil et l'injustice?

Quand un courtisan sera humble, guéri du faste et de l'ambition, qu'il n'établira point sa fortune sur la ruine de ses concurrents, qu'il sera équitable, soulagera ses vassaux, paiera ses créanciers, qu'il ne sera ni fourbe ni médisant, qu'il renoncera aux grands repas et aux amours illégitimes, qu'il priera autrement que des lé

1 Faux dévot. (La Bruyère.) Faux dévots. (La Bruyère.)

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