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Un homme en place doit aimer son prince, sa femme, ses enfants, et après eux les gens d'esprit: il les doit adopter; il doit s'en fournir, et n'en jamais manquer. Il ne sauroit payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le savoir : quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction? ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des événements, s'élever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étoient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseroient en douter, ou avancer des faits contraires? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir; mais je sais aussi qu'il leur arrive

en plusieurs rencontres que laisser dire les empêche de faire.

Sentir le mérite, et, quand il est une fois connu, le bien traiter : deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

Tu es grand, tu es puissant ; ce n'est pas assez : fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes graces, ou de n'avoir pu les acquérir.

Vous dites d'un grand ou d'un homme en place qu'il est prévenant, officieux; qu'il aime à faire plaisir et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su que vous preniez intérêt. Je vous entends; on va pour vous au-devant de la sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances: desiriez-vous que je susse autre chose?

Quelqu'un vous dit : « Je me plains d'un tel; « il est fier depuis son élévation, il me dédaigne, « il ne me connoît plus. Je n'ai pas pour moi, « lui répondez-vous, sujet de m'en plaindre: au contraire, je m'en loue fort; et il me semble * même qu'il est assez civil. » Je crois encore vous

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entendre; vous voulez qu'on sache qu'un homme en place a de l'attention pour vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre mille honnêtes gens de qui il détourne ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvénient de leur rendre le salut ou de leur sourire.

Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même en disant d'un grand tout le bien qu'il nous a fait ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude: on ne connoît pas souvent ceux que l'on loue. La vanité ou la légèreté l'emporte quelquefois sur le ressentiment: on est mal content d'eux, et on les loue.

S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trou ver complice d'un grand : il s'en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous.

Le prince n'a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l'on en juge par tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa

puissance pour le punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.

La noblesse expose sa vie pour le salut de l'état et pour la gloire du souverain; le magistrat décharge le prince d'une partie du soin de juger les peuples: voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes et d'une merveilleuse utilité. Les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses; et je ne sais d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir, et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu; il meurt obscur et dans la foule: il vivoit de même à la vérité, mais il vivoit; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple, et expose aux yeux des hommes, à leur censure, et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portoit pas à la

vertu; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïeux par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.

Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis Achille.

Les princes, sans autre science ni autre règle, ont un goût de comparaison : ils sont nés et élevés au milieu et comme dans le centre des meilleures choses, à quoi ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient, et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de Lulli, de Racine, et de Le Brun, est condamné.

Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur rang est un excès de précaution lorsque toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien moins sujets à ignorer aucun des égards dus à leur naissance qu'à confondre les personnes et les traiter indifféremment et sans distinction des conditions et des titres. Ils ont une fierté naturelle qu'ils retrouvent dans les occasions: il ne leur faut de leçons que pour la régler, que pour leur in

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