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avoir ses restrictions: il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique.

Quelle est l'incurable maladie de Théophile 1? elle lui dure depuis plus de trente années; il ne guérit point : il a voulu, il veut, et il voudra gouverner les grands; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits: est-ce en lui zéle du prochain? est-ce habitude? est-ce une excessive opinion de soi-même ? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue: ce n'est pas au milieu d'une chambre qu'il s'arrête; il passe à une embrasure, ou au cabinet: on attend qu'il ait parlé et long-temps, et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles; il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il prévient, il s'offre, il se fait de fête ; il faut l'ad

1 Les clefs désignent l'abbé de Roquette, évêque d'Autun, qui avoit effectivement la manie de vouloir gouverner les grands. Ce qui prouve que le personnage peint ici par La Bruyère est un évêque, c'est qu'il est question des dix mille ames dont il répond à Dieu; et le trait : A peine un grand est-il débarqué, etc. s'applique parfaitement à l'évêque d'Autun, qui, à l'arrivée de Jacques II en France, avoit fait les plus grands efforts pour s'insinuer dans la faveur de ce prince.

mettre. Ce n'est pas assez, pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille ames dont il répond à Dieu comme de la sienne propre; il en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction, dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue, de médiation, ou de manège : à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne, et s'en saisit; on entend plus tôt dire à Théophile qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensoit à le gouverner.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Il y a des hommes superbes que l'élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise; ils en viennent, par cette disgrace, jusqu'à rendre le salut: mais le temps qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

Le mépris que les grands ont pour le peuple les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité: de même, les princes loués sans fin et sans relâche des grands ou des courtisans en seroient

plus vains s'ils estimoient davantage ceux qui les louent.

Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents, comme de choses dues à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur gossière de se nourrir de si fausses préventions: ce qu'il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancêtres, cela ne leur peut être contesté.

Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté, du goût, du discernement? en croirai-je la prévention et la flatterie, qui publient hardiment votre mérite? elles me sont suspectes, et je les récuse. Me laisserai-je éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au-dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit, et de ce qui s'écrit ; qui vous rend sec sur les louanges, et empêche qu'on ne puisse arracher de vous la moindre approbation? Je conclus de là, plus naturellement, que vous avez de la faveur, du crédit, et

de grandes richesses. Quel moyen de vous définir, Telephon? on n'approche de vous que comme du feu, et dans une certaine distance; et il faudroit vous développer, vous manier, vous confronter avec vos pareils, pour porter de vous un jugement sain et raisonnable. Votre homme de confiance, qui est dans votre familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave enfin, m'est très connu : seroit-ce assez pour vous bien connoître ?

Il y en a de tels que s'ils pouvoient connoître leurs subalternes et se connoître eux-mêmes, ils auroient honte de primer.

S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire? De même on s'est toujours plaint du petit nombre de personnes capables de conseiller les rois, et de les aider dans l'administration de leurs affaires. Mais s'ils naissent enfin ces hommes habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumieres, sont-ils aimés, sont-ils estimés, autant qu'ils le méritent? sont-ils loués de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la patrie?

Ils vivent, il suffit: on les censure s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent. Blâmons le peuple où il seroit ridicule de vouloir l'excuser : son chagrin et sa jalousie, regardés des grands ou des puissants comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien, et à négliger ses suffrages dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même une règle de politique.

Les petits se haïssent les uns les autres lorsqu'ils se nuisent réciproquement. Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté, et de leur infortune; ou du moins ils leur paroissent tels.

C'est déja trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même dieu : quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? Évitons d'avoir rien de commun avec la multitude; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent: qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun célébre

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