Comme la nuit s'approchoit, je le priai de me permettre d'aller apprendre des nouvelles de mes enfants. Il me demanda où je les avois laiffés ; &, lui ayant répondu qu'ils étoient à la porte de la mofquée: Eh bien, dit-il, il n'y a rien à craindre pour eux, ils font à la garde du TrèsHaut. Puis, appellant un de fes domeftiques auquel il dit quelques mots à l'oreille, il continua la converfation & voulut que je paffaffe la nuit dans fon palais. Le lendemain, à mon réveil, il me donna un homme pour me conduire à la mofquée mais au lieu d'en prendre le chemin, ce domeftique me mena dans une belle maifon, richement meublée, où je trouvai mes enfants. Le généreux Fadhel les y avoit fait conduire, la veille, & c'étoit pour travailler à ma fortune que cet homme bienfaifant m'avoit retenu auprès de lui fans me connoître.

LA

MORALE

DE

L'ADOLESCENCE.

TROISIEME PARTIE.

DONS DE L'ESPRIT A CULTIVER.

VINGT-UNIEME LEÇON

De la Mémoire.

C'EST, mon cher Disciple, pour être bon &

jufte au degré convenable que vous devez cultiver votre efprit, c'eft-à-dire, augmenter votre mémoire, nourrir votre imagination, fortifier votre jugement. Je vais tâcher de vous en convaincre dans cette Leçon & dans les deux fuivantes. Je ferai plus vous offrant, pour que vous en profitiez, les diverfes obfervations qu'une longue expérience dans l'art d'inftruire la jeuneffe m'a produites; je chercherai à vous faciliter cette utile culture, cette culture fans laquelle, fuivant mon opinion, les excellentes qualités du

coeur, fur lesquelles je vous ai donné des préceptes & tant d'exemples dans la 2de Partie de cet Ouvrage, deviendroient entierement infructueufes. La Mémoire, qui eft l'attention renouvellée de l'efprit à des idées qu'il a déjà eues, va nous occuper aujourd'hui.

Si nous négligions de cultiver une faculté auffi précieufe que la Mémoire, nous ferions incapables de deffervir la plupart des emplois de la fociété où cette faculté eft très-néceffaire Avocats nous ne connoitrions aucune loi, nous n'oppoferions à l'injufte aucun moyen victorieux de défense pour la veuve, pour l'orphelin, pour tout opprimé Médecins, fans avoir retenu & la defcription des maladies & les remedes qui les extirpent, nous ne guéririons perfonne: Ouvriers, n'importe dans quel art, nous ne nous reffouviendrions pas de fes pratiques & nos outils, devenus inutiles, n'opéreroient rien. Point d'ordre dans nos affaires. Tout pêle-mêle, tout confondu comme dans un cahos, le préfent, le paffé & l'avenir. N'en doutons point, à capacité égale, celui qui aura le plus de mémoire fera le plus habile; &, par oppofite, le plus imbécille des hommes fera celui qui en aura le moins. Il eft donc de notre devoir de cultiver en nous cette faculté, ainfi que l'ont fait tous ceux d'entre les hommes qui ont cherché à fe diftinguer par leurs talents dans la fociété. Quintillien (1) appelle la mémoire le tréfor de l'éloquence. C'eft l'ouie

(1) Quintillien, célebre Orateur Latin, né en Espagne dans le Ier fiecle de l'églife. Il enfeigna l'éloquence à Rome, pendant 20 ans, & fut précepteur des petit-fils de la fœur de l'Empereur Domitien. Nous avons de lui un excellent Ouvrage fous le titre d'INSTITUTIONES ORATORIÆ; l'Abbé Gedoyn l'a traduit en François.

des fourds, dit Plutarque (1), & la vue des aveugles; c'eft la fource des fciences.

Thémistocle (2) avoit tellement cultivé fa mémoire qu'il apprit, dans l'efpace d'une année, la Langue Perfanne qui étoit fort difficile. Mithridate (3), qui comptoit fous fa domination vingt-deux nations différentes, les haranguoit chacune dans leurs langues; on dit même de lui, ainfi que de Cyrus, de Thémiftocle & de Scipion l'Afiatique, Général Romain qu'il appelloit tous les foldats de ces nations qui compofoient fon armée par leurs noms & furnoms, ce qui ne contribuoit pas peu à l'en faire aimer.

Louis XIII, Roi de France, à force d'exercer fa mémoire, en avoit une excellente. On en fut convaincu dans la plaine de St. Maurice, en Savoie, près de Piquevos, l'an 1629. Quoique l'Armée de France y eut campé, l'année précédente, les Officiers Généraux ne fe fouvenoient plus ni de la fituation de cette plaine ni des chemins qu'il falloit prendre pour y arriver; Louis, prenant une plume, traça d'abord la carte du pays, avec les noms de tous les lieux

(1) Plutarque, Hiftorien & Orateur Grec du 2d. fiecle. Ses VIES DES HOMMES ILLUSTRES & fes TRAITÉS DE MORALE ont été traduits en françois par Amiot, Dacier & Tallemand; on préfere le premier aux deux autres.

(2) Themistocle, Général Athénien, vivoit & mourut dans le 5me fiecle avant J. Chrift, mais d'une mort volontaire, felon quelques auteurs qui foutiennent que, plutôt que de prendre les armes contre fa patrie, il avala du fang de taureau; il remporta fur Xerxès, Roi de Perfe, l'an 480 avant J. Chrift, la célebre bataille navale de Salamine.

(3) Mithridate, Roi de Pont, en Afie, dans le fiecle qui précéda la naiffance de J. Chrift: c'étoit le plus grand ennemi des Romains qu'il battit fouvent.

par où l'on devoit paffer, & l'armée marcha à la victoire de Suze & de Cazal.

Jules- Céfar (1), Empereur des Romains dictoit cinq à fix lettres en même temps & en écrivoit, tout-à-la-fois, une feptieme.

Hugues Doneau (2), qui a été fi utile à la Jurifprudencé dans le 16me, fiecle, favoit tout le Corps du Droit par cœur. Chemnitius & Verthmius fort célebres parmi les Théologiens, avoient appris, l'un le Traité de Grotius (3) DE JURE PACIS ET BELLI & l'autre la Bible Latine, dite la VULGATE, de maniere que, quoique ces Ouvrages foient très-volumineux, ils pouvoient citer la page, la colonne & la ligne où l'on y trouveroit telle & telle phrafe, fans jamais fe tromper effet prodigieux d'un exercice fuivi! On affure que Jufte Lipfe (4) poffé

(1) Jules-Cefar, l'un des plus grands Capitaines & des meilleurs Ecrivains du Monde. Il affervit fa Patrie & ce fut fon crime: mais, s'il n'eût pas été affafliné de 23 coups de poignard dans le Sénat de Rome, 43 ans avant J. Chrift, peut-être l'eût-il gouvernée avec gloire, tout tyran qu'il étoit.

(2) DONEAU, Jurifconfulte François du 16me fiecle. Il a enfeigné avec honneur à Bourges, à Leyde, à Heidelberg, à Altorf; fes ouvrages fur les teftaments ont de la célébrité. On lui reproche d'avoir été l'ennemi de Cujas, autre Jurifconfulte, qui le valoit au moins.

(3) Grotius ou Hugues de Groot, né à Delft en 1582, eft l'un des plus grands hommes qu'aient produits les Provinces - Unies; ami de l'infortuné Barnevelt, il eût péri comme lui, fans l'amour de fa femme qui le retira de prifon dans une caiffe de livres.

(4) Jufte Lipfe, né à Ifch, petit village des environs. de Bruxelles, le 18 Octobre 1547, fut Secrétaire du Cardinal de Granvelle; il enfeigna enfuite l'Hiftoire à Iene, puis à Leyde où il eut, pour difciple, le Prince Maurice de Naffau. Son opinion barbare, qu'il faut perfécuter par le fer & par le feu quiconque n'a pas la Religion de l'Etat, le néceflita de fe retirer de Leyde à Louvain dont il occupa la Chaire de Littérature. Plus protégé qu'à Leyde,