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prifonnieres qui étoient-là dans leurs chariots. Quand tout fut prêt & qu'on eut impofé filence, Roi d'Arménie, dit Cyrus, j'exige avant tout que vous me répondiez avec cette fincérité qui convient aux Princes. N'avez-vous pas été vaincu par Aftiage, mon Aïeul? Ne vous êtes-vous pas engagé à lui payer un certain tribut, à lui fournir un certain nombre de troupes? J'en conviens. Pourquoi donc avez-vous violé le traité dans tous fes articles? Par amour pour la liberté. Mais fi quelqu'un, après avoir été réduit en fervitude, tachoit de fe dérober à fon maître, que lui feriez-vous? Je le punirois. Et, fi vous aviez donné un gouvernement à quelqu'un de vos fujets & qu'il eût prévariqué, le laifferiez-vous en place? Non, certes, je le dépoferois. Et s'il amaffoit de grandes richeffes par fes malverfations? Je l'en dépouillerois. S'il avoit eu des intelligences avec vos ennemis? Duffai-je me condamner moi-même, je le ferois mourir. A ces mots, tous les Arméniens poufferent des cris horribles & déchirerent leurs vêtements comme fi le Roi d'Arménie eût prononcé luimême fon arrêt. Tigrane, fils de ce Monarque, fe jettant alors aux pieds de Cyrus: Ah! Seigneur, lui dit-il, d'une voix entrecoupée de fanglots, ayez pitié de mon pere que fes malheurs ont rendu fage; &, par ce bienfait, attachez pour jamais à votre fervice un infortuné Prince qui vous devra fes biens, La liberté, fa vie, fon fceptre, fes femmes, fes enfants. Cyrus ne put entendre ces paroles fans verfer des larmes. Je me laiffe fléchir, dit-il au Roi d'Arménie, par les prieres de votre fils. Que cette difgrace vous apprenne à refpecier les traités. Il le conduifit enfuite dans fa tente, lui & toute fa famille,&, après un feftin magnifique, les embraffa tous, pour marque d'une parfaite

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réconciliation, les renvoyant, pénétrés d'admiration & de reconnoiffance.

VIIme. Il eft plus doux de fe concilier fes ennemis que de s'en venger.

Tel fut, du moins un jour, le fentiment d'Alexandre le Grand. On lui préfenta un chef de rebelles, pieds & mains liés, comme un criminel deftiné au dernier fupplice; il le fit mettre en liberté, au grand étonnement de ceux qui l'environ noient, & lui pardonna. Alors un de fes favoris prit la liberté de lui dire: fi j'avois été en votre place, Seigneur, je n'aurois point ufé de clémence envers cet homme.... Parce que je ne fuis point en la vôtre, répondit le conquérant, je lui ai pardonné. Vous ignorez fans doute combien, pour une belle ame, la clémence a plus de douceur que la

vengeance.

Les habitants de Vendôme, vaffaux de Henri IV, Roi de Navarre & enfuite de France, s'étoient foulevés contre ce Prince avec les autres ligueurs. Ils porterent l'infolence jufqu'à lui refufer l'entrée de cette ville &, pour ainfi dire, de fa maison. Il fut obligé, pour en former le fiege, de faire approcher quelques pieces d'artillerie: mais le courage des affiégés ne répondit pas à leur audace. Henri rentra dans le château & dans la ville. La félonie de ces bourgeois féditieux méritoit les plus grands fupplices. Néanmoins, ils apprirent bientôt que leur Seigneur, leur fouverain, leur pardonnoit, qu'il étoit rentré chez lui & qu'il ordonnoit que chacun rentrât auffi chez foi; il n'en coûta la vie qu'à un Moine, dont les fermons foulevoient le Peuple, & au Gouverneur qui furent pendus. Tous les autres habitants furent traités comme des enfants à qui un bon pere pardonne, après les avoir menacés de fa colere. On prend plus de mouches avec une

cuillerée de miel, difoit Henri, (1) qu'avec vinge tonnes de vinaigre.

C'eft avec délices qu'on penfe à ces actes de bonté d'Alexandre & de Henri envers ceux dont ils pouvoient fe venger, fans porter aucune atteinte à leur réputation. On ne se rappelle pas, avec la même fatisfaction, la cruelle animofité de Vefpafien (2) contre le Gaulois Sabinus : elle afflige, elle torture même & l'idée qu'on en tire du caractere de cet Empereur le déshonore. Voici le fait: ... Sabinus, Prince Gaulois, étant entré dans une révolte contre Vefpafien, fut entièrement vaincu & obligé de chercher un afyle contre le courroux du Prince victorieux. Il pouvoit aifément s'enfuir en Germanie: mais fa tendreffe pour fon épouse, la plus vertueufe & la plus accomplie de toutes les femmes, l'empêcha de prendre ce parti. Il avoit des grottes fouterraines, fort profondes & fort larges, qui lui fervoient de refuge pour mettre en fûreté fes tréfors &

(1) Henri IV, dit le Grand, l'un des plus dignes Princes dont l'Hiftoire faffe mention. Il naquit à Pau, en 1553, fut Roi de Navarre en 1572 & monta fur le trône de France en 1589; un fcélérat, nommé Ravaillac, l'affaffina en 1610, le 14 Mai. Ses trophées de guerre, fi on vouloit les expofer tous, paroîtroient furprenants. Les traits de bonté n'en feroient pas moins nombreux. Ce Prince eft fur-tout célebre par fon affection pour fes peuples qu'il vouloit, difoit-il, rendre affez opulents pour que le moindre d'entr'eux, un villageois, un maneuvre &c. eût au moins une poule dans fon pot le dimanche. On lui reproche deux chofes l'une d'avoir préféré la couronne à fa religion & l'autre de s'être trop livré au beau fexe.

(1) Vefpafien, Empereur Romain, né l'an 8 de J. Chrift. Il défit les Juifs révoltés ; &, quand fon armée le falua Empereur l'an 69, il alloit afliéger Jérufalem. Il avoit d'excellentes qualités. C'eft lui qui, pour fignifier l'obligation de tout voir par foi-même où fe trouve quiconque conduit un Etat, a dit qu'un Empereur devoit mourir debout.

dont perfonne n'avoit connoiffance; réfolu de s'y cacher, il renvoya tout fon monde, comme s'il eût eu le deffein de s'ôter la vie. Il ne garda que deux affranchis, d'une fidélité inviolable, fur lefquels il pouvoit compter. Avec eux, il mit le feu à fa maifon de campagne, pour faire croire que fon corps avoit été confumé par les flammes &, s'étant retiré dans fa caverne, il dépêcha l'un d'eux à fa femme pour lui annoncer qu'il n'étoit plus. Il favoit quel coup cruel ce feroit pour cette tendre époufe & fon deffein étoit de perfuader, dans le public, la vérité du bruit de fa mort par la fincérité de la douleur d'Eponine; ce fut effectivement ce qui arriva. Eponine défefpérée fe jetta par terre, s'abandonna aux cris, aux pleurs, aux gémiffements, & paffa dans cet état, trois jours & trois nuits, fans manger. Sabinus, inftruit de fa fituation, en craignit pour elle les fuites. Il la fit avertir fecrétement qu'il n'étoit pas mort, qu'il fe tenoit caché dans une fûre retraite, mais qu'il la prioit de continuer les démonftrations de fa douleur, pour entretenir une erreur qui lui étoit falutaire. Eponine joua parfaitement la comédie. Elle alloit voir fon mari pendant la nuit; enfuite, elle repardiffoit fans donner le moindre foupçon d'un fi étrange myftere. Peu-à-peu, elle s'enhardit, fes abfences furent plus longues, enfin elle s'enterra toute vive avec Sabinus. Etant devenue groffe, elle fe délivra elle-même, comme une lionne dans fon antre; & elle nourrit de fon lait deux fils qu'elle mit au monde dans ce trifte féjour. Après avoir paffé neuf ans dans cette ténébreufe retraite, Sabinus fut découvert. On le prit, avec fa femme & fes enfants, & on les mena tous prifonniers à Rome. Lorsqu'ils furent préfentés à l'Empereur, Eponine lui parla avec courage &, lui montrant

fes enfants: Céfar, lui dit-elle, j'ai mis au monde ces trifies fruits de notre difgrace & les ai allaités dans l'horreur des tenebres, afin de pouvoir vous offrir un plus grand nombre de fuppliants. Vefpafien verfa des larmes de pitié mais bientôt, étouffant dans fon cœur cette ftérile compaffion, il fit trancher la tête aux deux époux & ne fit grace qu'à leurs enfants.

VIIIme. Le comble du bonheur eft de fes ennemis faire fes amis par de nobles & généreux procédés.

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Laurent de Médicis (1), l'un des plus illuftres Souverains de Florence, ne fouhaitoit rien tant que de fe faire des amis de fes ennemis mêmes; & fouvent il difoit que le moyen le plus fûr d'être bien fervi & de pourvoir à fes intérêts c'étoit d'obtenir la bienveillance de ceux qui nous avoient été les plus contraires. Philippe de Valois, Roi de France, préfenta, un jour, à Médicis un Florentin, nommé Giacimidi- Thebalducci , qui avoit confpiré plufieurs fois contre fa vie & le pria de lui rendre fes bonnes graces. Médicis lui dit avec bonté : Philippe, je ne vous aurois aucune obligation, fi c'eût été un ami que vous m'euffiez recommandé :

(1) Laurent de Médicis, furnommé le Grand & le Pere des Lettres, fe fit tellement aimer des Florentins qu'ils le déclarerent chef de leur République. Il fut regardé comme le Mécene de fon fiecle & le protecteur des Grecs exilés ; nombre de favants, attirés par fes bienfaits, vinrent à fa Cour; & il forma, pour eux, une bibliotheque qu'il enrichit des précieux manufcrits que Jean de Lafcaris alla recouvrer, à fes frais, dans la Ĝrece. Laurent de Médicis étoit magnifique, libéral, généreux ami & fi univerfellement eftimé que les Princes de l'Empire fe faifoient gloire de le nommer pour arbitre de leurs différends. Le Pape Sixte IV, qu'on accufe d'avoir fait attenter lâchement à fes jours par les Pazzi, ne l'aimoit pas. Il mourut, à 44 ans, en 1492.

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