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4.

La chose la plus importante1 à toute la vie, c'est le choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C'est un excellent couvreur2, dit-on; et en parlant des soldats: Ils sont bien fous, dit-on. Et les autres, au contraire Il n'y a rien de grand que la guerre; le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu, et on hait la folie3. Ces mots nous émeuvent on ne pèche qu'en l'application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n'a faits qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes; car des pays sont tous de maçons, d'autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations, hormis en chambre 5.

5.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains', que

1 << La chose la plus importante. » 5. P. R., xxiv. Cf. Nicole, Discours sur la nécessité de ne pas se conduire par des règles de fantaisie.

2 C'est un excellent couvreur. » Ce fragment est écrit d'une manière très-elliptique, et il faut suppléer au texte. Pascal veut dire que tel homme se fait couvreur, parce qu'il s'est trouvé en rapport avec des gens de ce métier, et qu'il a entendu vanter celui-ci ou celui-là. Et ce même homme ne se fera pas soldat, parce qu'il a entendu dire autour de lui, au contraire, que les soldats sont bien fous.

3 << La folie. » Ce mot est amené par cette phrase: Ils sont bien fous.

4 « Ces mots. » De vertu et de folie.

5 « Hormis en chambre. » Voir IV, 1, page 51: « Tout le malheur des hommes » vient d'une scule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une >> chambre. »

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6 « Nous ne nous tenons. » 21. P. R., xxiv. Cf. Montaigne, I, 3, p. 49. 7 « Si vains. » Cf. 11, 5. A ceux. » C'est à-dire aux temps. -α Echappons. >> Laissons échapper. Ce verbe est employé ainsi comme verbe actif dans Montaigne, par exemple, 111, 43, p. 224: « Qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur » vie que de la couler et eschapper. » - Remarquez dans cette phrase la précision du langage. C'est imprudence de laisser ce qui est à nous pour ce qui ne nous appar

nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tåchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

:

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre1; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais 2.

6.

Notre imagination3 nous grossit si fort le temps présent, à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité, et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne peut nous en défendre, et que...

7.

Cromwell allait ravager toute la chrétienté'; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de

tient pas. C'est vanité, c'est-à-dire inanité, goût du vide et du néant, de sacrifier ce qui est pour ce qui n'est pas.

1 a Mais nous espérons de vivre. » Condorcet a cité, à propos de ce passage, le vers de Manilius (IV, 5): Victurosque agimus semper, nec vivimus unquam,

a

2. Que nous ne le soyons jamais. » P. R. ajoute, pour laisser l'esprit sur une pensée moins amêre : Si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en celle vie.

3. Notre imagination.» P. R., xxiv et xxx1; la même pensée a été donnée deux fois par erreur. Elle n'est pas dans le manuscrit autographe.

4 De l'éternité un néant. » Admirable antithèse.

« Ses racines. » Cf. 11, 8, dernière note.

« Cromwell. » 229. P. R., XXIV. Cromwell est mort en 1658; Charles II a été rétabli en 4660, deux ans avant la mort de Pascal.

a Ravager toute la chrétienté. » On ne voit pas que Cromwell ait eu de tels projets, ni contre toute la chrétienté, ni contre Rome. Mais on craignait tout de cet hérétique, de ce chef d'une république établie par le meurtre d'un roi.

sable1 qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix 2, et le roi rétabli.

8.

.... Sur quoi fondera-t-il3 l'économie du monde qu'il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier? Quelle confusion! Sera-ce sur la justice? Il l'ignore.

Certainement s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays; l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés' d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent; le droit a ses époques. L'entrée de Saturne au Lion' nous

D

1 « Sans un petit grain de sable. » C'est une erreur; Cromwell n'est pas mort de la gravelle, mais d'une fièvre.- Montaigne, Apol., p. 48 : « Les pouils sont suffisants pour faire vacquer la dictature de Sylla. On sait que Sylla est mort de la maladie pédiculaire. Voir aussi l'Aristippe de Balzac, au commencement du Discours 11Je: « Les grands événements ne sont pas toujours produits par les grandes causes, » etc. 2 << Tout en paix. » Ces mots, supprimés dans P. R., sont nécessaires pour répondre à ceux-ci : ravager toute la chrétienté. Chaque partie de la première phrase a sa correspondance dans la seconde.

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Sur quoi fondera-t-il. » 69. Une grande partie de ce morceau manque dans P. R. Le sujet de cette première phrase est sans doute l'homme en général.

4 « Certainement s'il la connaissait. » Ces idées sont prises de Montaigne, Apol., p. 282 et suivantes : « La droicture et la iustice, si l'homme en cognoissoit >> qui eut corps et veritable essence, il ne s'attacheroit pas a la condition des cous>tumes de cette contree ou de celle là. « (Voir aussi III, 9, p. 478.)

5 « Dcs Perses et Allemands. » Montaigne, ibid. : « Ce ne seroit pas de la fan» taisie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. » Il est curieux que Pascal parle des Allemands comme s'ils étaient au bout du monde.

6 « Presque rien de juste.» La fin de l'alinéa est dans P. R. (xxv).

7 « Trois degrés. » Les termes techniques font ressortir davantage la pensée. Cet

effet est encore mieux marqué plus loin: L'entrée de Saturne au Lion.

« L'entrée de Saturne au Lion. » C'est-à-dire, telle chose est devenue un crime depuis que la planète de Saturne est entrée dans la constellation du Lion. Il est plaisant déjà que le crime ait une date, il l'est plus encore que cette date puisse être indiquée avec la précision d'un phénomène astronomique.

marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne1! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà2.

Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles3, connues en tout pays. Certainement ils la soutiendraient opiniàtrement, si la témérité du hasard' qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle', que le caprice des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'y en a point.

Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau', et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui?

Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette belle raison

« Qu'une rivière borne. » Il y avait d'abord, « que le trajet d'une rivière rend » crime.» Montaigne : « Quelle bonté est ce, que je veoyois hier en credit, et de>> main ne l'estre plus, et que le traiect d'une riviere faict crime? »

2 a Erreur au delà. » Montaigne « Quelle verité est ce que ces montaignes bor» nent, mensonge au monde qui se tient au delà?

3 « Dans les lois naturelles. » Tout ce morceau contre la loi naturelle a été retranché dans P. R. Arnauld s'expliquait sur ces idées dans une lettre à M. Perier, et les condamnait formellement. Voir Sainte-Beuve, t. 111, p. 302. Voir Montaigne, ibid. Mais ils sont plaisants, quand pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'ils » y en a aulcunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, » etc. -Cet alinéa n'est connu que depuis M. Cousin.-Ils la soutiendraient. » La justice, ou plutôt cette unique loi dont il va être parlé, qui serait universelle.

a Si la témérité du hasard.» Montaigne : « Or ils sont si desfortunez (car comment » puis-ie nommer cela, sinon desfortune, que d'un nombre de loix si infiny, il ne s'en » rencontre pas au moins une que la fortune et temerité du sort ayt permis estre uni» versellement receue par le consentement de toutes les nations?), ils sont, dis-ie, » si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n'y en a une scule >> qui ne soit contredicte et desadvoues, non par une nation, mais par plusieurs. Témérité est au sens latin. Cf. témérairement, III, 3. Cette image, qui a semé les lois humaines, est de Pascal. La suite est à la page 365 du manuscrit.

La plaisanterie est telle. » C'est-à-dire, mais il y a cela de plaisant, que le caprice des hommes, etc.

a « Le larcin, l'inceste. » Montaigne, ibid. : « Telle chose est icy abominable, » qui apporte recommendation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de des» robber; les mariages entre les proches sont capitalement deffendus entre nous, ils » sont ailleurs en honneur... : le meurtre des enfants, meurtre des peres, commu>nication de femmes, traficque de voleries, licence à toutes sortes de voluptez, D il n'est rien en somme si extreme qui ne se trouve receu par l'usage de quelque » nation, etc., etc.

7 « Au delà de l'eau. » Cf. vi, 3.

8 « Il y a sans doute. » Montaigne, ibid. : « Il est croyable qu'il y a des loix natu>> relles... mais en nous elles sont perdues, celle belle raison humaine s'ingerant >> partout, etc. : Nihil itaque amplius nostrum est; quod nostrum dico, artis est. » Les éditeurs de Montaigne n'indiquent pas la source de ce passage. Les deux autres

corrompue a tout corrompu: Nihil amplius nostrum est; quod nostrum dicimus, artis est1. Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus.

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De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice 2 est l'autorité du législateur; l'autre, la commodité du souverain; l'autre, la coutume présente, et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger', que, s'il n'est

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phrases latines qu'ajoute Pascal sont prises de deux autres endroits de Montaigne : 111, 4, p. 460, et III, 43, p. 424. La première est de Sénèque (Lettre 95): « C'est >> en vertu de sénatus-consultes et de plébiscites qu'on commet des attentats. » La seconde est de Tacite (Ann., III, 25): « Nous souffrions jadis de la multitude des >> crimes, aujourd'hui de celle des lois. » Montaigne modifie déjà, pour les appliquer, les textes qu'il cite. Pascal, en les reproduisant, les altère encore. — Remarquez que Montaigne se moque de la raison humaine, mais il ne la déclare pas corrompue; ce mot de Pascal tient à la doctrine du péché originel.

1

« Artis est. » « Rien n'est plus notre fait; ce que nous appelons nôtre est le fait de l'art. »

2

« L'essence de la justice. » Mont., ibid. : « Protagoras et Ariston ne donnoient >> aultre essence à la iustice des loix que l'auctorité et opinion du legislateur... >> Thrasymachus, en Platon, estime qu'il n'y a point d'aultre droict que la commo» dité du superieur. » L'autre, la coutume présente. Montaigne, III, 43, p. 136: « Et de ce que tiennent aussi les cyrenaïques, qu'il n'y a rien iuste de soy, que les > coustumes et loix forment la iustice. »

3 « Le fondement mystique. » C'est-à-dire que c'est là un mystère qu'il faut accepter, comme les mystères de la religion, sans s'en rendre compte. Sur tout ce passage, cf. Montaigne, III, 43, p. 138: « Or les lois se maintiennent en credit, » non parce qu'elles sont iustes, mais parce qu'elles sont loix : c'est le fondement mys»tique de leur auctorité, elles n'en ont point d'aultre; qui bien leur sert... Il n'est » rien si lourdement et si largement faultier que les loix, ni si ordinairement. Qui» conque leur obert parce qu'elles sont iustes, ne leur obeït pas iustement par où il » doibt. Cf. idem, III, 9, p. 478.

D

4 A son principe. » C'est-à-dire à la raison qui l'a fait établir, à la justice.

$ « L'essence de la loi. » En termes modernes, la légalité.

6 « Et rien davantage. » Ce que Pascal n'emprunte pas à Montaigne, c'est la fermeté et la rigueur géométrique de ce langage, expression d'un esprit aussi entier, aussi inflexible, que celui de Montaigne est flottant.

7 « Si faible et si léger. » Montaigne, Apol., p. 294: « Les loix prennent leur >> auctorité de la possession et de l'usage; il est dangereux de les ramener à leur » naissance; elles grossissent et s'annoblissent en roulant comme nos rivieres... » Voyez les anciennes considerations qui ont donné le premier bransle à ce fameux >> torrent, plein de dignité, d'honneur et de reverence, vous les trouverez si legieres » et si delicates, » etc.

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