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serait juste', en quelque sorte, qu'il fit à l'égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions?

Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité : mais on peut dire qu'elle est dans tous en quelque degré, parce qu'elle est inséparable de l'amour-propre. C'est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres, de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu'ils diminuent nos défauts, qu'ils fassent semblant de les excuser, qu'ils y mêlent des louanges, et des témoignages d'affection et d'estime. Avec tout cela , cette médecine ne laisse pas d'être amère à l'amour-propre. Il en prend ? le moins qu'il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.

Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d'être aimé de nous, on s'éloigne de nous rendre un office qu'on sait nous être désagréable; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache; nous voulons être flattés, on nous flatte; nous aimons à être trompés, on nous trompe.

C'est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Euгоре, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent; et ainsi ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.

Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes", parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes.

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« Ce qu'il serait juste. » Cela ne serait juste qu'autant que tous les ho zmes le seraient aussi; mais alors la vie ne serait plus ce qu'elle est. ? a Il en prend. i Personnification vive et heureuse.

« On nous trompe, » Remarquer la progression. * « Nous éloigne davantage de la vérité. » Quelle remarque! quel avertissement aux rois ! quelle condamnation du gouvernement d'un homme!

5 « N'en sont pas exemptes. » C'es ce que nous savons tous par la fable du Renard et du Corbeau, et surtout par l'expérience de la vie.

Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient', si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.

L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cæur.

ARTICLE III.

1.

Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est \ ; mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure; et, par une plaisante humilité, on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art", qu'on se vante toujours d'avoir. Mais il est bon qu'il y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas pyrrhoniens',

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! « Subsisteraient. » Cf. vi, 57.

* a Que déguisement. » C'est en lisant de pareils traits que Voltaire demandait à prendre le parti de l'humanité contre ce misanthrope sublime. Non, l'homme n'est pas tout mensonge et tout hypocrisie, car ou bien les mots de franchise, de loyauté n'expriment rien, ou ils expriment des vertus humaines. L'homme n'est pas complétement vrai, comme il ne peut être complétement bon ; mais il l'est dans une certaine mesure.

a Racine naturelle. » Le mot naturelle contient le noud du raisonnement que Pascal a dans l'esprit. Sa conclusion est que la nature de l'homme est donc une nature viciée, et qu'on ne peut l'expliquer que par le péché originel. Cf. xxiv, 56.

* « Ce qui m'étonne. » 31. P. R., xxv.— C'est bien là le philosophe; il s'étonne d'abord de ce qu'il découvre; puis il s'étonne encore plus que le vulgaire ne s'en étonne pas.

5 « Puisque la mode en est. » Cf. vi, 40, et passim.

e a Celle de l'art. » Quel art? Il faut l'entendre dans le sens le plus général : l'art de conduire ses pensées et ses actions, l'art de la vie, la sagesse.

« Pas pyrrhoniens. » Ces mots et les cinq suivants manquent dans P. R.

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pour la gloire du pyrrhonisme', afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire qu'il est, au contraire, dans la sagesse naturelle.

Rien ne fortifie? plus le pyrrhonisme que ce qu'il y en a qui ne sont point pyrrhoniens : si tous l'étaient, ils auraient tort“.

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Cette secte: se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis : car la faiblesse de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu'en ceux qui la connaissent.

Si on est trop jeune', on ne juge pas bien; trop vieil, de même; si on n'y songe pas assez...'; si on n'y songe trop, on s'entête, et on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop longtemps après, on n'y entre plus. Aussi les tableaux, vus de trop loin et de trop près ; et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne : dans

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1 « Du pyrrhonisme. » On dit plutôt aujourd'hui scepticismo; mais Pascal, comme Montaigne, n'emploie jamais ce mot. On trouve dans La Motbe le Vayer la sceptique ( cxiftix"), mais non le scepticisme.

« Rien ne fortifie. » Supprimé dans P. R.

« Que ce qu'il y en a. » Ce tour ne s'emploie plus ; nous dirions : que ce fait, qu'il y en a.

Halls auraient tort. » Car alors, contrairement à leur thèse, l'esprit humain serait au moins capable d'une vérité, qui serait celle-là même, qu'il n'y a point de vérité. On voit que P. R. a laissé subsister tout ce qu'il y a dans ce fragment de pyrrhonisme réel, en effaçant seulement le mot et comme l'étiquette de pyrrho

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nisme.

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« Cette secte. » 83. P. R., XXV; mais les treize premiers mots sont supprimés. Le fragment précédent explique parfaitement celui-ci.

• « Si on est trop jeune. » 83. P. R., ibid. Cf. Montaigne, Apol., p. 324 : a S'il est vieil, il ne peult iuger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme » partie en ce debat; s'il est ieune, de mesme ; sain, de mesme; de mesme malade, o dormant et veillant : il nous fauldroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, » afin que, sans preoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions comme a » luy indifferentes; et à ce compte, il nous fauldroit un iuge qui ne seust pas.»

ia a Si on n'y songe pas assez. » Tous les éditeurs se contentent de mettre après ces mots une virgule; mais il n'est pas vrai qu'on s'entête d'une chose et qu'on s'en coiffe en n'y songeant pas assez. Je crois donc que la pensée de Pascal est celleci : Si on n'y songe pas assez, on ne saisit pas, on ne pénètre pas la chose; si au contraire on y songe trop, on s'entête. Il ne s'est pas donné la peine, n'écrivant que pour lui, de finir la première partie de la phrase , parce qu'elle s'entend d'ellemême.

« La perspective l'assigne, » Comme cette opposition, prise des objets sensibles, éclaire la pensée !

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l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ?

3. IMAGINATION. - C'est cette partie 2 décevante dans l'homme, cette maitresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas : des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer' combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, pier la raison ^'; elle suspend les

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« Qui l'assignera? » Il y a dans cette interrogation une inquiétude et un défi. S'il avait dit : On ne peut l'assigner, cela serait froid. Cf. vi, 4.

? a C'est cette partie. » 361. P. R., xxv. P. R. a refait ainsi cette première phrase : Cette maitresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Le titre Imagination est dans le manuscrit. On trouve ailleurs une pensée (111, 19) en marge de laquelle est écrit : « Il faut » commencer par là le chapitre des Puissances from peuses. » On ne peut douter que tout ce qui compose ce paragraphe 3 ne dût être compris dans ce chapitre. L'imagination est la première de ces puissances trompeuses. Nicole a substitué partout l'opinion, ne voulant pas sans doute reconnaitre qu'il y eût dans les facultés mêmes de notre esprit une cause d'erreur. Mais Nicole lui-même a écrit un traité du Prisme, ou que les différentes dispositions font juger différemment les objets.

3 « Je ne parle pas. » Cet alinéa a été supprimé par P. R. Ces sages ne voulaient pas qu'il fût dit que les plus sages sont les plus dupes.

& C'est parmi eux. » Pascal en est quelquefois lui – même une grande preuve.

a A beau crier. » Toujours cette même passion qui anime tout. 6 « Ne peut mettre le prix.» C'est-à-dire, elle ne peut obtenir que ce soit d'après elle qu'on estime ce que les choses valent.

: « Pour montrer. » Cela se lie avec la fin de la phrase. * « Une seconde nature. » Cf. ii, 1.

S « Ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. » C'est ce que disaient les stoiciens ; ils pensaient que le sage seul était sain, riche, heureux, même quand il paraissait aux hommes malade, pauvre, misérable. Au contraire, ceux qui n'avaient pas la sagesse ne pouvaient avoir de santé, de richesse ou de bonheur qu'imaginaires.

« Elle fait croire, douter , nier la raison. » La raison est le sujet et non le régime de ces trois verbes. C'est l'imagination qui fait que la raison croit, doute ou nie. Supprimé daos P. R.

sens, elle les fait sentir' ; elle a ses fous et ses sages? : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois', aux grands, sinon cette faculté imaginante • ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous paso que ce magistrat, dont la vieillesse véné

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1 « Elle suspend les sens, elle les fait sentir. » C'est-à-dire, elle fait qu'ils sentent. Supprimé dans P. R. « Ses fous et ses sages. » Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.

LA FONTAINE, Démocrile et les Abdéritains. « Ne se peuvent. » Et non ne peurent se. On parlait encore ainsi dans la première moitié du xviie siècle. Nous retrouverons ce tour à chaque page.

I « Des écoutants. » Ce mot, étant tout français, est plus familier et pour ainsi dire plus sensible que le mot latin auditeurs.

5 « Les sages imaginaires. » C'est-à-dire sages par l'imagination. - « Des juges de même nature. » Qui jugent par l'imagination.

6 a De honte. » Par le mépris que les vrais sages s'attirent de la foule. Montaigne, III, 8 (De l'art de conferer), p. 444 : « Au demourant rien ne me despite tant » en la sottise que de quoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peull raison» nablement plaire. C'est malheur que la prudence vous deffend de vous satisfaire » et fier de vous [fier est le verbe], et vous renvoye tousiours mal content et crainv til, là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'esiouissance et » d'asseurance. C'est aux plus malhabiles de regarder les aullres hommes par dessus » l'espaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de gloire et d'alaigresse; » et le plus souvent encores, cette oultrecuidance de langage et gayelé de visage leur » donne gaigné à l'endroict de l'assistance, qui est communement foible et inca» pable de bien iuger et discerner les vrais advantages. Et plus haut, p. 434, en parlant de la Fortune : « N'ayant peu faire les malhabiles sages, elle les faict » heureux, à l'envy de la vertu. »

« Aux lois. » Supprimé par P. R., comme dangereux.
« Cette faculté imaginante. » P. R., l'opinion.

a Ne diriez-vous pas. » P. R., ibid. Mais P. R. déplace ce passage et l'isole, parce qu'il ne se rapporle plus à l'opinion.

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