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Incroyable que Dieu s'unisse à nous.- Cette considération n'est tirée que de la vue de notre bassesse. Mais si vous l'avez bien sincère2, suivez-la aussi loin que moi, et reconnaissez que nous sommes en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais bien savoir d'où cet animal, qui se reconnaît si faible, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. L'homme sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il est lui-même et, tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que Dieu ne peut pas le rendre capable de sa communication! Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime en le connaissant ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance. Il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est', et qu'il aime quelque chose. Donc s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne quelques

rétrécissant toujours, comme certains espaces asymptotiques, de manière qu'en additionnant les portions successives de cet espace, la mesure en puisse être représentée par la série indéfinie 1 +++, etc. La limite de cette série sera 2; en d'autres termes, la mesure de cet espace sera toujours moindre que 2; ou, suivant les expressions dont se servent les mathématiciens, elle ne deviendra égale à 2 qu'à l'infini. Il y aura donc là un espace infini égal à un espace fini qui serait mesuré par 2. Mais l'espace asymptotique, s'étendant à l'infini, n'est qu'une conception abstraite de l'entendement, sans réalité dans la nature.

« Incroyable que Dieu. » Seconde objection. P. R. met en titre, Il n'est pas incroyable, etc., puis commence ainsi : « Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils » soient capables d'être unis à Dieu n'est autre chose que la vue de leur bassesse.» 2 « Mais si vous l'avez bien sincère. » P. R., Mais s'ils l'ont, etc.

<< Incapables de connaître. » On voit très-bien là comment Pascal prétend faire servir le scepticisme à la foi. Nous avons si peu de raison, que nous ne pouvons pas même savoir ce qui est suivant la raison.

« D'où cet animal. » P. R., cette créature.

5 « A le droit de mesurer. » Quand nous découvrons dans la nature quelque force nouvelle et inconnue, nous ne prétendons pas mesurer à priori ce qu'elle peut faire. Pourquoi donc le prétendons-nous à l'égard de Dieu? N'est-ce pas que la mesure des forces de la nature paraît tout à fait indépendante de l'idée que nous avons d'elles, car elles se manifestent tout à fait en dehors de nous. Au contraire, nous trouvons Dieu en nous, dans notre raison, dans les conceptions métaphysiques de cause, de substance, d'infini. Dès lors, nous sommes tentés naturellement de mesurer son essence à la mesure de nos idées, puisque c'est par nos idées qu'il y a un Dieu pour nous.

6 « Et tout troublé. » Que cela est vif et dédaigneux !

7 « Qu'il connaît au moins qu'il est. » C'est le principe de Descartes.

rayons de son essence 1, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira se communiquer à nous? II y a donc sans doute 2 une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n'est ni sincère, ni raisonnable, si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.

ARTICLE XIII.

3

1.

La dernière démarche de la raison, c'est de connaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible', si elle ne va jusqu'à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles?

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Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut et se soumettre où il faut'. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout' comme démonstratif, manque de se connaitre en démonstration; ou en doutant de tout', manque de savoir où il faut se soumet

1

« Quelques rayons de son essence. » Donner à l'homme quelques rayons n'est pas une expression juste pour dire faire arriver jusqu'à lui ces rayons.

2

<< Sans doute.» Dans le sens primitif et naturel de l'expression, sans aucun doute, certainement.

3 « La dernière démarche. » 247. P. R., v.

4 « Elle n'est que faible. » C'est-à-dire Ce n'est qu'une raison faible, si, etc. 3 «Que si les choses naturelles. » Les choses naturelles surpassent quelquefois notre raison en ce sens qu'elle ne peut pas les expliquer; mais elles sont toujours à sa portée en ce sens qu'il lui appartient de les reconnaître, et de s'assurer de ce qu'elles sont.

6 << Il faut savoir. » 161. En titre, Soumission. P. R., v.

7 << Douter où il faut, » etc. Pascal avait écrit d'abord : « Il faut avoir ces trois qua»lités, pyrrhonien, géomètre, chrétien soumis; et elles s'accordent et se tempè>> rent, en doutant où il faut, en assurant où il faut, en se soumettant où il faut. » Il semble avoir trouvé cette expression de pyrrhonien trop forte, et s'être corrigé lui-même comme P. R. aurait pu le corriger.

8 << Ou en assurant tout. » Les dogmatiques, les philosophes.

9 « Ou en doutant de tout. » Les incrédules ou les hérétiques.

tre; ou en se soumettant en tout1, manque de savoir où il faut juger.

2.

Si on soumet tout 2 à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux ni de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule.

Saint Augustin3. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit soumettre".

5

3.

La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu'à la superstition, c'est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous reprochent'...

1 « Ou en se soumettant en tout. » Les superstitieux. Cf. 2 et 3. Le rapprochement de ces passages montre que c'est ici une pensée qui se rapporte à la querelle du jansénisme. Pascal ne veut pas qu'on se soumette à croire, sur l'autorité du pape, des évêques, et de la Sorbonne, que les cing propositions sont dans Jansénius. C'est là, suivant lui, le cas de douter, ce n'est pas celui de se soumettre. Le titre Soumission, qu'on trouve dans le manuscrit, indique bien quelle est la question qui préoccupe Pascal; c'est de marquer à la soumission ses limites. Il se sert ici du pyrrhonisme contre l'autorité, comme ailleurs contre la philosophie.

<< Si on soumet tout. » 213. P. R., v.

3a Saint Augustin. » 406. P. R., v. On lit dans une lettre de saint Augustin à Consentius (Ep. cxx, 3): « Que la foi doive précéder la raison, cela même est un >> principe raisonnable [ rationnel]. Car si ce précepte n'est pas raisonnable, il est >> donc déraisonnable; ce qu'à Dieu ne plaise! Si donc il est raisonnable que, pour >> arriver à des hauteurs que nous ne pouvons encore atteindre, la foi précède la » raison, il est évident que cette raison telle quelle qui nous persuade cela pré» cède elle-même la foi. »

4 « Qu'elle se doit soumettre. » P. R. complète la pensée de Pascal : « et qu'elle >> ne se soumette pas, quand elle juge avec fondement qu'elle ne doit pas le faire. » P. R. ajoute naïvement: « Mais il faut prendre garde à ne pas se tromper. » Là est en effet la difficulté pour des sectaires, qui prétendent être à la fois orthodoxes et indépendants. Pascal, attaqué dans la liberté de sa conscience, passe du côté de la raison, qu'il maltraitait si fort. Il disait ailleurs (vIII, 4): « Humiliez-vous, raison >> impuissante! taisez-vous, nature imbécile!» Et maintenant il veut que la raison juge quand elle doit se soumettre, c'est-à-dire qu'il lui remet tout dans la main.) 5 « La piété. » 398. P. R., v.

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« Nous reprochent. » C'est-à-dire reprochent aux catholiques.

↑ « C'est faire ce qu'ils nous reprochent. » P. R. complète la pensée, qui est la sienne : C'est faire ce qu'ils nous reprochent que d'exiger cette soumission dans » les choses qui ne sont pas matière de soumission. » Par exemple dans la question de savoir si les propositions condamnées comme extraites du livre de Jansénius sont dans ce livre.

Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison 3.

Deux excès: exclure la raison,

4.

n'admettre que la raison.

La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre.

7

5.

8

Si j'avais vu un miracle, disent-ils, je me convertirais. Comment assurent-ils qu'ils feraient ce qu'ils ignorent ? Ils s'imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu'ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s'anéantir devant cet être universel qu'on a irrité tant de fois, et qui peut vous perdre légitimement à toute heure; à reconnaître qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on n'a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu'il y a une opposition invincible 1o entre Dieu et nous; et que, sans un médiateur, il ne peut y avoir de commerce.

6.

9

Ne vous étonnez pas 11 de voir des personnes simples croire sans

1 « Il n'y a rien. » 214. P. R., v.

2 « Ce désaveu de la raison. » P. R. ajoute : « dans les choses qui sont de foi, >> et rien de si contraire à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui » ne sont pas de foi. »

3 « Deux excès. » 469. P. R. fait rentrer cette pensée dans la précédente. - On lit encore, page 463 du manuscrit : « Ce n'est pas une chose rare qu'il faille re>> prendre le monde de trop de docilité. C'est un vice naturel comme l'incrédulité, » et aussi pernicieux. Superstition. » C'est de ce vice que Port Royal prétendait se garantir en refusant d'obéir à l'autorité à laquelle obéissait tout ce qui était catholique. Mais les protestants parleront comme Pascal, et les incrédules comme les protestants.

4 « La foi dit bien. » 409. P. R., v.

5 « Si j'avais vu un miracle. » 483. P. R., vi.

6 « Ce qu'ils ignorent. » Ils ignorent ce que c'est que de se convertir.

7 « Que cette conversion consiste. » Cette phrase, très-négligée et très-mal faite, a été corrigée par P. R. en ces termes : Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela » que reconnaître qu'il y a un Dieu; et que l'adoration consiste à lui tenir de cer>> tains discours, tels à peu près que les païens en faisaient à leurs idoles. »

8 « La conversion véritable consiste. » Pour se convertir ainsi, il faut être touché jusqu'au fond du cœur ; et comment peut-on s'engager à être ainsi touché? Voilà le sens de Pascal.

« Et qui peut vous perdre. » Toujours cette idée de damnation.

10 « Qu'il y a une opposition invincible. » Que cette religion du jansénisme est triste et farouche !

11 « Ne vous étonnez pas. » 485. P. R., vi.

raisonnement. Dieu leur donne l'amour de soi1 et la haine d'euxmêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais d'une créance utile et de foi, si Dieu n'incline le cœur; et on croira2 dès qu'il l'inclinera. Et c'est ce que David connaissait bien, lorsqu'il disait : Inclina cor meum3, Deus, in testimonia tua.

4

7.

Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments, c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu; ils ne veulent hair qu'euxmêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force d'eux-mêmes; qu'ils sont incapables d'aller à Dieu; et que, si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec lui. Et ils entendent dire dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même : mais qu'étant tous corrompus, et incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur, et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.

8.

Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur', comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire; et ainsi ils sont très-efficacement persuadés.

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2 « On ne croira jamais... et on croira... » C'est la doctrine de la grâce efficace. 3 « Inclina cor meum. » Cf. x, 4.

4 « Ceux qui croient. » 481. P. R., VI.

5 << Hair qu'eux-mêmes. » Jésus-Christ a commandé d'aimer le prochain comme soi-même. Il n'a donc pas commandé de se haïr.

6 a Ceux que nous voyons chrétiens. » 483. P. R., vi.

7 « Ils en jugent par le cœur. Cf. le dernier fragment du paragraphe 1 de l'article VIII.

8 « Qui les incline. » Cf. 6.

9

Très-efficacement persuadés. » Ici un paragraphe barré : « On répondra que > les infidèles diront la même chose; mais je réponds à cela que nous avons des > preuves que Dieu incline véritablement ceux qu'il aime à croire la religion chré»tienne, et que les infidèles n'ont aucune preuve de ce qu'ils disent et ainsi nos > propositions étant semblables dans les termes, elles different en ce que l'une est » sans aucune preuve, et l'autre est solidement prouvée. » Ce que Pascal a substitué à cela est moins long et plus net. Ceux qu'il aime! Dieu aime donc les uns, et non pas les autres !

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