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deux choses. On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère 2, et sa misère sans Dieu; mais on ne peut connaitre Jésus-Christ sans connaitre tout ensemble et Dieu et sa misère.

Et c'est pourquoi je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses de cette nature; non-seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

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3.

C'est une chose admirable que jamais auteur canonique' ne

1 << Une de ces deux choses. » Dieu et notre misère, comme il va être dit. Cette phrase se rattache immédiatement à celle-ci : Au lieu que ceux, etc., comme si la phrase, Jésus-Christ est l'objet, etc., était entre parenthèses.

2 « Dieu sans sa misère. » Comme les stoïciens. Sa misère sans Dieu, comme les épicuriens et les sceptiques. Cf. VIII, 2, etc.

3 « Et c'est pourquoi. » Alinéa supprimé dans P. R., rétabli depuis. On lit dans la préface de l'édition de P. R. (par Étienne Périer): « Il est encore, ce me sem>> ble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourraient peut-être » s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'exis»tence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, et de plusieurs autres articles de la >> foi chrétienne, de les avertir que ce n'était pas là le dessein de M. Pascal. Il ne » prétendait point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démons>>trations, fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination >> des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent >> plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers » effets de la nature [voir paragraphe 3], mais par des preuves morales, qui vont >> plus au cœur qu'à l'esprit. C'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur qu'à convaincre et à persuader l'esprit; parce qu'il savait que les >> passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les >> plus grands obstacles et les principaux attachements que nous ayons à la foi; et » que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir » à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

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» L'on sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais M. Pascal >> s'en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragments [il y en a plusieurs, » et de plus forts], qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis

» dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment: Je n'entreprendrai pas ici, » etc.

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« Je ne me sentirais pas assez fort. » Voir dans le paragraphe 1 des paroles encore plus fortes, supprimées également dans P. R.

6 « C'est une chose. » Dans la Copie Supprimé dans P. R.

7 << Auteur canonique. » On appelle ainsi les auteurs des livres reconnus par

l'Église comme livres saints, et compris dans le canon (du mot xavov, règle).

s'est servi de la nature 1 pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire: David, Salomon, etc., jamais n'ont dit: Il n'y a point de vide, donc2 il y a un Dieu. Il fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis. Cela est très-considérable.

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... Si c'est une marque de faiblesse de prouver Dieu par la nature, n'en méprisez pas l'Écriture: si c'est une marque de force d'avoir connu ces contrariétés, estimez-en l'Écriture.

« Ne s'est servi de la nature. » Comment Pascal a-t-il pu écrire ces paroles? N'avait-il pas lu dans le psaume : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le fir» mament révèle les œuvres de ses mains (Ps. XVIII)?» Le livre de Job n'est-il pas tout plein de cet argument, et n'y voit-on pas Dieu, qui prend la parole, démontrer lui-même sa providence à l'homme incrédule par les merveilles qu'il a faites? Qui a posé les bornes de la terre? qui a renfermé la mer dans son lit? qui >> a précipité la pluie, et tracé sa voie au tonnerre? qui a mis la sagesse dans les >> entrailles de l'homme, et qui a donné au coq son instinct? etc. (Job, XXXVIII.) « Les >> choses invisibles de Dieu, dict sainct Paul [Rom., 1, 20], apparoissent par la >> creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa divinité, par ses » œuvres (MONT., Apol., p. 19). » Il est vrai que l'Écriture ne disserte pas et n'argumente pas en forme, parce qu'elle parle pour la foule, et non pour quelques esprits exercés à raisonner. Mais ce ne sont pas seulement les raisonnements abstraits, que Pascal rejette et condamne; ce sont ces preuves sensibles qui touchent et qui persuadent le genre humain. Voir xx11, 4.

2 « Il n'y a point de vide. »> «< Bizarre argument, dit M. Cousin, qui n'est nulle >> part, si ce n'est peut-être dans quelque obscur cartésien. » Cet argument est dans le petit traité de Grotius De Veritate religionis christianæ (liv. 1, chap. 7); je traduis « Agir en vue d'une fin n'appartient qu'à une nature intelligente. Or, non>> seulement chaque chose est ordonnée par rapport à sa fin particulière, mais en>> core chaque chose conspire à la fin commune du tout, comme cela se voit dans » l'eau, qui s'élève contrairement à sa nature, de peur de laisser un vide qui rompe » la grande contexture du monde, laquelle ne se soutient que par l'adhérence non » interrompue de toutes les parties: ut apparet in aqua, quæ contra naturam sibi » propriam sursum movetur, ne inani interposito hiet universi compages, ita facta ut » continua partium cohæsione semet sustineat. » C'est-à-dire que l'eau ne s'élève dans le corps de pompe que pour obéir à la loi de l'horreur du vide, et ce ne peut être que Dieu (voilà l'argument) qui la force d'obéir à cette loi contre sa propre nature. Il appartenait à Pascal, qui avait démontré la pesanteur de l'air, de sentir tout le faux de ce raisonnement. Ceux qui l'ont inventé ne savaient pas que l'eau ne monte plus au delà de trente-deux pieds.

3 « Qui s'en sont tous servis. » C'est-à-dire qui se sont tous servis de la nature pour prouver Dieu. Il faut rattacher immédiatement cette phrase à la première; le reste est comme entre parenthèses.

A « Si c'est une marque. » 444. Manque dans P. R.

5 « N'en méprisez pas l'Écriture. » C'est-à-dire ne la méprisez donc point pour n'avoir pas prouvé Dieu par la nature; car Pascal suppose qu'elle ne l'a pas fait.

« D'avoir connu ces contrariétés. » Les contrariétés qui sont dans la nature de l'homme, sur lesquelles Pascal fonde la foi. Voir le paragraphe 2.

4.

2

... Car il ne faut pas 1 se méconnaître, nous sommes automate autant qu'esprit; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration 3. Combien y a-t-il peu de choses démontrées! Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues"; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré qu'il sera demain jour, et que nous mourrons? et qu'y a-t-il de plus cru? C'est donc la coutume qui nous en persuade; c'est elle qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les

1 << Car il ne faut pas. » 425. P. R., VII.

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2 « Nous sommes automate. » P. R., nous sommes corps. M. Cousin a fait remarquer que cette expression d'automate est cartésienne. Descartes soutenait que l'homme seul avait une âme, que les animaux n'en avaient pas, et n'étaient que des automates ou des machines. Voir le Discours à madame de la Sablière dans La Fontaine (Fables, X, 4) :

Qu'est-ce donc une montre. Et nous? c'est autre chose, etc.

Par son intention religieuse, cette exagération avait été très-goûtée dans PortRoyal; il y a d'amusants détails là-dessus dans les Mémoires de Fontaine. Voir M. Cousin, page 41. Mais il est curieux de voir Pascal appliquer à l'homme même ce que Descartes ne disait des bêtes que précisément pour les mettre tout à fait à part de l'homme. P. R. paraît s'être effrayé de cette assimilation.

3 « La seule démonstration. » Nous dirions aujourd'hui, la démonstration seule. 4 a Et les plus crues. » C'est le participe de croire : P. R. retranche ces mots. Plus loin il écrit, de plus universellement cru.

5 « Elle incline l'automate. » P. R., elle incline les sens.

« C'est donc la coutume. » Prenons garde qu'il y a ici une équivoque. La coutume qui fait nos opinions en général, c'est la coutume de voir les autres dans ces opinions, et de nous y conformer nous-mêmes. Mais ce qui nous fait croire que le soleil se lèvera demain, c'est, si l'on veut, la coutume où il est de se lever, mais non pas la coutume où nous sommes de croire qu'il se lèvera. Aussi la coutume change pour les opinions, mais la croyance que le soleil se lèvera demain ne change pas, parce que le soleil lui-même ne change pas sa marche. Si nous croyons que le soleil se lèvera demain, c'est qu'ayant toutes sortes de raisons de le croire, nous n'en pouvons pas trouver une seule de croire le contraire. Il n'en est pas ainsi de ces opinions vulgaires, qui ont le plus souvent peu de raisons pour les appuyer, tandis qu'il y en a plusieurs pour les combattre. En un mot, il y a d'un côté induction, il y a seulement préjugé de l'autre.

7 « Qui fait tant de chrétiens. » P. R. n'ose pas dire cela, et met simplement, c'est elle qui fait tant de Turcs et de paiens. Nicole, en développant les mêmes idées dans le Discours sur la nécessité de ne pas se conduire par des règles de fantaisie, dit formellement : « J'excepte la religion chrétienne, » etc. Mais Montaigne avait dit (Apol., p. 15): « Tout cela, c'est un signe tres evident que nous ne recevons >> nostre religion qu'à nostre façon, et par nos mains, et non aultrement que comme » les aultres religions se receoivent. » Cf., dans Pascal, xxv, 20. Remarquons que Pascal qui dit, tant de chrétiens, ne dit pas, tant de Turcs, mais, absolument, les Tures, parce qu'il pense qu'on ne peut être Turc (c'est-à-dire mahométan) que par coutume, tandis qu'on peut être chrétien par réflexion et par inspiration de Dieu.

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Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure1; car d'en avoir toujours les preuves présentes, c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme 2 y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l'automate est incliné à croire le contraire, ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces : l'esprit, par les raisons, qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie; et l'automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de s'incliner au contraire. Inclina cor meum, Deus 6.

1 « Qui nous échappe à toute heure.» Est-ce là un aveu de l'état d'esprit de Pascal?

2

«En sorte que notre âme. » Image bien nette et bien sensible; on voit que Pascal a éprouvé cela.

3 « Et que l'automate est incliné. » P. R. met, si les sens nous portent à croire

le contraire.

4 << Faire croire nos deux pièces. » P. R., faire marcher. On s'est effrayé de la hardiesse de l'expression, mais elle est juste, car ces pièces ne sont pas celles d'une machine ordinaire.

5 « Et l'automate. » P. R., et les sens. Ce que Pascal appelle ici l'automate, il le nomme ailleurs la machine. Voir v, 7. On trouve à la page 25 du manuscrit les indications suivantes sur le parti que Pascal comptait tirer dans son ouvrage de l'idée dont on vient de voir le développement. Ce sont des notes sur l'ordre qu'il se proposait de suivre :

« Ordre. Une lettre d'exhortation à un ami pour le porter à chercher, et il répon» dra: Mais à quoi me servira de chercher? rien ne paraît. Et lui répondre : Ne dé>>sespérez pas. Et il me répondrait qu'il serait heureux de trouver quelque lumière, >> mais que, selon cette religion même, quand il croirait ainsi [c'est-à-dire sans se >> convertir de cœur, sans se sanctifier], cela ne lui servirait de rien, et qu'ainsi il >> aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La machine. » C'est-à-dire, si vous faites faire à la machine les pratiques de la piété, la piété viendra et gagnera votre cœur.

a Ordre. Après la lettre qu'on doit chercher Dieu, faire la lettre d'óter les obsta»cles, qui est le discours de la machine, de préparer la machine, de chercher par >> raison. » Quand on aura trouvé par raison, on préparera la machine, et la machine amènera la conversion du cœur: alors Dieu sera trouvé.

« Lettre qui marque l'utilité des preuves par la machine. » Est-ce un jésuite qui parle ainsi, ou Pascal? P. R. a bien fait de ne pas trop laisser paraître l'effort où se pliait ce génie violent, mais violent contre lui-même. Qu'aurait dit ce siècle chrétien, mais si attaché à la raison, si on lui eût parlé de prouver la religion par la machine?

<< Inclina cor meum, Deus. » La suite est in testimonia tua. Ps. CXVIII, 36. C'est le psaume qui délectait Pascal voir sa Vie, en tête du volume, et la note 37.

ARTICLE XI.

1.

La vraie religion1 doit avoir pour marque d'obliger à aimer son Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la nôtre ne l'a ordonné; la nôtre l'a fait. Elle doit encore avoir connu la concupiscence et l'impuissance 2; la nôtre l'a fait. Elle doit y avoir apporté les remèdes; l'un est la prière. Nulle religion n'a demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre 3.

2.

La vraie nature" de l'homme, son vrai bien, et la vraie vertu, et la vraie religion, sont choses dont la connaissance est inséparable.

Il faut, pour qu'une religion soit vraie, qu'elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse', et la raison de l'une et de l'autre. Qui l'a connue, que la chrétienne?

3.

Les autres religions', comme les païennes, sont plus populaires; car elles sont en extérieur mais elles ne sont pas pour les gens habiles'. Une religion purement intellectuelle serait plus propor

Pourquoi P. R. a-t-il retranché cette prière, dont l'effet touchant répare la sécheresse de ces conseils ?

1 << La vraie religion. » 455. P. R., 11.

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cence.

Et l'impuissance. » L'impuissance de faire le bien, de vaincre la concupis→ Rapprocher de cet article, parmi les Pensées de Nicole, la 74 et la 75: Religion chrétienne rend seule raison des biens et des maux. Nulle religion n'a pris soin des mœurs que la chrétienne.

3 « De l'aimer et de le suivre. » Juvénal dit bien :

Orandum est, ut sit mens sana in corpore sano (x, 356).

« Ce qu'il faut demander, c'est une âme saine dans un corps sain. » Mais, outre qu'il ne parle pas d'aimer Dieu, il ajoute, contrairement à la doctrine chrétienne de la grâce :

Monstro quod ipse tibi possis dare.

« Tout cela, vous pouvez vous le donner vous-même. »

4 « La vraie nature. » 487. P. R., 11.

5 << Il faut pour qu'une religion. » 465. En titre: Après avoir entendu la nature de l'homme. P. R., ibid.

« La grandeur et la petitesse. » De notre nature.

7 « Les autres religions. » 454. P. R., 11.

8 << Les gens habiles. » Les gens éclairés. Cf. v, 3.

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