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Un homme dans un cachot1, ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette heure-là, non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer au piquet 2. Ainsi, il est surnaturel que l'homme... C'est un appesantissement de la main de Dieu.

Ainsi, non-seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.

Nous courons sans souci3 dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir..

4

ARTICLE X.

1.

Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension. Elle raisonne là-dessus, et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose 5.

L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une mesure' infinie. Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur néant3. Ainsi notre esprit devant Dieu; ainsi notre justice devant la justice divine.

1 « Un homme dans un cachot. » 64.

Mais à jouer au piquet. » P. R.: Mais à jouer et à se divertir. Ils craignent ces détails familiers, qu'il ne faut employer qu'avec discrétion, il est vrai, mais qui, employés à propos, rendent l'idée bien plus sensible qu'une expression générale. Celle-ci fait sentir que toutes les occupations des hommes n'ont rien de plus important que de jouer au piquet.

3 « Nous courons sans souci. » 27.

« Notre âme est jetée. » 3. En tête de la page on lit: Infini, rien; sans qu'on voie si c'est précisément là un titre. Les pensées qui suivent sont séparées les unes des autres dans le manuscrit par des traits. Les mots, infini, rien, s'expliqueront tout à l'heure. Ce premier alinéa manque dans les éditions.

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5 Ne peut croire autre chose. » C'est-à-dire ne peut croire un infini ou un Dieu, qui n'a ni dimension, ni temps, ni nombre.

€ « L'unité jointe à l'infini. » P. R. donne cet alinéa avec le suivant en tête du titre VII comme une pensée détachée.

« Qu'un pied à une mesure. » C'est-à-dire qu'un pied joint à une mesure. >>

« Et devient un pur néant, »> Nous avons déjà dit (1, 1) que ce n'est là qu'une fiction du langage des mathématiques. Le fini comparé à l'infini ne compte pas dans nos calculs, mais il n'en existe pas moins le fini est, le néant n'est pas.

:

Il n'y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu'entre l'unité et l'infini.

Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde or, la justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la miséricorde envers les élus.

3

Nous connaissons qu'il y a un infini", et ignorons sa nature. Comme nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre : mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair; car, en ajoutant l'unité, il ne change point de nature; cependant c'est un nombre, et tout nombre est pair ou impair : il est vrai que cela s'entend de tous nombres finis".

Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est.

Nous connaissons donc l'existence et la nature du fini, parce que nous sommes finis et étendus comme lui.

Nous connaissons l'existence de l'infini' et ignorons sa nature,

« Il n'y a pas si grande disproportion. » P. R. a cru devoir retourner la phrase: Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité et l'infini qu'entre notre justice » et celle de Dieu. » Nous croyons que le texte renferme la vraie pensée de Pascal. Il songe, comme l'indique l'alinéa suivant, à répondre à ceux qui ne peuvent concevoir la conduite de Dieu envers les damnés, et il reconnait que cela n'est pas selon notre justice, qu'il y a une très-grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu; mais, après tout, dit-il, cette disproportion n'est pas si grande que celle qu'il y a entre l'unité et l'infini, laquelle est avouée par tout le monde. Or l'unité, c'est chacun de nous; l'infini, est Dieu. Sur ces deux justices, cf., VII, 4.

2 « Il faut que la justice de Dieu. Les éditeurs de.P. R. ont transporté cet alinéa, comme une pensée détachée, à la fin de leur titre xxvIII. Bossut, 11, xv11, 63.

« Et doit moins choquer. » C'est là le dernier trait de la dureté janséniste. Quoi la raison de Pascal est plus choquée du salut de quelques hommes que de la réprobation du plus grand nombre des hommes, livrés à des supplices infinis et éternels! Quoi les docteurs les plus sévères, les plus fermes génies se confondent à la pensée de l'enfer; et lui, ce n'est pas l'enfer, c'est le paradis qui le choque! quelle idée, et quelle expression!

« Nous connaissons qu'il y a un infini. » A partir d'ici les éditeurs de P. R. ne coupent plus la suite de ce morceau, l'un des plus curieux développements qu'il y ait dans les Pensées (titre vii).

5 << Comme nous savons. » C'est-à-dire, par exemple nous savons.

6 « Cependant c'est un nombre. » C'est une équivoque de langage. L'infini n'est pas un nombre, il n'y a point de nombre qui soit l'infini: si on dit qu'il y a un infini en nombre, ce ne peut être là qu'une expression pour faire entendre l'impossibilité d'arriver à un nombre qui soit le dernier.

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<< De tous nombres finis. » Mais il n'y a que des nombres finis.

<«< Nous connaissons donc. » Ce qui suit jusqu'à : Parlons maintenant, manque dans P. R. et dans les anciens éditeurs.

9 « L'existence de l'infini. » L'infini nombre n'a pas d'existence, et n'est qu'une

parce qu'il a étendue comme nous, mais non pas des bornes

comme nous.

Mais nous ne connaissons ni l'existence1 ni la nature de Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes.

2

Mais par la foi nous connaissons son existence; par la gloire 2 nous connaitrons sa nature. Or, j'ai déjà montré qu'on peut bien connaître l'existence d'une chose sans connaître sa nature.

Parlons maintenant selon les lumières naturelles.

S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n'ayant ni parties ni bornes, il n'a nul rapport à nous nous sommes donc incapables de connaitre ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n'est pas nous, qui n'avons aucun rapport à lui.

Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison? Ils déclarent, en l'exposant au monde, que c'est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu'ils ne la prouvent pas! S'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole:

abstraction quant à l'infini de l'espace et du temps, c'est une grande question de savoir ce qu'on doit entendre par son existence; car y a-t-il quelque chose de réellement existant qui soit l'espace ou la durée?

1 « Ni l'existence. » Ainsi nous ne pouvons connaître naturellement l'existence de Dieu! Cette étrange hardiesse, qui revient encore plus bas, est sans doute ce qui a effrayé P. R., et a fait retrancher tout ce passage.

2 << Par la gloire. » La gloire, en langage chrétien, signifie l'état glorieux des élus dans le ciel. Dans le vers fameux de Polyeucte:

Où le conduisez-vous? — A la mort. A la gloire.

Polyeucte entend par là cet éclat de la vie céleste, cette splendeur de Dieu dont l'auréole des peintres est l'image.

Des éditeurs ont imaginé de

3 « Parlons maintenant. » 4. Cet alinéa manque dans P. R. Il se trouve dans Bossut comme une pensée détachée (II, III, 4). mettre ces paroles dans la bouche d'un incrédule auquel répond Pascal. Mais ce raisonnement est bien de Pascal lui-même. Voir ce qui précède et ce qui suit.

4 « Cette question. » De savoir s'il y a un Dieu, et ce qu'il est.

5 << Qui blàmera donc. » Ce passage, jusqu'à : Examinons done, manque dans les anciens éditeurs. Il ne laisse aucun doute sur la pensée de Pascal.

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6 « Dont ils ne peuvent rendre raison. » Ce n'est pas là une tautologie. Il veut dire: Qui professent que leur religion est une religion dont on ne peut rendre raison. « Une sottise, stultitiam. » Voir saint Paul, I Corinth., 1, 49, traduit par Montaigne, Apol., p. 423: « Car, comme il est escript: le destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudents: où est le sage? où est l'escri» vain? où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a il pas abesty la sapience de

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D

» ce monde? Car, puisque le monde n'a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par l'ignorance et simplesse de la predication [per stultitiam prædicationis], » sauver les croyants. » Montaigne interprète le stultitiam; Pascal le traduit crûment pour étourdir davantage la raison.

c'est en manquant de preuves qu'ils ne manquent pas de sens1. Oui; mais encore que cela excuse ceux qui l'offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point, et disons: Dieu est, ou il n'est pas. Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n'y peut rien déterminer3. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie', où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux'.

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8

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix;

« Qu'ils ne manquent pas de sens. » Que cela est brusque et impérieux! Montaigne, Apol., p. 120: « C'est aux chrestiens une occasion de croire que de ren> contrer une chose incroyable; elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre » l'humaine raison. »

« Examinons donc ce point. » P. R. reprend ici le texte, mais après une interpolation qui est une précaution pour détruire autant que possible l'impression que peut faire tout ce morceau. Voici ce qu'il fait dire à Pascal: « Je ne me servirai >> pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi, par laquelle nous la con>> naissons parfaitement, ni de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque » vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes » mêmes; et je prétends vous faire voir, par la manière dont vous raisonnez tous » les jours sur les choses de la moindre conséquence, de quelle sorte vous devez >> raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la décision de cette >> importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes in» capables de connaître s'il y a un Dieu. Cependant il est certain que Dieu est ou » qu'il n'est pas; » etc. Cette addition dénature la pensée de Pascal. Ce n'est pas son adversaire, c'est lui-même qui dit que nous sommes incapables de savoir s'il y a un Dieu; et il ne le dit pas seulement, il le démontre ou prétend le démontrer rigoureusement par tout ce qui précède. Il ne peut donc offrir d'établir cette existence par toutes les autres preuves que nous en avons, puisqu'il ne croit pas à ces preuves, puisqu'il déclare que c'est en manquant de preuve qu'il ne manque pas de

sens.

3 << N'y peut rien déterminer. » P. R. : « La raison, dites-vous, n'y peut rien » déterminer. >>

4 « Qui nous sépare. » De quoi? Du principe des choses, que ce principe soit Dieu, ou une nature vide de Dieu.

A l'extrémité de cette distance infinie. » P. R.: A cette distance infinie, sans doute parce que ce qui est infini n'a pas proprement d'extrémité. Mais pourtant où chercher une cause première, sinon au terme de la durée et de l'infini ? La logique du langage est confondue par certaines idées, qui sortent des limites de l'observation et du raisonnement.

6 « Faire ni l'un ni l'autre. » C'est-à-dire parier ni l'un ni l'autre.

« Défendre nul des deux. » Défendre, interdire aucun des deux paris. P R. ; « Vous ne pouvez assurer... vous ne pouvez nier. » Mais il ne s'agit pas d'assurer ou de nier, il s'agit de faire une gageure.

S « De fausseté. C'est-à-dire d'erreur, d'être dans le faux le mot n'est pas d'un bon français en ce sens.

car vous n'en savez rien 1. —Non mais je les blàmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un choix; car, encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué 2. Lequel prendrez-vous done? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir, l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, puisqu'il faut nécessairement choisir, en choisissant l'un que l'autre. Voilà un point vidé; mais votre béatitude"? Pesons le gain et la perte, en prenant croix, que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout'; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. -Cela est admirable : oui, il faut gager; mais je gage peutêtre trop. - Voyons. Puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s'il y en avait trois à gagner, il faudrait

1 « Vous n'en savez rien. » Vous ne savez rien de la fausseté ou erreur, vous ne savez pas s'il y a fausseté ou non.

2 « Vous êtes embarqué. » P. R. ajoute cette glose: « Et ne parier point que » Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. » Pascal veut dire qu'il faut nécessairement se conduire ou en chrétien ou en incrédule. Vivre en chrétien, c'est parier pour Dieu; vivre en incrédule ou en athée, c'est parier contre. Pascal ne connait d'autre Dieu que Jésus-Christ, tel que la foi catholique l'adore; et quand il dit, Dieu est ou il n'est pas, c'est pour lui comme s'il disait : Le péché originel, l'incarnation, la croix, la grâce, la pénitence, l'eucharistie, le paradis et l'enfer, tout cela est ou n'est pas, et il le faut admettre ou rejeter: il n'y a point de milieu: Qui non est mecum contra me est (Matth., XII, 30).

3 « Votre raison et votre volonté. » Ce n'est toujours qu'une seule et même antithèse. La raison, c'est la faculté qui s'applique au vrai, la volonté, celle qui recherche le bien.

Béatitude. » Ce qui précède, depuis Voyons, manque dans les anciennes éditions. P. R ne pouvait consentir à imprimer que la raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre.

5 << En prenant croix, que Dieu est. » P. R.: En prenant le parti de croire que Dieu est. Cette phrase est la suite naturelle de ce qui a été dit plus haut, qu'il arrivera croix ou pile.

« Vous gagnez tout. » C'est-à-dire la vie éternelle.

puisque, dans ce second cas, il n'y a rien après la mort.

Vous ne perdez rien,

« Je gage peut-être trop. » Gager que Dieu est, c'est s'obliger à vivre d'une manière conforme à cette supposition, c'est sacrifier le péché et la satisfaction de nos penchants pendant toute la vie. Voilà l'enjeu; n'est-il pas trop considérable? N'est-ce pas gager trop? C'est l'objection qu'on fait à Pascal.

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« Vous pourriez encore gager. » Non-seulement nous le pouvons, mais nous

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