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Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et principes; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits? que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins: ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d'imagination", qu'ils n'ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d'usage.

3.

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Les exemples qu'on prends pour prouver d'autres choses , si on voulait prouver les exemples, on prendrait les autres choses pour en être les exemples; car, comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs et aidant à le montrer. Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, il faut en donner la règle particulière d'un cas : mais si on veut montrer un cas particulier, il faudra commencer par la règle générale. Car on trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie à la preuve : car, quand on propose une chose à prouver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et, au contraire, que celle qui doit la prouver est claire, et ainsi on l'entend’ aisément.

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« Accoutumé à, » La Fontaine a dit : « Ce cerf n'avait pas accoutumé de lire. » Plus loin, Pascal lui-même : « Qu'ils n'ont point accoutumé de voir. »

« Car ils ne sont droits. » Pascal lui-même n'a-t-il pas péché plus d'une fois en donnant trop à l'esprit de géométrie et aux principes, et pas assez à l'esprit de finesse et au sens des choses?

3 « Que fins. » Pascal pense ici à Méré. Voir ci-après, page 452, note 4.

* « Et d'imagination. » C'est-à-dire d'abstraction, par opposition à la réalité. Sur ces deux esprits, cf. 34, et l'opuscule intitulé De l'espril géométrique.

a Les exemples qu'on prend. » 134. P. R., xxxi.

« Il faut en donner. » C'est-à-dire il faut donner la règle particulière d'un cas de cette chose générale.

« Et ainsi on l'entend. » Celle qui doit la prouver.

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4. ' Tout notre raisonnement' se réduit à céder au sentimenta. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, l'autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s'offre", mais elle est ployables à tous sens; et ainsi il n'y en a point.

5. Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle' sont, à l'égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l'égard des autres. L'un dit : Il y a deux heures; l'autre dit : Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre; je dis à l'un : Vous vous ennuyez; et à l'autre : Le temps ne vous dure guère; car il y a une heure et demie, et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge

par ma montre.

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1 « Tout notre raisonnement. » 130. P. R., XXXI.

9 « Au sentiment. » Pascal entend par là une sorte de sens et d'évidence intérieure par où nous saisissons la vérité sans l'intermédiaire d'une démonstration, non-seulement en fait de morale, où c'est ce qu'on nomme la conscience, mais en toutes choses. Il appelle sentiment conception à priori des premiers principes, ou, comme on dit aujourd'hui, des idées pures; il va jusqu'à dire que nous les connaissons par le cæur : « Le cmur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et > que les nombres sont infinis, et la raison démontre ensuite, » etc. (vii, 1, p. 128). Pour la fantaisie, c'est la sensibilité variable de chacun.

sa Semblable et contraire au sentiment, o P. R. ajoute : « Semblable parce qu'elle v ne raisonne point, contraire parce qu'elle est fausse. » C'est une glose introduite dans le texte; mais la fantaisie n'est pas contraire au sentiment seulement parce qu'elle est fausse; elle l'est d'abord en ce qu'elle est relative et changeante, tandis que le sentiment ou l'intuition pure est quelque chose d'universel et d'absolu.

a La raison s'offre. » Comme tous ces tours sont animés et dramatiques ! Il est clair que la raison n'est pas ici ce qu'on nomme dans nos écoles la raison pure (cette raison pure n'est re chose que le sentiment dont parle Pascal), mais simplement la faculté par laquelle on réflechit et on raisonne.

« Mais elle est ployable. » Montaigne, Apol., page 255 : « C'est un instrument de » plomb et de cire , alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes

«Il n'y en a point. » Il n'y a point de règle. « Ceux qui jugent d'un ouvrage. » 137. P. R., XXXI. ' « Par règle. » Il y a dans le manuscrit : sans règle; mais cela est contre le sens de la phrase.

8 « Je juge par ma montre. » Cette pensée forme comme une petite scène. Pascal avait donc une montre en critique; il aurait dù nous dire comment il la réglait. Voltaire dit : « C'est le goût qui tient lieu de montre, et celui qui ne juge que par >> règle en juge mal. » Mais la montre de Pascal n'est sans doute que le principe même du goût, la raison; c'est la même que celle d'Horace : Scribendi recte, sapere est el principium et fons. Sa règle est de parler juste : cf. 22.

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» mesures. »

6.

Il y en a qui parlent bien' et qui n'écrivent pas bien. C'est que le lieu, l'assistance les échauffent, et tirent de leur esprit plus qu'ils n'y trouvent sans cette chaleur.

7.

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Ce que Montaigne a de bon” ne peut être acquis que difficilement. Ce qu'il a de mauvais (j'entends hors les moeurs") eût pu être corrigé en un moment, si on l'eût averti qu'il faisait trop d'histoires, et qu'il parlait trop de soi“.

8.

Il est fåcheux : d'être dans l'exception de la règle. Il faut même être sévère, et contraire à l'exception. Mais néanmoins, comme il est certain qu'il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais justement.

9. Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre; mais l'un la place mieux ?.

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"all y en a qui parlent bien. » 4 15. P. R., XXXI.

a Ce que Montaigne a de bon. » 410. Manque dans P. R.
« J'entends hors les mours. » Cf. xxiv, 24.

« Et qu'il parlait trop de soi. » En supposant que ce soit là un défaut, il est permis de croire que Montaigne ne s'en serait pas corrigé en un moment. Cf. vi, 33. il n'aurait pas non plus renoncé volontiers à ses histoires, à voir la manière dont il en parle (1, 39, p. 133). Cf. le Discours sur la vie et les ouvrages de Montaigne, pages 89-90, dans l'édition de M. J. V. Le Clerc,

« Il est fàcheux. » 441. En titre : Miracles, P. R., XXXI. Cet'e pensée se rapporte à la suite des fragments sur les miracles qui forment l'article xxiii dans cette édition : voir cet article. Pascal veut dire que, lorsque Port Royal se vante d'avoir é: é l'objet d'un miracle (celui de la sainte Epine), il se place dans l'exception, car un miracle en ce temps est l'exception et non la règle. Donc on doit controler sévèrement ce miracle; mais, une fois bien contrôlé, il faut avoir la justice de le reconnaitre. P. R. a rendu ce fragment inintellig ble en le déplaçant.

sa Qu'on ne dise pas. » 431. Manque dans P. R. Il semble que Pascal se défend ici par avance contre une critique chagrine et paradoxale , qui est allée jusqu'à accuser les Pensées de n'être qu'un plagiat perpétuel et une pure compilation. P. R. a supprimé ce fragment, qui laissait voir dans le chef des saints du jansenisme l'amour-propre d'auteur. Mais lui-même avoue ailleurs de bonne grâce qu'il veut avoir la gloire d'avoir bien écrit (11, 3).

« La place mieux. » Aucun écrivain ancien ou moderne, aucun au monde, n'a su placer la balle aussi bien que Pascal, a l'homme de la terre, a dit Vauvenargues, » qui savait mettre la vérité dans un plus beau jour, et raisonner avec plus de force. » (Réflexions critiques sur quelques poëtes, 9.)

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J'aimerais autant qu'on me dit que je me suis servi des mots anciens. Et comme si' les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente?, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par leur différente disposition.

10. On se persuade mieux', pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

11.

L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu'ils s'attachent aux faux.

12.

Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois, sont choses où elle ne se tient pas. Elle y saute seulement, non comme sur le trône, pour toujours, mais pour un instant seulement.

13.

L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

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« Et comme si. » Cet et n'annonce pas un nouvel argument, mais une nouvelle manière de le présenter,

? « Par une disposition différente. » Ajoutons qu'il s'en faut bien que ce soit là toute l'originalité de Pascal. Il est plein d'invention de détail, d'analyses et d'observations neuves, comme celle, par exemple, qui se trouve dans cette phrase, et celle qu'on va lire, et tant d'autres.

3 « On se persuade mieux. » 201. P. R., XXIX. M. Joubert a repris ainsi cette pensée : « On peut convaincre les autres par ses propres raisons, mais on ne les » persuade que par les leurs. »

« L'esprit croit naturellement. » 423. P. R., XXXI. C'est-à-dire la nature de l'esprit est de croire, et celle de la volonté est d'aimer.

« Ces grands efforts d'esprit, etc. » 269. P. R., XXXI. Pascal avait dans l'esprit le chapitre 29 du second livre des Essais (de la Verlu) : « Ie treuve par experience » qu'il y a bien à dire entre les boutees et saillies de l'ame, ou une resolue et con» stante habitude, » etc. Cf. vi, 27.

« L'homme n'est ni ange. , 427. Manque dans P. R. P. R. a craint de scandaliser en défendant de faire l'ange ; car n'est-ce pas ce que font les saints? – Montaigne, 111, 13, page 228 : « Ils veulent se mettre hors d'eulx et eschapper à l'homme, » c'est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se tranforment en bestes; au lieu » de se haulser, ils s'abattent. » Et III, 2, page 180 : « Ma conscience se contente » de soy, non comme de la conscience d'un ange d'un cheval, mais comme do » la conscience d'un homme. »

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14.

En sachant la passion' dominante de chacun, on est sûr de lui plaire; et néanmoins chacun a ses fantaisies, contraires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du bien; et c'est une bizarrerie qui met hors de gamme?

15.

Les bêtes ne s'admirent point'. Un cheval n'admire point son compagnon. Ce n'est pas qu'il n'y ait entre eux de l'émulation à la course, mais c'est sans conséquence; car, étant à l'étable, le plus pesant et plus mal taillé ne cède pas son avoine à l'autre, comme les hommes veulent qu'on leur fasse *. Leur vertu se satisfait d'ellemême.

16. Comme on se gåte l'esprits, on se gåte aussi le sentiment. On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations. On se gâte l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gåtent. Il importe donc de tout' de bien savoir choisir, pour se le former et ne point le gåter; et on ne peut faire ce choix, si on ne l'a déjà formé et point gáté. Ainsi cela fait un cercle, d'où sont bienheureux ceux qui sortent.

17.

Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes, comme, par

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I « En sachant la passion. » 384. P. R., XXXI.

• Hors de gamme. » Cette expression ne s'emploie plus ni au propre ni au figuré.

« Les bêtes ne s'admirent point. » 429: en titre, Gloire. Manque dans P. R. * « Veulent qu'on leur fasse. » Les moralistes, en faisant la satire de l'homme, ont souvent employé ce tour, qui consiste à lui opposer les bêtes comme plus sages. Voir la satire de l'Homme dans Boileau, et l'article Égalité du Dictionnaire philosophique, première section, où Voltaire tourne en vers la même idée à peu près qui est dans ce fragment de Pascal.

« Comme on se gâte l'esprit. » 51. P, R., XXXI. 6 « Par les conversations. » Montaigne, III, 8 (De l'art de conferer), page 412 : « Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoreux et » reglez, il ne se peult dire combien il perd et s'abastardit par le continuel com» merce et frequentation que nous avons avecques les esprits bas et maladifs : il » n'est contagion qui s'espande comme celle-là »

« Il importe donc de tout. » On dit encore de tout point, on ne dit plus de tout. « Lorsqu'on ne sait pas. » 443. P. R., XXXI.

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