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Mais au lieu que cette vue sceptique de la vie ne fait que redoubler chez Pascal l'ardeur de la foi, et que son pyrrhonisme est comme la fumée du Sinaï qui enveloppait Dieu même, et d'où sa voix sortait avec des éclairs et des tonnerres; au contraire, les hommes de nos jours se sont trop souvent abandonnés dans ces ténèbres avec un froid désespoir. Ne nous en laissons pas atteindre; et s'il ne nous est pas possible de nous reposer dans la théologie des Pensées, recueillons-y du moins, pour ne le perdre jamais, l'idéal moral, toujours présent à Pascal sous l'enveloppe des dogmes et des mystères, et qui soutient sa force parmi tant de principes de faiblesse. Imitons de lui cette ardeur, cette opiniâtreté dans l'action, je veux dire l'action de l'âme, par laquelle il se relève des défaillances de la pensée. Il est vrai que cette action morale, il ne l'a conçue que dans des limites étroites déterminées par les conditions du temps où il vivait; c'est un travail de l'homme isolé sur lui-même, ayant pour objet d'arriver à un état de perfection intérieure et secrète qui s'appelle la sainteté. Mais de quel élan il s'y porte, et avec quelle éloquence il nous entraîne après lui! Quels transports d'amour! quelle impétueuse abnégation de soi-même! Si sa dévotion paraît ailleurs sèche et froide, quelles sources profondes aussi de chaleur et de tendresse! Dans la collecte de la messe pour la fête de saint François d'Assise, l'Église remercie JÉSUS-CHRIST d'avoir imprimé sur ce saint les stigmates de sa passion, afin de rallumer par ce miracle la flamme de la charité dans le monde qui commençait à se refroidir (frigescente mundo). On pourrait dire aussi de Pascal qu'il a porté les stigmates, non sur le corps, mais dans l'âme (voyez le Mystère de Jésus), et qu'il a été donné à sa parole de raviver encore la flamme sacrée, au moment même où le froid de la raison et de la science gagnait définitivement le monde. Je ne connais rien de plus puissant pour fondre cette glace de l'âme que certaines effusions de Pascal, celles par exemple qui lui viennent en contemplant dans Jésus l'infinie grandeur de la sainteté absolue (XVII, 1, p. 224). La sagesse moderne, descendant du ciel sur la terre, place moins haut le champ qu'elle ouvre à la vertu, mais aussi elle le fait plus large; son idéal n'est pas la conversion et le salut d'un homme, mais, s'il est permis de parler ainsi, le salut de la justice et du droit sur la terre, le salut de la patrie et de l'humanité. Cette morale a bien aussi ses élans, ses dévouements, son enthousiasme; elle donne

à l'imagination et au cœur des émotions moins tendres peut-être, moins pieuses, moins amoureuses, mais non pas moins généreuses ni moins fécondes. Mais il ne faut pas oublier, et on s'en souvient sans cesse en lisant Pascal, que le principe de toute bonne action, même du dehors, est toujours dans la force et dans la pureté intérieure de l'âme; que le bien se fait par la vertu, et non pas seulement par l'idée, et pour appliquer à l'ordre moral le langage théologique, que la liberté seule ne peut rien sans la grâce, c'est-à-dire sans la charité.

Géométrie et passion, voilà tout l'esprit de Pascal, voilà aussi toute son éloquence. Il veut qu'on exprime rigoureusement la vérité telle qu'elle est, de manière qu'il n'y ait rien de trop ni rien de manque (XXIV, 87), point de fausses beautés (VII, 24, 35), rien pour la convention et pour l'art (ibid., 22), rien qui masque (20) qu'on voie l'homme, et non pas l'auteur (28); il ne craindra pas de répéter le mot qui convient plutôt que d'en employer un moins juste (21); tout ce qui serait luxe est retranché (xxv, 25): s'il y a une élégance pour Pascal, ce n'est guère que dans le sens où les mathématiciens emploient ce mot. Cette élégance exacte est laborieuse en morale, car la vérité est une pointe subtile (1, 3, p. 37), où on a grand peine à bien toucher. Aussi les procédés qu'il affectionne sont les distinctions et les oppositions, qui sont comme les instruments de précision de l'esprit. Il retourne et tourmente son idée jusqu'à ce qu'il la rende de la façon qui la dégage le mieux, et cela se fait non-seulement par le choix des termes, mais par l'ordre; c'est pourquoi il n'y a rien de plus important que l'ordre à ses yeux, ni rien de plus difficile. « Je sais un peu ce que c'est, et combien peu » de gens l'entendent. » (xxv, 108, et vii, 9). Il l'achetait par un travail opiniâtre, au point de refaire souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première (Préface de l'édition de Port-Royal). Tous les fragments un peu considérables des Pensées sont chargés de ratures et de corrections dans le cahier autographe. Si Pascal a peu écrit, et jamais rien d'étendu, ce n'est pas seulement, je crois, parce que la santé lui a manqué, mais aussi parce qu'il exerçait sur sa pensée une rigueur de critique qui le rendait trop malaisé à contenter, et par laquelle l'exécution d'un grand ouvrage devenait un travail au-dessus des forces humaines.

On dit tous les jours que, s'il eût achevé les Pensées, il eût fait un livre incomparable, mais on peut douter que ce livre, si difficile, et qu'il aurait recommencé sans cesse, eût été jamais fini.

Du reste, il ne poursuit pas si ardemment le vrai pour le vrai seul, mais en vue du bon et de l'honnête. On a mauvais goût, selon lui, et mauvais sens, parce qu'on manque de cœur : la règle est l'honnêteté (XXIV, 94). C'est aux Jésuites qu'il adressait ces paroles; elles se trouvent dans des notes qui se rapportent aux tristes écrits par lesquels ils essayaient de répondre aux Provinciales. Il ajoutait : « Ces gens manquent de cœur, on n'en ferait pas son ami (p. 412 » de l'autographe) (a). » Pour lui, on sait quel cœur et quelle généreuse passion animait sa vie et sa parole. Mais la passion dans Pascal, comme la logique, a un caractère à part; elle est austère, elle est concentrée; elle consume intérieurement plutôt qu'elle n'embrase. Certes, le style de Bossuet est bien ferme et bien sévère, mais pourtant quelle abondance et quel flot toujours montant, je ne dis pas de paroles, je dis de sentiments et d'images! Pascal n'a pas cette plénitude du plus grand des orateurs; son élan ne se soutient pas si longtemps, et ne soulèverait pas le poids d'une œuvre comme le Discours sur l'histoire universelle, ou l'Histoire des variations des églises protestantes. Il n'éprouve guère certains sentiments, tels que l'admiration, qui épanouissent l'âme, et donnent des ailes à la parole; il n'écrirait pas l'oraison funèbre de Condé, il ne donne pas de pareilles fêtes à l'oreille, à l'imagination et au cœur. Là c'est une véhémence qui commande tout d'abord l'émotion, et qui à chaque parole la nourrit et l'augmente; ici c'est un raisonnement froid et sec en apparence, mais d'où il part tout à coup des mots qui font tressaillir. Bossuet est comme un général qui déploie son armée dans la plaine pour une grande bataille; tout est mouvement, tout est bruit Pascal livre un combat singulier, rapide et silencieux, mais furieux et terrible. Tous deux ont des attendrissements et des larmes, mais il semble que celles de Bossuet rafraîchissent le cœur, et que celles de Pascal le brûlent. La foule est plus aisément touchée par Bossuet, comme plus aisément convaincue; mais certaines âmes

(a) Ces mots expliquent une autre phrase, qu'on lit encore dans ces notes : « Je >> hais également le bouffon et l'enflé; on ne ferait son ami de l'un ni de l'autre. » On voit que ce n'est pas là une pensée générale, quoiqu'elle puisse se généraliser très-bien, mais qu'il a en vue deux adversaires, dont l'un était bouffon et l'autre enflé, le P. Annat peut-être et le P. Nouet.

d'une trempe plus dure sont moins pénétrées par ses discours : ceux de Pascal mordent sur les plus âpres. Bossuet enfin est toujours le maître de son pathétique comme de son argumentation; ce sont des forces dont son éloquence s'aide librement: celle de Pascal semble quelquefois emportée invinciblement comme par un poids, et n'en est que plus irrésistible. Dans ces Pensées, qu'il jette sur le papier pour lui seul, et où la passion qui le possède s'épanche sans obstacle, elle lui fait rencontrer de temps en temps un sublime où Bossuet lui-même n'atteint pas. Ces fragments épars, espèces d'oraeles de l'esprit qui s'agite en lui, sont quelquefois d'une beauté et d'une originalité de style incomparables, et il faut dire avec M. Sainte-Beuve : « Pascal, admirable écrivain quand il achève, » est peut-être encore supérieur là où il fut interrompu (a). »

Le commentaire qui va suivre présente assez d'analyses du style de Pascal, pour qu'il soit inutile d'en dire davantage ici. Je m'y suis attaché à expliquer ces expressions qu'on appelle créées, en montrant comment un esprit profond ou une âme transportée les crée en effet à son image. Voltaire s'est permis de dire que Pascal est à la fois dans les Pensées a un homme très-éloquent et » un mauvais modèle d'éloquence.» Ce propos n'est ni convenable ni juste, mais il a raison quand il ajoute qu'il ne faut pas se mêler de vouloir écrire de ce style, à moins qu'on n'ait un génie de la même trempe. C'est un excellent avis à donner à la jeunesse, et qu'il faut répéter à plus forte raison aujourd'hui, puisque les modifications qu'on avait faites au texte de Pascal pour le faire parler un peu plus comme tout le monde ont disparu définitivement, et que ces fragments, arrachés à la mort, nous sont rendus, non-seulement avec toutes sortes d'incorrections, mais encore avec telle audace ou telle étrangeté, que l'auteur n'a pas avouée et qu'il aurait peutêtre adoucie. Mais Pascal est le plus excellent des modèles, pourvu qu'on se propose en l'étudiant de rester soi-même, et non pas d'être Pascal; son éloquence n'est qu'à lui, mais tout le monde peut prendre sa part de sa rhétorique. Appliquer son esprit à discerner le vrai et à l'aimer; ne rien dire qu'on ne le conçoive bien et qu'on ne s'y intéresse; ne priser une expression qu'autant qu'elle est lumineuse et sentie; travailler à éclaircir ses idées, et s'y

(a) Il est clair que cela s'entend de l'expression isolée, de ce qu'on appelle le trail, et non de la composition et de l'ensemble.

échauffer jusqu'à ce qu'on s'assure qu'elles paraitront suffisamment claires aux autres, et qu'ils seront touchés de ce dont on est touché soi-même; se soutenir dans ce travail pénible par le zèle, par l'amour du bien qu'on peut faire et de la cause qu'on peut servir: voilà ce que nous pouvons tous apprendre dans Pascal, non pas sans doute pour le faire comme il l'a fait, mais chacun dans notre mesure et suivant nos forces.

M. Cousin, dans son livre Des Pensées de Pascal, pages 245 et suivantes, a signalé les formes dramatiques que Pascal se proposait d'employer en divers endroits de son livre pour rompre la monotonie d'une exposition didactique. Je n'ai rien à ajouter là-dessus aux belles réflexions de M. Cousin (a). Mais c'est ici qu'il faut rappeler encore l'étonnant dialogue du Mystère de Jésus (page 399) : « Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de >> sang pour toi... Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon » humanité sans que tu donnes des larmes?... Les médecins ne te » guériront pas, car tu mourras à la fin. Mais c'est moi qui guéris >> et rends le corps immortel.... » Et tout le reste. Est-ce là ce raisonneur et ce géomètre? Où sommes-nous? Qu'entendons-nous? Que sont devenus les seize cents ans qui séparent cet homme du Calvaire? La Passion lui est présente, le regard de Jésus est attaché sur lui, sa bouche divine laisse tomber pour lui une parole plaintive à la fois et consolante, où la paix du ciel se sent dans l'amertume de la mort. C'est un élan de l'imagination, c'est un ébranlement de l'âme, qui serait le dernier effort de la poésie, s'il n'était le ravissement de la foi. Veut-on voir, après la poésie du Calvaire, celle de l'Ancien Testament? Parmi les traductions que Pascal avait faites de divers passages des prophètes, pour servir à son apologétique, nous en trouvons une qui est un chef-d'œuvre, et où a passé toute l'inspiration du texte, le plus magnifique peutêtre des textes des livres saints; c'est celle du chapitre XLIX d'Isaïe (Appendice, 53): « Ecoutez, peuples éloignés, etc. » C'est l'original de la seconde partie de la prophétie de Joad, dans l'Athalie de Racine, et Racine même ne l'a pas égalé. On admirera dans la traduction de Pascal la largeur de la phrase, la plénitude de l'expression, la liberté des mouvements; cela est beau en français sans cesser

(a) Voici les endroits des Pensées où on trouvera la trace de ces intentions de Pascal page 153, note 4; page 461, note 5; et xxv, 109-114.

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