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de Port-Royal, attaqué dans le sein même de l'Église par les Jésuites et leurs amis. Mais comme ceux-là n'osaient guère contester le fait miraculeux, qui avait été reconnu par l'autorité ecclésiastique, ils se rabattaient à nier que Dieu eût témoigné par là en faveur du jansénisme; de sorte que Pascal n'avait pas à prouver que la sainte Épine avait opéré sur une pensionnaire de Port-Royal une guérison surnaturelle, mais bien que JÉSUS-CHRIST s'était déclaré par ce signe pour le monastère persécuté. Il y a cependant un fragment (page 285) qui se rapporte à une discussion philosophique sur le surnaturel en général, et sur la possibilité des miracles. Mais Pascal ne s'y est guère arrêté. La meilleure preuve, pour établir la possibilité des miracles, c'était d'en montrer, et il en montrait. Il n'y avait plus alors qu'à en tirer les conséquences. Mais qu'on ne croie pas que ces conséquences fussent bornées dans sa pensée ou dans celle de ses amis, à la glorification et à la consécration du jansénisme. Il commençait par là, parce que c'était là le plus pressé; il fallait se défendre des Jésuites qui s'agitaient, avant de répondre aux athées qui se taisaient; mais les athées auraient eu leur tour. Ce signe divin devait être tourné à la démonstration de la religion tout entière; JÉSUS-CHRIST l'avait donné pour défendre Port-Royal, PortRoyal s'en servait pour démontrer JÉSUS-CHRIST. Et Pascal, toujours violent et toujours extrême, s'attachait tellement à cette idée, qu'il osait écrire, en parlant des adversaires de son miracle: « L'Église est sans preuves, s'ils ont raison, » (page 288), sans s'apercevoir qu'en faisant dépendre la foi au christianisme de la foi à la sainte Épine, pour mieux assurer celle-ci, il mettait celle-là en péril.

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Mais cette dernière réflexion doit être généralisée, et elle sera notre conclusion sur les Pensées de Pascal. Le caractère essentiel de cette œuvre si fortement conçue s'est dégagé de plus en plus à mesure que nous pénétrions plus avant, et paraît maintenant avec la dernière évidence : c'est, en un mot, de réduire le christianisme au jansénisme. Il le fait paraître ainsi, selon lui, dans toute sa force : mais ajoutons, dans toute sa difficulté. La religion a mille prises sur les hommes, il les néglige; il en écarte tout ce qui lui paraît secondaire, et qui peut être principal pour tant d'âmes, et il la ramène au seul dogme du péché originel, et à ce dogme interprété dans toute sa rigueur, et pris sous son aspect le plus paradoxal. C'est à ce point unique, reculé, inaccessible, que tendent toutes les

lignes de son argumentation: il ne démontre qu'une seule chose, le péché originel tel qu'il l'entend, et par le péché originel tel qu'il l'entend il explique toutes choses. L'esprit de son livre est donc en entier dans cette pensée qu'on trouvera au paragraphe 4 de l'article XXIV: « Toute la foi consiste en JÉSUS-CHRIST et en Adam, et » toute la morale en la concupiscence et en la grâce. » J'ajoute, et ce ne sera qu'une autre traduction de la même idée : Toute la philosophie consiste dans le pyrrhonisme et dans la foi. Cela entendu, il n'y a plus rien dont on ne se rende compte dans ces fragments; il ne faut plus se battre pour soutenir que Pascal est sceptique ou qu'il ne l'est pas, qu'il n'a pu dire telle parole s'il a dit telle autre. Je vois deux esprits disputant sur une pensée singulière, et l'un dit, Cela n'est pas vraiment chrétien, l'autre, Cela est chrétien tout à fait : ils s'accorderont en disant, Cela est janséniste. Là est l'originalité des Pensées, mais aussi là est le danger. Si notre raison, ainsi poussée à bout, résiste; si Pascal ne peut nous retenir jansénistes, il n'a plus de force pour nous retenir chrétiens. La prudence des éditeurs de Port-Royal avait assez effacé la marque du jansénisme dans les Pensées pour que le livre, du moins à distance, et à mesure qu'on s'éloignait davantage des querelles théologiques, ait pu paraître simplement catholique et édifiant en général. Aussi la même piété qui repoussait les Provinciales accueillait et goûtait les Pensées, comme s'il pouvait y avoir deux hommes dans Pascal, un génie si absolu et si entier (a)! Mais le pur jansénisme, poussé jusqu'à un degré où personne ne le poussait à Port-Royal, ayant repáru dans le texte authentique, aussitôt il a fait scandale, et placé désormais l'œuvre apologétique de Pascal, non plus précisément, comme elle était autrefois, à la tête de toutes les autres, mais plutôt à part, dans un orgueilleux isolement.

Mais cet esprit de secte et de cabale, qui a mis dans les Pensées ure théologie si ardue, une argumentation si subtile, quelque chose d'outré et de forcé en tout, y a mis aussi l'élan et la flamme. Si je citais, pour le montrer, l'incomparable dialogue du Mystère de Jésus, on me dirait peut-être que ce n'est pas là du jansénisme, mais

(a) J'ai indiqué plusieurs rapprochements entre les Provinciales et les Pensées. J'indiquerai encore, dans la Ive Provinciale, un développement de la doctrine du Dieu caché, et dans la XVIIIe une page qui contient en germe le par graphe 42 de l'article XXIV.

C.

seulement de la charité, et que toute âme pieuse s'exalte ainsi au pied du Calvaire. On se tromperait, je crois; et il fallait, pour sentir et parler ainsi, l'âme passionnée d'un défenseur de la grâce contre les ingrats (a). Mais prenons-le au milieu d'une argumentation, quand on le croirait tout entier à son raisonnement, et que la conclusion de ce raisonnement renferme une de ses doctrines les plus difficiles et les plus dures: « Il y en a, dit-il (xvi, 15), qui voient bien qu'il » n'y a pas d'autre ennemi de l'homme que la concupiscence qui le » détourne de Dieu, et non pas Dieu; ni d'autre bien que Dieu, et » non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de l'homme » est en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des » sens, qu'ils s'en soûlent et qu'ils y meurent. Mais que ceux qui » cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n'ont de déplaisir que d'être » privés de sa vue, qui n'ont de désir que pour le posséder, et d'en>> nemis que ceux qui les en détournent, qui s'affligent de se voir >> environnés et dominés de tels ennemis ; qu'ils se consolent, je leur » annonce une heureuse nouvelle : il y a un libérateur pour eux, je » le leur ferai voir; je leur montrerai qu'il y a un Dieu pour eux, » je ne le ferai pas voir aux autres. » Où est l'âme qui ne serait pas émue par ces cris? Mais à quoi se réduit la pensée? A ceci, qui tout à l'heure nous semblait bien rude, que les Juifs, ou ceux qui pensent comme eux, seront justement condamnés pour avoir pris la parole sacrée à la lettre, pour avoir attendu la terre promise et la défaite de leurs ennemis : tandis que cette terre et ces ennemis ne sont que figure; qu'en cela ils prouvent qu'ils n'aiment pas Dieu, et qu'ainsi ils ne méritent pas de le connaître. Proposé sèchement, cela étonne la raison et la repousse; mais à de si vives paroles, cette raison se trouble, une émotion contagieuse la gagne; elle se sent prête à s'éloigner des Juifs avec une sombre horreur, et à se tourner vers JÉSUS-CHRIST avec une espérance ardente et une joie austère. Que serait-ce si nous étions plus près de Pascal, et si nous respirions le même air que lui? Il a partout des traits semblables. Tout à l'heure je faisais voir le péril de son argumentation sur les miracles; mais ce qu'elle a de hasardeux était couvert par la véhémence de sa foi. L'impression du miracle

(a) Ce mot désigne, parmi les théologiens, les ennemis de la grâce. Voyez le poëme de saint Prosper, et celui de Racine le fils.

est sur lui et l'enveloppe; il entrevoit l'invisible; il se fait dire : Où est ton Dieu ? et il répond : « Les miracles le montrent, et sont un n éclair (xxv, 95).) Voyez encore, dans l'article xxIII, le premier fragment du paragraphe 8. Croit-on maintenant que si Pascal n'avait pas embrassé sa foi avec l'ardeur qu'inspire une opinion persécutée, s'il n'avait pas combattu pour la grâce et souffert pour elle, s'il n'avait été que le tranquille interprète d'un symbole autorisé, il eût trouvé ces accents qui nous donnent de si vives secousses? Pour moi, je ne le crois pas; et c'est ici que je veux m'expliquer de manière à ce qu'il ne reste aucune équivoque sur ma pensée. La théologie janseniste a été condamnée par l'autorité de l'Eglise, qui a sa règle en elle-même, et qui détermine souverainement dans le dogme le point que la foi ne doit pas dépasser. Mais ce n'est pas le raisonnement qui peut fixer cette mesure, et philosophiquement parlant, le jansenisme, considéré comme un système, n'est qu'un catholicisme conséquent et rigoureux. Ce ne serait pas être sincère que de se mettre à l'aise aux dépens du jansenisme, en lui imputant ce qu'il peut y avoir de troublant dans les Pensées : ces embarras et ces tourments, le jansenisme les accuse et les fait sentir davantage, mais ce n'est pas lui qui les crée; ils tiennent aux choses ellesmêmes, ils sont attachés à toute discussion de la religion par la raison, et la pensée de l'homme s'y condamne toutes les fois qu'elle prétend comprendre le surnaturel et l'expliquer. Si cette effrayante entreprise est possible, elle ne l'est qu'aux conditions que Pascal a subies; et qui voudrait se les épargner n'arriverait pas jusqu'au terme. A ceux donc qui censureraient la démonstration de Pascal parce qu'elle est établie sur le jansenisme, il n'y a qu'une réponse à faire : Trouvez-en une autre; une autre aussi vigoureusement raisonnée et aussi émouvante, qui force le logicien dans sa logique, et l'indifférent dans son indifférence, qui ne laisse point de refuge ni à l'esprit ni au cæur. Mais elle ne se trouvera pas. Celle de Pascal forme seule un système complet, où tout se tient, comme dans une construction géométrique, et où, le principe une fois accordé, tout doit suivre, qu'on y consente ou qu'on y répugne. Les

y autres ne sont que des assemblages de discours persuasifs sur la religion, dans lesquels on répond tantôt à une difficulté, tantôt à une autre, tantot par un principe, tantôt par un autre, sans enchainement nécessaire, et nulle idée n'étant suivie jusqu'au bout, de sorte

que l'objection peut trop souvent être poussée à un point où la démonstration n'atteint pas : voilà ce qui arrive nécessairement si on est arrêté par la peur d'être extrême. Le pur jansénisme n'a peur de rien, et c'est ainsi qu'il a donné à l'œuvre de Pascal tant d'unité et de rigueur. Respectons donc le jansénisme dans le grand monument qu'il a produit, et ne faisons pas comme ceux dont parle M. Sainte-Beuve, « qui, en usant largement du livre des Pensées, et >> en prétendant y cueillir les fruits, nient le tronc ou l'insultent, et » sont des ingrats. »

Pascal est philosophe et théologien tout ensemble; on achèvera de comprendre son génie en le comparant à deux hommes qui sont ses égaux, et entre lesquels il a paru, l'un le philosophe, l'autre le théologien par excellence, Descartes et Bossuet. Descartes est le maître de Pascal à deux titres, par sa liberté d'examen, et par son esprit géométrique, l'une qui n'accepte aucun préjugé, et résiste par le doute jusqu'à la preuve; l'autre, qui poursuit cette preuve par la voie du raisonnement et de l'abstraction. Mais ce qui est le propre de Descartes, et à quoi Pascal répugne profondément, c'est de distinguer deux ordres de vérités tout à fait indépendantes entre elles, celles de la philosophie et celles de la foi. Dès qu'il a fait sa soumission à la foi, il ne regarde plus de ce côté, et donne à la pure philosophie toutes ses pensées. Il prétend établir par la seule raison l'âme et Dieu, tente l'explication du monde, et s'il ne résout pas le problème, le conçoit du moins et le pose scientifiquement; aborde par quelque côté toutes les questions et jette partout des vues; donne aux mathématiques non pas seulement des vérités, mais des méthodes; ouvre enfin une voie nouvelle pour l'esprit humain. Descartes est, comme on l'a dit, un génie éminemment inventeur, Pascal est surtout un génie critique. L'un vise plus loin et embrasse davantage, l'autre étreint plus fortement. L'un va au-devant des questions; l'autre ne traite que celles qui s'offrent à lui, mais il les épuise. Descartes étend notre intelligence par la multitude des idées qu'il lui apporte : Pascal nous enfermerait volontiers dans une seule idée, mais dont il tire assez pour remplir notre esprit et notre cœur. Tous les deux se sont isolés du passé, et demeurent à peu près étrangers au spectacle de l'histoire; mais Pascal s'isole également de la nature extérieure. S'il lui arrive de

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