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Une conduite honnête, prévenante, affectueuse dans les petits Souverains envers les Puiffances avec qui ils ont des rapports, fur-tout envers celles qui peuvent beaucoup pour ou contre eux, valent ordinairement mieux que des liaisons particulieres avec quelques-unes. Leur intérêt eft de ménager tous ceux qui peuvent leur être utiles ou nuifibles, de conferver leurs bonnes graces par des procédés nobles & obligeans; au lieu qu'en s'alliant à une Puiffance particuliere, ils courent rifque d'en indifpofer plufieurs autres, fans s'attacher davantage celle avec qui on s'allie. Car un allié puiffant fe mettra peu en peine de manquer à un allié trop foible pour lui en marquer fon reffentiment. Il ofera même fe fervir peut-être du prétexte de leur union pour le maîtrifer, & l'amener hautement à fes vues. Que fera alors un petit Prince qui ne fe fera pas affuré de la bonne volonté de ceux qui pourroient le fervir utilement contre un allié qui abuse des droits de l'amitié?

On voit par-là combien il eft quelquefois dangereux de contracter des. Alliances. En croyant augmenter fes forces on les affoiblit. On perd de bons amis pour acquérir un faux allié. Quand on eft trop foible pour être maître de fes actions, il faut éviter des engagemens qui peuvent devenir très-gênans.

Des grandes Alliances.

LES grandes Alliances, celles qui font compofées de Puiffances formidables, femblent au premier coup d'œil ne devoir être fujettes à aucun des inconvéniens des Alliances entre des Puiffances inégales. Il ne faut pourtant pas s'en laiffer impofer par cette apparence. Les grands Etats ont des intérêts trop compliqués & trop difparates pour être long-temps alliés. Un accident les unit, un autre les défunit. La diverfité & le changement des intérêts rompent plus facilement les grandes Alliances qu'elles n'ont été contractées. Dans ces fortes de liaisons, chacun voulant, non foumettre ses vues particulieres au but général de la ligue, comme il le de vroit, mais plier l'objet de l'union à fes intérêts perfonnels, la méfiance, la jaloufie, la rufe s'en mêlent, les plaintes ouvertes fuccedent aux murmures, au lieu de fe fervir mutuellement, on fe deffert ou l'on refte dans l'inaction; la diffolution totale de l'Alliance s'enfuit, & c'est beaucoup, fi l'inimitié des alliés ne lui fuccede pas.

Une Alliance entre de grandes Puiffances eft une machine trop compo fée, dont les refforts s'accordent mal; les mouvemens fe gênent; il y a trop de frottemens. L'hiftoire fourmille de preuves de cette vérité. Voyez LIGUE, car ces fortes de grandes Alliances font ordinairement offenfives.

Tome III.

B

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Alliances naturelles.

LES Alliances naturelles font celles qui fe font entre des Puiffances naturellement amies. Les Politiques appellent Puiffances naturellement amies, celles dont les intérêts naturels fe trouvent tellement combinés, que, fans pouvoir fe porter aucun préjudice, elles peuvent fe fervir utilement; celles dont le fyftême politique ne fe heurte point, ou parce qu'il n'a pas le même but ou parce qu'elles n'emploient pas les mêmes voies pour y parvenir, qui par conféquent loin d'avoir aucune rivalité permanente entre elles, trouvent plutôt un avantage fenfible à concourir mutuellement à leur profpérité réciproque. Deux Puiffances qui, n'ayant rien à craindre l'une de l'autre, font néanmoins dans le cas, par leur fituation, de fe protéger contre un ennemi commun, font encore naturellement alliées. Telles font la France & la Suede.

Entre des Etats de cette nature les Alliances font auffi aifées à conclure, que finceres & durables. Il ne s'agit ni de fineffe, ni de furprife. Plus on fait de bien à fon allié, plus on s'en fait à foi-même. Il ne faut pas craindre de faire un ingrat en lui prodiguant fes bons offices. On doit plutôt appréhender qu'en le fervant avec froideur & réferve, on lui fourniffe un prétexte d'ufer de repréfailles. Si mon allié peche contre fes intérêts en ne me fecourant pas, au lieu d'oublier les miens pour le venger, je le mettrai dans fon tort en l'aidant au befoin; par-là je faurai lui en imposer à lui & à mes ennemis. Je me donnerai bien de garde de rompre un lien qu'il relâche, je travaillerai bien plus avantageulement en le refferrant. C'eft donc un principe fûr qu'il faut faire autant de bien que l'on peut à fon allié naturel.

Mais il arrive quelquefois que des alliés naturels fe trouvent unis par une partie de leurs intérêts, & divifés par l'autre. Telle eft la position refpective de la Cour de Vienne & de l'Angleterre. Leurs Domaines font fitués de façon qu'elles ne peuvent fe porter aucun dommage. Les Anglois doivent défirer que la maifon d'Autriche foit dans une fituation floriffante puifque c'eft l'épouvantail dont ils fe fervent pour intimider la France, & l'empêcher de porter fes principales forces fur mer. La Cour de Vienne de fon côté favorife les Anglois; n'étant point une Puiffance commerçante, elle n'eft point jaloufe de fon commerce, & le regarde au contraire comme la fource des richeffes qu'ils ont fouvent prodiguées pour fon service. L'Angleterre, Puiffance commerçante ne doit faire la guerre que pour l'avantage prochain, ou éloigné, de fon commerce. La.maifon d'Autriche quoique déchue de fon ancienne grandeur, n'a pas tout-à-fait oublié fes prétentions. Ici les intérêts de ces deux alliés commencent à fe contrarier. Prefque tous les Anglois ont enfin adopté les principes de Mylord Bolingbroke fur la paix d'Utrecht : ils fentent qu'il eft de leur intérêt, que la

Cour de Vienne ne foit pas affez puiffante pour fe paffer d'eux, qu'il faut entretenir fon ambition & la modérer. L'Angleterre dans cette pofition délicate, a prefque toujours montré une conduite digne des plus grands éloges. Conciliant adroitement fes intérêts à ceux de fon allié, fi elle s'oppole à fon établiffement de commerce à Oftende, elle fe rend garant de la Pragmatique-Sanction de Charles VI, & emploie tout fon crédit à favorifer ce nouvel ordre de fucceffion. Les Anglois ne négligent rien pour conferver la Couronne Impériale à la maifon d'Autriche; mais ils refusent de prendre part à fes guerres de Hongrie, dans la crainte de nuire à leur commerce dans les échelles du Levant. Ils fe font un mérite à la Porte de cette retenue, & par-là fe mettent en état d'y fervir la Cour de Vienne, lorfqu'ayant perdu en Hongrie cette furabondance de force qui la rendoit trop inquiette dans l'Occident, il eft de leur intérêt de lui ménager la paix. Ce fut une chofe, ou fort habile, ou fort heureuse pour l'Angleterre, de ne point s'armer pendant la guerre qui s'alluma en 1733 entre la France & la Cour de Vienne. Le miniftere de Londres s'en repofa fur le caractere pacifique du Cardinal de Fleury, que les embarras de la guerre tenoient trop mal à fon aife pour qu'il fût tenté d'abufer des premiers fuccès des armes Françoises. Sans doute que fi la France n'avoit pas figné en 1735 des articles préliminaires de paix, en établissant une fufpenfion d'armes, les Anglois feroient venus au fecours de l'Empereur Charles VI; mais ils ne dûrent pas être fachés que la Cour de Vienne eut fait une épreuve malheureufe de fes forces, &, en fe convainquant par fa propre expérience de la néceffité de conformer les vues à celles de l'Angleterre, fût déformais moins entreprenante & plus difpofée à fe prêter aux intérêts de fes alliés. Jamais les Anglois ne peuvent que fervir avantageusement la maifon d'Autriche en venant à fon fecours; il y a au contraire, des circonftances où la Cour de Vienne defferviroit l'Angleterre en prenant les armes en fa faveur. Les Anglois, par exemple, ayant une guerre ma ritime contre la France qui eft beaucoup moins forte qu'eux fur mer, il feroit de leur intérêt de vuider leur différend par eux-mêmes. S'ils engageoient leurs alliés à faire la guerre fur terre à la France, ils attaqueroient le taureau par les cornes. Obligés de donner des fecours à leurs alliés, ils feroient eux-mêmes une diverfion à leurs affaires de mer, & vraisemblablement ils feroient forcés, en faifant la paix, de reftituer ce qu'ils auroient pris, pour faire reftituer à leurs alliés ce qu'ils auroient perdu. C'eft par ces confidérations qu'au commencement de la derniere guerre les Anglois ne négocierent que pour empêcher qu'elle ne s'allumât fur terre. Plus d'une fois ils ont été fachés que la maison d'Hannovre eut des poffeffions dans le continent qui pouvoient gêner leurs opérations

maritimes.

Quand on a des Alliances naturelles à manier il ne s'agit point de multiplier les difficultés, d'aller en tâtonnant, comme fi l'on cherchoit à

furprendre, ou que l'on craignit d'être furpris. Toutes les fois que les intérêts font communs, on ne fauroit trop fe prévenir par de bons offices agir avec zele & avec candeur, écarter tous les obftacles, paffer par-deffus de petits intérêts pour obtenir l'effentiel. Quand on a bien faifi le véritable point de vue d'une Alliance naturelle, il ne s'agit plus que d'en combiner les différentes circonftances où l'on peut fe trouver, pour juger du plus ou du moins d'importance qu'on doit y donner, & ne pas s'expofer à des regrets ou à des reproches. Enfin, lorfque des alliés naturels traitent des affaires qui les forcent à ne pas agir de concert, ils doivent y mettre toute la franchise & la bonne volonté qui conviennent à des amis qui n'ont pas envie de fe brouiller.

Des Alliances anciennes & des Alliances nouvelles.

LES Alliances nouvelles, toutes chofes d'ailleurs égales, font auffi fragiles que les anciennes font affurées. Quelque bonnes intentions qu'aient les nouveaux alliés, la lenteur de leurs négociations nuit toujours à l'exécution de leurs deffeins. Ils font quelque temps à s'entendre, avant que l'habitude leur apprenne à agir de concert, à voir les objets de la même maniere & ait établi la confiance fans laquelle on ne fait rien qu'à contre-cœur.

Convenons cependant que des changemens d'intérêt peuvent produire des 'Alliances nouvelles auffi folides que les anciennes qu'elles remplacent. On a vu la République des Provinces-Unies, peu de temps après la paix des Pyrénées, contracter l'Alliance la plus étroite avec la Cour de Madrid qui poffédoit les Pays-Bas. Comme les Hollandois craignoient moins l'ancienne haine de l'Efpagne dans l'état de foibleffe où cette Monarchie étoit tombée, que l'ambition de la France, dont toutes les vues d'agrandiffement fe tournoient du côté de la Flandre, ils crurent qu'il étoit de leur intérêt de foutenir un voifin qui leur paroiffoit beaucoup moins redoutable que fon ennemi; & les Provinces-Unies ayant contracté l'habitude de craindre le voifinage des François, elles ont voulu au commencement de ce fiecle oppofer une barriere à leurs efforts, & elles regardent aujourd'hui la Cour de Vienne comme leur rempart.

Telle eft encore l'Alliance de la France avec l'Espagne, depuis le commencement de ce fiecle. Les Rois de ces deux Royaumes font unis par les intérêts du fang. Philippe V perfonnellement brouillé avec tous les alliés naturels de fes Etats, ne pouvoit compter que fur la France pour faire valoir les droits de fes fils, du fecond lit, fur la fucceffion de Parme & de Toscane. Mais nous traiterons plus bas des Alliances fondées fur la parenté.

Alliances forcées.

COMME il y a des Puiffances naturellement amies, il y en a auffi qui font naturellement rivales & jalouses l'une de l'autre. Leurs intérêts fe croifent. L'agrandiffement de l'une ne peut qu'être préjudiciable à l'autre. Ce font des voifins qui ne peuvent étouffer une envie fecrete d'étendre leurs frontieres ou deux peuples commerçans fans ceffe expofés à la tentation d'envahir le commerce l'un de l'autre; ou encore des Nations qui ont une antipathie invétérée l'une pour l'autre, fans qu'on en puiffe donner d'autre raison que l'ancienneté de leur haine. De telles Puiffances, malgré la diverfité de leurs vues, malgré leurs rivalités, malgré l'incompatibilité de leurs intérêts, fe voient quelquefois contraintes par une fituation finguliere du systême général de l'Europe, ou pour des intérêts momentanés, ou par l'approche d'un danger extraordinaire, de contra&ter enfemble des liaifons d'amitié, & d'entrer en Alliance, au moins pour quelque temps, jufqu'à ce que le changement des affaires remette les intérêts dans leur ordre naturel. Ôn nomme ces Alliances des Alliances forcées, parce qu'elles font contraires aux intérêts naturels des parties qui les contra&tent. Auffi n'y a-t-il que la néceffité du moment qui puiffe les autorifer. Comme elles font fort fufpectes, elles ne durent qu'autant que la néceffité qui les a produites.

Toute Alliance qui s'accorde mal avec les principes politiques du Gouvernement, avec le génie, les mœurs & les préjugés d'une Nation, ou avec la fituation topographique de fon territoire eft une Alliance

forcée,

On affure que, dans le voyage que le Czar Pierre fit en France, pendant la minorité de Louis XV, il y eut quelque négociation entamée pour former une Alliance entre la France & la Ruffie. Mais une telle Alliance, contraire aux intérêts des Contractans, auroit encore été forcée en ce qu'elle ne pouvoit leur être d'aucun avantage. Ce n'eft que le commerce qui peut unir les Cours de Pétersbourg & de Versailles, & le commerce, à moins qu'on ne traite avec un Etat purement commerçant, ne l'emporte jamais, & ne doit jamais l'emporter fur l'intérêt de la confervation & de la fureté de fes Provinces. La Ruffie, par la pofition de fes Provinces, doit être plus étroitement attachée à la Maifon d'Autriche qu'à la France, puifqu'elle n'a d'ennemi commun qu'avec la premiere. Le Czar, par une diverfion favorable, devient le défenfeur de la Hongrie contre les armes de la Porte; & plus il fe lie intimement à la Cour de Vienne, plus il en impose au Grand-Seigneur, qui doit craindre d'être obligé de fe défendre fur le Danube, s'il veut porter la guerre fur le Nieper. La Ruffie auroit déplu à Vienne & à Londres par cette Alliance, & la France fe feroit rendue fufpecte à la Porte & à la Suede.

Plufieurs Puiffances, quoique confidérables, fe font fait une maxime d'ê tre neutres, elles ne cherchent qu'à fe conferver. Vouloir les engager à fe

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