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ner la troifieme guerre que Rome venoit de commencer contre Carthage, il fut fait un traité par lequel le Sénat Romain accordoit aux Carthaginois la liberté & l'usage de leurs Loix, & leur laiffoit toutes leurs terres & tous leurs autres biens, tant ceux de la République que ceux des particuliers, à condition que, dans l'efpace de trente jours, ils enverroient à LiJybée, trois cens ôtages, tous fils de Sénateurs ou de principaux Citoyens, & qu'ils feroient tout ce que les Confuls leur ordonneroient. Les otages furent livrés, fur la bonne foi des Romains & dans la perfuafion que les Confuls n'ordonneroient rien qui fût indigne de Rome ou de Carthage. Mais quand il fut queftion de déclarer ces ordres, le Conful Lucius Marcius Cenforius, après s'être fait délivrer toutes les armes des Carthaginois, leur dit, de la part du Sénat, d'abandonner les murs de Carthage, & de bâtir une autre ville qui fut au moins à quatre-vingt ftades de la mer, enceinte de murs & fans fortifications. Quelle dut être l'indignation des Carthaginois, en fe voyant fi cruellement trompés! Ils repréfenterent inutilement, que cet arrêt terrible étoit contraire au traité felon lequel Carthage devoit demeurer libre. On leur répondit, par une baffe équivoque, que par le mot de Carthage, on avoit entendu les Carthaginois, & non pas le lieu où étoit leur ville. La guerre recommença, & Carthage fut totalement détruite, à la honte des Romains qui, pour abufer leurs rivaux, avoient eu l'attention de ne pas faire mention des villes dans le dénombrement des biens qu'ils laiffoient aux Carthaginois. De cette maniere le Sénat, en leur laiffant la liberté, fous-entendoit des conditions qui étoient leur ruine entiere, & cachoit par la réticence infidieufe du mot Ville, le deffein perfide de détruire Carthage. Quelle infâme fupercherie!

Les Alliances doivent être inviolables.

UN Prince doit être fidele à fes engagemens, lors même que fon intérêt femble exiger qu'il ne le foit pas; ou plutôt l'intérêt de la probité, de la vertu, de la bonne foi doir l'emporter fur tous les autres. La maxime contraire ouvriroit la porte à la tromperie, & par elle, aux plus grands défordres; autoriferoit la fraude, femeroit la méfiance dans tous les Cabipets, donneroit lieu à mille confufions, & introduiroit l'anarchie la plus dangereufe dans le monde politique. La bonne réputation eft un avantage fi grand, qu'il eft toujours utile de lui facrifier de petits intérêts paffagers qu'on exagere prefque toujours, parce qu'ils flattent des vues particulieres, & qui mis dans la balance ne valent pas le quart de l'autorité que donne la reputation d'être inviolablement attaché à fes alliés. Mais quelle fûreté y a-t-il à traiter avec un Prince auffi peu fcrupuleux que l'étoit CharlesQuint qui juroit toujours foi d'homme d'honneur, & faifoit toujours le contraire de ce qu'il juroit; ou que Charles-Guftave, Roi de Suede, qui ne rougiffoit pas de dire qu'il ne favoit quel animal c'étoit qu'un trait

De

tels Potentats trouveront difficilement des Alliés, & encore plus difficilement des Alliés fideles, parce que leur exemple les autorife à manquer de parole à leur tour; tandis qu'un Prince reconnu pour être religieux obfervateur de fes engagemens, trouve des amis au befoin; fa renommée jointe à fa puiffance fait ce que celle-ci ne feroit pas feule fans l'autre.

Si pourtant un Prince s'eft laiffé féduire par une Alliance capable d'occafionner la ruine de fon Etat, ou d'attirer quelque grand malheur fur fon Peuple, doit-il toujours y refter fidele, & s'obstiner à remplir les engagemens d'une Alliance fi funefte? La réponse eft facile. Le falut de l'Etat eft la Loi fuprême. Une telle Alliance étoit un attentat contre le bien public. C'en feroit un fecond que d'être efclave de fa parole aux dépens du bonheur de fes Sujets. On ne doit pas préfumer qu'un Monarque s'engage de gaîté de cœur & avec connoiffance de caufe, dans une Alliance qui tend à la ruine de fon Etat. C'eft donc faute de lumieres fuffifantes, c'eft imprudence de fa part, c'eft féduction; & la Puiffance avec laquelle il contracte cette Alliance pernicieuse, abuse visiblement de fa foibleffe ou de fon inexpérience, à moins qu'elle ne foit dans l'erreur, comme lui. Dans tous ces cas, comme les Princes ne doivent pas prétendre à l'infaillibilité, ils peuvent & doivent revenir fur leurs pas; il eft même glorieux pour les deux parties de redreffer une pareille faute. Si un contrat civil eft nul lorfque l'une des deux parties contractantes eft confidérablement lézée, de moitié, par exemple, ou davantage, à bien plus forte raison, une Álliance, qui entraîne la ruine de l'un des Alliés, ne doit pas être regardée comme obligatoire. La raifon & la politique font d'accord fur ce point.

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Ce que l'on vient de dire ne regarde pourtant que les traités frauduleux où l'une des parties feroit confidérablement lezée par furprise ou par artifice. Car hors ce cas la difproportion des ftipulations dans un traité d'Alliance n'en infirme point la validité. » Les fociétés, dit fort bien l'Auteur » de l'Effai fur les Principes du Droit & de la Morale, font fujettes à » réfiliation, quand pour un avantage égal, on ne met pas en commun » des valeurs égales; il s'enfuivroit qu'en vue de befoins égaux pour la » défense commune, fi les alliés promettoient des fecours inégaux en va» leur, l'Alliance pourroit-être réfiliée, ou pourroit donner lieu au Sou» verain qui auroit fourni les plus grands fecours de demander d'en être » dédommagé. Néanmoins cette Alliance doit fubfifter, & fans dédom» magement; mais cela vient de ce qu'il n'y a point d'injustice à régler » les valeurs mifes en commun, en proportion de la force des Etats, ou » de la générofité des Souverains qui s'allient enfemble. Ou, fi, l'on veut, » une pareille Alliance aura rapport, non à un fimple contrat de fociété » mais à un contrat fans nom, participant de la nature, de la fociété & de » la donation. "

Le Cardinal de Richelieu, en parlant des fecours que Louis XIII avoit

donnés aux Hollandois, & dont les Efpagnols s'étoient plaints fort haut à caufe des traités qui fubfiftoient entre la France & l'Espagne, dit à ce fujet : Il n'y a pas de Théologien au monde qui ne puiffe dire, fans » aller contre les principes de la lumiere naturelle, qu'ainfi que la né>> ceffité oblige celui à qui on veut ôter la vie, de fe fervir de quelque » fecours que ce puiffe être pour la garantir; auffi un Prince a-t-il droit » de faire le même pour éviter la perte de fon Etat. Ce qui eft libre en >> fon commencement, devient quelquefois néceffaire dans la fuite; il n'y »en a point auffi qui puiffe trouver à redire à la liaison que Votre Majefté entretient avec ces Peuples, &c. "

Ce principe n'a rien de contraire à l'inviolabilité des Alliances. Car une Alliance, comme nous l'avons dit dès le commencement de cet article, fuppofant une affiftance réciproque, on ne peut pas donner ce nom à un traité où une partie eft tellement facrifiée à l'autre, qu'il doit produire la ruine de celle-là. Ceci fervira à apprécier les plaintes des Cours, & les clameurs inconfidérées du vulgaire. On entend fouvent dire qu'une Puiffance manque à fes Alliés, que fes fecours ne font pas tels qu'ils devroient être, ou même qu'elle rompt ouvertement un traité. L'Homme d'Etat ne prononce pas fi précipitamment. Il commence par pefer les circonftances, par examiner les traités mêmes, puis il les confronte à la fituation générale des affaires, & aux intérêts réels & impérieux de chaque Nation. Son jugement modifié par toutes ces confidérations en devient plus équitable. Je conviens qu'il eft facile de fe faire illusion lorsque l'on juge des dangers que l'on court; & fûrement un péril imaginaire, ou au moins beaucoup moins grand qu'on ne l'eftime, ne doit pas porter une Nation ou un Souverain à manquer à un traité d'Alliance folemnel & exprimé fans équivoque, fur-tout lorsqu'on n'a pas lieu de foupçonner aucune mauvaise volonté, aucune furprise de la partie avec qui l'on a pris des engagemens. Aufli n'eft-il queftion ici que des Alliances abfolument & entierement pernicieuses, qui ne tendent à rien moins qu'à perdre un Etat. Or les Nations qui contractent font trop clairvoyantes fur leurs intérêts les Princes & leurs Miniftres combinent trop les chofes, pour tomber fouvent dans de telles fautes.

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Mais fi le cas arrive, il est d'une ame franche, & royale de convenir de fa méprife, de s'en expliquer ouvertement avec la Puiffance envers laquelle on a pris des engagemens téméraires que le falut de l'Etat, Loi à laquelle toutes les Loix doivent céder, ne permet pas de tenir. Quoi que cette démarche puiffe coûter, lorfqu'elle eft jugée néceffaire, il faut la faire, plutôt que de chercher par des fubtilités & des chicanes toujours odieuà éluder l'effet d'une promeffe qu'on n'a pas pu faire, parce qu'elle eft contraire au droit de la propre confervation, droit inaliénable dans les Nations, comme dans les individus. Craint-on encore de fe tromper, on peut s'en rapporter à des arbitres d'une impartialité incorruptible. Le

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public équitable fera toujours favorable aux Souverains qui, ne cherchant ni à tromper, ni à profiter d'un abus, doivent être eux-mêmes à l'abri de la fraude & de la furprise.

Ces confidérations nous font fentir combien il importe de bien calculer avant que de former des Alliances. Il faut pefer les avantages, & les inconvéniens; comparer ce que l'on a à craindre, à ce que l'on peut espérer; envifager les accidens qui peuvent réfulter des avantages préfens; proportionner ses engagemens à fes facultés, & aux fruits qu'on doit en recueillir; en un mot, apprécier à sa jufte valeur ce que chaque allié met & retire. C'eft par le plus fcrupuleux examen qu'on parviendra à ne fe faire illufion fur aucun point, à former des Alliances auffi, utiles que fo, parce qu'elles feront fondées fur la base d'une utilité réciproque. Il n'y a que celles-là fur lesquelles on doive compter.

lides

Alliances des grandes Puissances avec les petits Souverains.

LES grandes Puiffances ne doivent pas s'attacher à former des Alliances avec de petits Souverains, à moins qu'il n'y ait des circonftances particulieres qui leur en faffent une Loi. On ne peut pas espérer de grands fecours d'un petit Prince. Son Alliance eft peu füre, parce qu'une grande Puiffance ennemie a bien des moyens de l'attirer à fon parti: l'expérience a fait connoître que les petits Souverains font fujets à donner leur amitié aux plus offrans; ordinairement l'argent que l'on donne pour acheter des Alliances eft un argent perdu; une plus grande fomme en rend l'effet nul. Un petit Prince encore ne pouvant agir par lui-même, on eft obligé de lui payer des fubfides qui énervent l'Etat. Il ne peut pas non plus fe défendre par lui-même contre un ennemi puiffant, & s'il vient à être écrafé, il nous refte fur les bras. On en a vu des exemples dans la guerre du Nord, lorfque le Duc de Holftein fe déclara pour la Suede, & fut abinié, par la Ruffie & le Danemarck. La même chofe eft arrivée avec le Duc de Modene, dans la derniere guerre d'Italie. S'allier avec de petits Prin-, ces, fur-tout lorfque leurs Etats font voifins de notre ennemi, c'est fouvent lui donner plus de prife fur nous. Il vaudroit mieux payer alors ces Princes pour être neutres que pour se déclarer en notre faveur. Je ne vois guere que la néceffité de paffer fur leurs terres qui doive faire rechercher leur Alliance; ou leur habileté perfonnelle, qui en fait des Généraux redoutables qu'on peut mettre avec fuccès à la tête d'une armée d'Alliés; encore faut-il être bien für de leur fidélité; ou d'autres cas femblables qui ne font pas en grand nombre.

Il eft fouvent plus difficile de conferver l'Alliance d'un petit Prince que celle d'un grand. C'eft que la foibleffe de celui-là le rend foupçonneux, inquiet, jaloux, exigeant. Il craint toujours que l'autre n'abufe de fa fupériorité. Facile à s'alarmer, il lui femble qu'on n'a jamais affez de com

plaifances pour lui, qu'on ne ménage point affez fes intérêts. Ces petites Alliances font donc embarraffantes, vétilleuses, épineufes. Une Puiffance fupérieure acquiert difficilement la confiance d'une autre qui lui eft fort inférieure. Les petits Souverains font toujours plus occupés de ce qu'ils attendent de leur Allié que de ce qu'ils lui doivent. Les grands favent qu'ils ont dans leur force & leur réputation un garant fuffifant des fecours qui leur font promis.

Alliances des Petits Princes avec les grandes Puiffances.

TOUTE fociété d'intérêts avec un plus puiffant que foi eft dangereuse. Cette ancienne maxime s'eft trop fouvent vérifiée dans les Alliances des petits Princes avec les grands, pour qu'on puiffe la révoquer en doute. Sans parler des Romains qui fe faifoient les défenfeurs des autres Peuples pour les affervir, combien de petits Princes & de petits Etats en Italie fe font mis dans la dépendance des Puiffances fupérieures dont ils ont réclamé l'affiftance. Cependant plus un Etat eft foible, plus il eft environné de puiffans voifins, plus il a befoin de fe ménager des Alliances qui puiffent opérer fa tranquillité & fa fûreté. C'eft ce qui a produit la confédération Helvétique, & celle des Provinces-Unies; mais ces Etats ainfi confédérés, font moins regardés comme des Alliés entre eux, que comme un feul corps dont les Membres font unis à perpétuité pour leur intérêt commun. Če n'eft pas de ces confédérations dont il s'agit ici. Les Suiffes & la République de Hollande ont encore de petites Souverainetés qui leur font alliées, ou qui font, fi l'on veut ainfi s'exprimer, fous leur protection ; & c'eft affurément un grand avantage pour ces Etats de la derniere claffe, de s'être ménagé l'amitié d'un voifin puiffant & non ambitieux, qui en fe les attachant a eu l'avantage d'arrondir fes frontieres, ou de n'avoir point d'étrangers dans fon fein..

Il est d'autres petits Etats qui feroient ifolés, & en butte à l'ambition de quiconque voudroit les affervir, s'ils ne s'allioient à des Puiffances capables de les défendre. Heureusement pour eux, la conftitution actuelle de l'Europe veille à leur confervation; & la Loi de l'équilibre fera toujours que les grandes Monarchies s'oppoferont à des invafions qui feroient pencher la balance en faveur des ufurpateurs. Après bien des mouvemens & des déplacemens, il paroît que les Principautés les plus foibles, ont pris une affietté qu'elles conferveront foit en vertu de leurs Alliances actuelles, foit par l'intérêt général qui la leur affure.

La révolution de Pologne eft peut-être une exception à ce que je dis; auffi quelle étrange conftitution que celle de Pologne ! Qui pouvoit la garantir des maux qu'elle a éprouvés? Si les troubles qui l'ont agitée doivent ramener un calme durable & dans les Provinces qui lui reftent & dans celles qui ont paffé fous une autre domination, qu'aura-t-elle à regretter?

Une

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