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I

l'on ruine fes Sujets, afin de ne pas manquer de gens qui veulent bien tenir l'ennemi éloigné des Frontieres. Mais, afin de le tenir le plus loin de fon Pays qu'il fe peut, ce Souverain penfionne fes voifins. Cela fait que, lorfque l'ennemi attaque des Etats qui fe gouvernent de cette maniere, il trouve un peu de réfiftance fur les frontieres; mais, dès qu'il les a entamées, il ne trouve plus rien qui l'arrête. Comment peut-on ne pas s'appercevoir que cette Politique eft fort mauvaise? Lorfqu'un homme va à la guerre, il met à couvert, autant qu'il le peut, le cœur & les autres parties nobles, fans fe mettre en peine des extrémités, parce que, fans elles, on peut vivre; mais, dès que le cœur eft attaqué, il faut mourir. Ces Etats-là font tout le contraire; car, fans penser au cœur, ils ne s'arment que les pieds & les mains.

Sans citer Florence & Venife, avant que la France eût un Militaire formidable, elle éprouva à quoi l'expofoit l'inconvénient de payer des Alliés pour la défendre. Lorfque les Anglois l'attaquerent en 1513, tout le Pays fut alarmé, le Roi lui-même fentit, auffi-bien que les autres, que la perte d'une feule bataille mettoit fa Couronne en rifque.

Il arrivoit tout le contraire chez les Romains; car, plus l'ennemi approchoit de Rome, plus il trouvoit de réfiftance. L'on vit, en effet, qu'après qu'Annibal eut gagné trois grandes batailles, où il périt tant d'Officiers de toutes fortes, & tant de braves foldats, la République fut encore en état de foutenir cette guerre, & même d'en fortir victorieufe. Tout cela ne vient que d'avoir eu foin de tenir toujours le cœur de l'Italie bien armé, fans fe mettre fort en peine des extrémités. Car, les principales forces de cette République étoient les Peuples de Rome, ceux du Pays Latin, avec les autres Villes d'Italie qui lui étoient affociées, &, enfin, fes Colonies. L'on tiroit tant de foldats de tous ces lieux-là, qu'il y en eut affez pour conquérir l'Univers, & pour le tenir dans les termes d'une parfaite obéiffance. Après la perte de la bataille de Cannes, Annibal envoya des Ambaffadeurs à Carthage, où, comme ils faifoient de grands éloges des exploits de ce Général, Hannon leur demanda, fi le Peuple Romain avoit envoyé quelqu'un demander la paix, & fi quelque Ville du Pays Latin, ou des Colonies, s'étoit foulevée contre la République ? ces Députés répondirent que cela n'étoit point encore arrivé. La guerre, dit Hannon, n'eft donc pas plus avancée qu'elle l'étoit avant cette victoire.

Quelques grandes Puiffances de l'Europe font encore dans l'ufage de payer des penfions à de petits Princes pour fe conferver leur amitié; à quoi ils font déterminés par des raifons particulieres, comme de fe ménager la liberté du paffage par leurs terres, ou la facilité d'en tirer des fubfiftances, ou au moins de s'affurer qu'ils obferveront une exacte neutralité, &c. Je ne fais fi tout cela n'eft pas un argent mal employé. L'avantage qu'on achete fi cher ne pourroit-il pas s'obtenir à moins de frais? Ne vaudroit-il pas mieux les employer au-dedans de l'Etat, foit à augmenter

fon militairé, foit à améliorer le fort de fes foldats, à entretenir fes places dans le meilleur état. La force réelle, le crédit, une conduite noble, franche, honnête & généreufe, font beaucoup plus que l'argent. Il vaut mieux en imposer par foi-même à fes voifins, que d'acheter leur Alliance qu'ils mettent toujours à trop haut prix.

Quelles font les Alliances les plus affurées: celles qu'on fait avec une République, ou celles que l'on contracte avec un Prince?

MACHIAVEL qui fe propofe cette queftion, la réfout ainfi. Comme il arrive tous les jours, dit-il, qu'un Prince fait un Traité avec un autre, ou que des Républiques en font entr'elles; que même il s'en fait auffi entre un Prince & une République; il n'eft pas inutile d'examiner de qui la fidélité eft plus conftante, & fur qui l'on doit compter plus à coup fûr, ou fur les promeffes d'une République, ou fur la parole d'un Prince; & l'on trouvera, après un mûr examen, qu'en plufieurs rencony a beaucoup de conformité entr'eux; & qu'en d'autres il s'y ren

contre de la différence.

Quand une République & un Prince auront fait un Traité forcé, il ne fera obfervé, ni de part ni d'autre. Quand auffi l'un & l'autre appréhendera de perdre fes Etats, il ne faut point s'attendre à l'obfervation d'un traité de leur part, ni en espérer aucune reconnoiffance.

Démétrius, qu'on appelloit le Preneur de Villes, avoit accordé mille faveurs aux Athéniens. Il arriva par la fuite, que ce Prince étant battu par fes ennemis, & voulant fe réfugier dans Athenes, comme dans une ville amie, & qui lui avoit de l'obligation, cette ville eut la dureté de lui fermer fes portes; ce qui lui parut bien plus rude, que la perte qu'il venoit de faire de fon armée. Pompée ayant été défait par Céfar dans la Theffalie, il se retira en Egypte vers Ptolomée, qu'il avoit auparavant remis fur le Trône, & qui, pour récompenfe, fit tuer ce malheureux Chef. L'on voit bien que ces deux effets viennent d'une même cause; cependant la République, auffi ingrate, n'eut pas tant de cruauté que le Prince.

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Ainfi, quand la peur domine, la foi n'eft pas mieux gardée de la part d'une République, que de celle d'un Prince. Et, s'il fe rencontre un Prince, ou une République, qui s'expofe à périr pour vous demeurer fidele; l'un & l'autre peuvent avoir auffi les mêmes raifons. Car, pour le Prince, il peut arriver aifément qu'il foit ami d'un Potentat affez puiffant, qui, n'ayant pas pour l'heure les moyens de le défendre, peut pourtant dans la fuite le rétablir dans fes Etats. Ou bien, il fe peut faire, que celui qui eft dépouillé, ayant foutenu les intérêts de l'autre, comme étant fon allié, il ne puiffe fe promettre de trouver des affurances & de la bonne foi dans fon vainqueur; telle étoit la fituation des Souve

rains du Royaume de Naples, vis-à-vis des François auxquels ils étoient attachés. Pour les Républiques, il faut citer celle de Sagonte, qui périt pour demeurer attachée aux Romains; & celle de Florence, qui s'expofa au même malheur pour demeurer attachée aux mêmes François.

Je crois pourtant, tout bien compté, que lorsqu'il s'agira d'un péril éminent, l'on trouvera un peu plus d'affùrances dans une République, que dans un Prince; parce qu'encore que l'un & l'autre aient la même intention, cependant, comme les Républiques ont leurs démarches plus lentes, il arrivera qu'elles emploieront plus de tems à fe réfoudre, &, par conféquent, elles vous garderont la foi plus long-temps.

Les Alliances fe rompent encore fouvent par un principe d'intérêt; nais dans ce cas, les Républiques ont bien plus de fidélité que les Princes, & l'on pourroit rapporter des exemples, où des Princes ont rompu pour un très-petit intérêt, où un avantage confidérable n'a pû faire réfoudre une République à enfreindre fes Traités. Je n'en citerai qu'un. Thémistocle haranguant les Athéniens, leur dit qu'il avoit les moyens de faire un grand bien à leur Pays; mais qu'il ne pouvoit s'en expliquer publiquement, de peur de le faire manquer en le découvrant le Peuple d'Athenes chargea Ariftide d'écouter fes propofitions, & de former la réfolution qu'il y auroit à prendre à ce fujet, felon qu'il le jugeroit à propos. Thémiftocle donc lui découvrit, que la flotte de toute la Grece étoit dans un lieu où il étoit aifé de la prendre, ou de la détruire; &, quoiqu'elle fût fous la bonne foi des Athéniens, que l'on pouvoit paffer par-deffus cette difficulté, puifque ce coup les rendroit entierement maîtres de toutes les autres Puiffances. Ariftide rapporta au Peuple, que la propofition de Thémistocle étoit très - avantageufe, mais, en même temps, très-malhonnête, & très-contraire à la probité, ce qui la fit rejetter de tout le monde.

Je fuis fûr que Philippe de Macedoine n'auroit point eu cette délicateffe, non plus que beaucoup d'autres Princes, qui ont plus fait de conquêtes par la perfidie, que par tous les autres moyens. Il me femble donc prouvé, conclut Machiavel, qu'un Peuple ne fait pas tant de fautes qu'un Prince, & qu'il eft plus für de fe fier à une République, qu'à un Monarque.

Récapitulation. Principes fur la justice des Alliances & leur exécution.

I.

L'INTÉRÊT eft le feul lien des Alliances. On ne doit compter que fur celles qui font avantageufes à tous les alliés; & l'on ne doit compter fur chacun des alliés qu'à proportion de l'avantage que chacun retire de l'Alliance commune. Il n'y a donc que l'utilité réciproque qui puiffe ren

dre les Alliances folides, & elles ne font durables qu'autant que cette utilité fubfifte

II.

En contractant une Alliance, il ne faut pas feulement confidérer & concilier les intérêts actuels des alliés: il faut encore prévoir quels pourront être ces intérêts pour l'avenir, en calculant les événemens poffibles. Les événemens changent les intérêts, & les intérêts les Alliances.

I I I.

Le bien des Peuples eft le fondement des Alliances, & des changemens qu'on y fait. Si ce bien exige d'autres engagemens, il faut s'y réfoudre. Dans ce cas, on doit avertir fon allié que les changemens arrivés ne permettent pas de demeurer dans fon Alliance, afin que de fon côté il puiffe prendre d'autres mefures.

I V.

Les Alliances perpétuelles doivent être rares, & avoir des objets fixes que la juftice avoue.

V.

Les Alliances indéterminées font prefque de nul effet. Tout doit être spécifié & déterminé dans un Traité. Tous les cas doivent être prévus.

V I.

On peut s'allier avec un Prince actuellement en guerre, pourvu que cette guerre foit jufte. Si elle ne l'étoit pas, on fe rendroit complice de fon injustice.

VII.

Enfeigner qu'on ne doit pas donner les fecours promis à un allié, forfque la guerre ne paroît pas jufte, c'eft donner trop de facilité à éluder Fexécution d'un Traité, fous le prétexte de cette injuftice. Si l'injustice de la guerre eft abfolument évidente, il vaut abfolument mieux rompre l'Alliance que de participer à cette injuftice. Mais dans les cas communs & ordinaires, même dans les cas douteux où les deux parties femblent être autorifées à la guerre par des motifs également plaufibles, ou à-peu-près, on doit défendre les intérêts de fon allié.

VIII.

On peut s'allier avec différens Princes à la fois. S'ils font en guerre Fun contre l'autre, on gardera la neutralité. On tâchera de les accommoder, & on offrira fa médiation. Si la justice veut que l'on fe déclare

pour l'un, pour celui dont la caufe eft la plus jufte, on doit en préve

nir l'autre.

I X.

On ne doit aucun fecours à un allié qui fe fait des ennemis par une conduite manifeftement injufte. Quand il feroit attaqué le premier par la voie des armes, il n'en eft pas moins l'agreffeur, fes injures & fes injuftices ayant provoqué l'attaque. Faire une Alliance défenfive avec quelqu'un, ce n'eft pas s'engager à époufer les mauvaifes querelles qu'il s'attirera par fa faute. Dans l'avant-derniere guerre, le Miniftere de France trouva mauvais que les Hollandois donnaffent des fecours à la Grande Bretagne & à la Reine de Hongrie, prétendant que ces deux Puiffances étoient les agreffeurs, quoique la France leur eut déclaré la guerre. De leur côté les Hollandois répondirent que la France étoit l'agreffeur, parce que fa déclaration de guerre n'avoit eu que des prétextes frivoles. C'eft ce qui arrivera toujours. Un Allié ne manquera jamais de raisons pour foutenir qu'il a tout le droit de fon côté, & qu'il eft injuftement attaqué. Si vous l'abandonnez dans cet embarras, il criera à la mauvaise foi, il fe répandra en plaintes, & fi l'occafion fe préfente, il vous fera éprouver fon reffentiment. Il n'y a donc qu'une injuftice évidente qui puiffe autoriser le refus des fecours ftipulés dans une Alliance défenfive.

X.

Le cas de cette injuftice évidente eft fi rare, qu'on a raifon de ftipuler, comme on le fait ordinairement, que l'un des contractans donnera fon fecours à l'autre, dès que celui-ci fera attaqué hoftilement dans quelqu'une de fes poffeffions. Etant queftion lorfqu'on forme une Alliance défenfive, de marquer d'une maniere claire & précife le cas de l'Alliance, il faut déterminer un point fixe, certain & qui ne foit fujet à aucune conteftation. Quel autre point peut-on choifir qu'un acte d'hoftilité. Tout autre grief, quel qu'il foit, qu'on voudroit prendre pour le cas de l'Alliance, feroit une fource intariffable de plaintes, de différends, de chicanes, de conteftations. Les Traités d'Alliance défenfive qui font fi avantageux pour les Nations, deviendroient inutiles, parce qu'il feroit aifé d'en élu

der la force.

En fuivant la méthode ufitée de contracter, on affure le repos public. Un Prince qui fait qu'en commettant les premieres hoftilités, il s'attire fur les bras les forces des Alliés de fon ennemi, eft moins prompt à en venir à une rupture ouverte. Il réprime fes paffions; il tente toutes les voies de la négociation, & il n'oublie rien pour faire connoître la justice de fa caufe & l'injuftice de fon ennemi. Tout ufage propre à étendre l'empire de la raifon & de la bonne foi fur les hommes, doit être adopté avidement, quoique dans de certains cas il foit fujet à des inconvéniens.

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