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Des Alliances perpétuelles.

A l'exception de quelques petits Etats dont le vrai intérêt eft de ne fonger qu'à leur exiftence, en fe mettant fous la protection de leurs voifins fans fe mêler de leurs querelles, l'Europe eft compofée de Puiffances qui ne cherchent qu'à s'agrandir, que leur jaloufie tient continuellement éveillées, & dont l'ambition a toujours quelque droit tout prêt à faire valoir. De cette foule d'intérêts oppofés, d'où naît une haine naturelle entre quelques Nations, il fe forme auffi un lien qui en attache quelques

autres.

Toutes les Puiffances n'emploient pas les mêmes moyens pour s'élever. Celles qui ne peuvent agir par elles-mêmes, cachent leur ambition. Leur politique confifte à attendre qu'il s'éleve des différends dans l'Europe pour en profiter elles n'ont point d'objet déterminé d'agrandiffement, parce qu'elles dépendent des conjonctures; & leur art confifte à vendre à propos leur Alliance, & à donner leurs fecours à l'Etat qui leur propofe le plus grand avantage. Les Princes qui tirent, au contraire, de leurs propres forces le principe de leur grandeur, ont un fyftême fuivi d'élévation, & ils y rapportent toutes leurs démarches au milieu des événemens que leur politique ou la fortune font naître.

Après ce que je viens de dire, il eft aifé de juger des Puiffances qui peuvent contracter des Alliances perpétuelles, & dans quel cas elles doivent fe les permettre. Celles du premier ordre, que leur pofition mettoit hors d'état de fe faire aucun mal, & qui ont cependant un ennemi commun qu'elles font également intéreffées à ruiner, feroient blåmables, fi elles ne fe lioient pas par les plus longues Alliances: plus leurs engagemens feront forts, plus elles en retireront de confidération. Il n'en eft pas de même des Traités d'amitié qu'on a vu quelquefois conclure entre deux Princes naturellement ennemis & jaloux l'un de l'autre. Ces Traités qui n'établiffent aucune liaison folide, les expofent au mépris ou à la haine des autres Puiffances, toujours promptes à les foupçonner de ne pas connoître leurs intérêts ou de fe jouer de leurs promeffes.

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Comme un grand Etat ne peut avec fageffe vouloir s'étendre aux dépens de ceux qui lui font inférieurs & qui ne lui donnent aucun ombrage, il ne fauroit être trop attentif à faifir les occafions de contracter avec eux des alliances perpétuelles. Mais ceux-ci de leur côté ne doivent s'y prêter qu'à la derniere extrêmité, parce qu'ils fe mettroient dans le cas de violer leurs engagemens, ou de renoncer aux avantages que leur présente le cours toujours varié des affaires,

Des

Des Alliances fondées fur la parenté.

LES liaisons du fang ont peut-être contribué plus que tout le refte aux inconféquences de notre politique moderne. Elles dérangent tous les fyftêmes, & mettent de petites affections domeftiques à la place des grands intérêts qui devroient faire agir les Princes pour le bien de leur Nation ou du moins pour l'avantage de leur Maifon. On ne peut établir à cet égard aucune regle certaine. J'aimerois mieux un moulin pour mon fils, difoit le feu Roi Victor, que marier ma fille au Duc de Bourgogne; mais un autre Prince facrifiera fon héritier à l'établissement de fa fille; & il eft certain que l'intérêt a fait parmi les Souverains autant de mauvais parens, qu'une tendreffe aveugle a fait oublier à d'autres la gloire & la fûreté de leur Royaume.

Plus communément les liens du fang ne forment que des Alliances équivoques. Un Roi qui eft entraîné par l'amitié, fait encore ce qu'il doit à fon Etat en voulant concilier des fentimens oppofés, il arrive qu'il obéit tour-à-tour aux uns & aux autres, & qu'auffi mauvais politique que mauvais parent, il nuit à fes intérêts, & fert mal ceux qu'il croit fervir. Quoi qu'il en foit, la politique a raifon de regarder les liaifons du fang, comme des accidens propres à former des Alliances paffageres, fur lefquelles elle doit fonder de plus grandes ou de moindres efpérances, fuivant que les Princes avec qui l'on traite, font plus ou moins touchés des intérêts de leur Royaume, ou qu'ils fe laiffent plus ou moins gouverner par l'attrait d'une tendreffe particuliere.

Des Princes ont beau avoir une origine commune, ils ceffent d'être amis quand leurs Etats ont des intérêts oppofés. Un Peuple ne doit donc pas faire la guerre pour placer fes Princes fur des trônes étrangers; il acheteroit trop chérement un avantage inutile, fi la Nation à laquelle il veut donner un Roi, eft fon alliée naturelle; & un avantage court & paffager, fi elle eft fon ennemie : il arrive même quelquefois que des tracafferies de famille brouillent des Puiffances qui auroient été amies. Il n'y a déformais plus de Pyrénées, dit Louis XIV, à Philippe V, qui partoit pour l'Espagne. Les ennemis de la France prirent ce compliment poli qui ne fignifioit rien, pour le résultat de toute la politique de l'aïeul & du petitfils. On crut que les deux Monarques avoient fait un complot pour affervir le refte de l'Europe, que les Cours de Madrid & de Verfailles déformais étroitement unies, n'auroient qu'un même intérêt, & que Pambition commune qu'on leur fuppofoit, ne les diviferoit point, quand il feroit queftion de partager les conquêtes qu'elles auroient faites à frais communs. En voulant prévenir un mal imaginaire, les alliés s'en firent un réel. Si Philippe V avoit fuccédé, fans contradiction, à Charles II, il auroit eu néceffairement les mêmes intérêts & la même politique que fes prédéces Tome III.

D

feurs, fa reconnoiffance auroit été courte. Ses ennemis affermirent l'Alliance qu'ils redoutoient , parce que l'Espagne offenfée par tous fes anciens alliés, ne pouvoit efpérer de fe venger que par le fecours de la

France.

Les Alliances qui fe font entre deux familles Souveraines par des mariages, ne produifent pas communément l'avantage qu'on a en vue en les formant , parce qu'on ne marie pas les fceptres des Rois comme leurs perfonnes, & que ces liaifons de famille, bornées à peu de perfonnes, doivent céder à l'intérêt de l'Etat qui comprend tous les Citoyens dont il eft compofé. Il eft donc effentiel qu'un Souverain ne contracte point de cette maniere des Alliances qui choquent l'intérêt national: il s'expoferoit par cette imprudence à des chagrins & à des fautes dont il reffentiroit le premier les fuites funeftes."

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Mais ces Alliances fervent quelquefois à diffiper des ligues & à rompre d'autres Alliances nuifibles; elles retiennent toujours au moins pour un temps les Etats en quelque confidération les uns des autres, & elles ne doivent, par conféquent, pas être négligées, lorfque d'autres intérêts plus forts ne s'y oppofent pas. On peut ajouter qu'affez fouvent elles acquierent finon des droits, au moins des prétentions qui tôt ou tard font utiles à la maifon à qui elles ont paffé; mais qui peuvent auffi occafionner des guerres longues & cruelles.

Les quatre Souverains de la Maifon de France, dit un excellent Politique, doivent avoir pour principe de ne marier jamais leurs filles qu'à des Princes de leur fang. Si les Princes de cette Augufte Maison l'avoient tou jours fait, les deux Bourgognes & les Pays-Bas n'en feroient jamais fortis. Si les Princes de celle d'Autriche avoient toujours fuivi cette maxime, la Couronne d'Espagne & des Indes n'auroit point paffé dans la Maison de France; & la fucceffion de l'Empereur Charles VI n'auroit pas couru les rifques où elle a été expofée à l'occafion de la Maison de Baviere où font entrées les Archiducheffes d'Autriche.

Des Alliances des Princes Chrétiens avec les Infideles.

EST-IL permis aux Princes Chrétiens de faire Alliance avec les infideles, tels que les Turcs, &c.?

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Ce prétendu problême n'eft pas d'un fiecle philofophe, tel que le nôtre. Cependant, les préjugés religieux font quelquefois fi fort enracinés dans certains efprits foibles, toujours aux dépens de la faine politique & de la raifon, qu'il n'eft pas indigne d'un Ecrivain bien intentionné d'entrer par complaifance dans des difcuffions qu'il rougiroit de traiter devant des hommes qui foulent aux pieds la fuperftition. S'il fut un temps où par refpect pour certains jours facrés, on crut être obligé de fe laiffer maffacrer par fes ennemis, plutôt que de fe défendre, feroit-il étonnant

que chez quelques Nations où la Philofophie n'a pas encore fait de grands progrès, il fe trouvât des Princes ou des Miniftres affez peu éclairés pour fe faire fcrupule de faire Alliance avec les Mufulmans ou les Idolâtres?

Du refte, la queftion dont il s'agit ici, a très-bien été discutée par un Politique moderne, & je ne puis rien faire de, mieux que de le copier en l'abrégeant. Il a fait voir que l'exemple des Patriarches, la pratique, conftante des anciens Empereurs & Rois Chrétiens, & l'ufage actuel des Cours Chrétiennes, fans en excepter la Cour de Rome, concouroient avec la raison pour autorifer de telles Alliances.

Si Dieu défendit aux Ifraélites d'entrer en Alliance avec quelques Na-; tions particulieres, comme les Philiftins, il eft für auffi que le Peuple de Dieu s'allia avec d'autres Idolâtres, fans que le Seigneur lui en fit un crime. Les Alliances d'Abraham avec Afcol & Aner, & avec Abimelec; celles de David avec Achis, Roi de Geth; puis avec Naas, Roi des Ammonites, & Hiron Roi de Vir; celles des Machabées, Pontifes & Chefs de la Nation Sainte, avec les Romains, & avec les Spartiates; de Jofué avec les Gabaonites; d'Aza, Roi de Juda, avec Benadad, en font la preuve.

Depuis l'établiffement du Christianifme, les Empereurs Théodofe, Arcadius, Honorius, Valentinien, s'allierent avec les Goths,, les Alains, les Gepides, les Vandales, les Francs. Sous ces Empereurs Chrétiens, les armées Romaines avoient fouvent pour troupes auxiliaires, non feulement des Goths qui étoient Ariens, mais encore des Païens, plus ennemis du Chriftianifme que ne le font les Mahometans. Alors la foi étoit vive & ardente; le zele de la maifon du Seigneur embrafoit les cœurs chrétiens, & l'Esprit de Dieu, qui a fait parler les hommes Apoftoliques avec une fainte hardiesse, animoit de grands perfonnages. Tels étoient S. Ambroife, accoutumé à avertir & à reprendre Théodofe de fes fautes, S. Jérôme S. Auguftin, S. Chryfoftome, S. Léon. Aucun de ces Peres ne s'eft élevé contre ces Alliances que la circonftance & le befoin juftifioient.

Alphonfe le Chafte, pour s'oppofer à l'invafion de Charlemagne, s'allia avec Marfile, Roi Maure de Saragoffe; & Alphonfe III, furnommé le Grand, qui avoit tout à craindre de fes fujets & de ses ennemis, fit Alliance avec Lope, Roi Maure (*).

Les Rois de Hongrie, & les Princes de Tranfylvanie ont fouvent fait la guerre avec les Turcs contre les Allemands, & fe font mis fous la protection des Mahométans, contre les Autrichiens.

La raison juftifie tous ces Traités.

Il faut aimer la Religion, & haïr l'impiété; mais il ne faut pas haïr les hommes. C'eft la Religion du Mahometan qu'on doit abhorrer & non

(*) Forefti, Hift. des Rois d'Espagne,

fa perfonne. Y a-t-il une liaison néceffaire entre la Guerre & la Reli gion? Un Prince Chrétien peut s'allier avec les Mahométans, fans trahir fa patrie ni fa gloire, fans renoncer à fa foi, & fans accorder aucune condition qui y donne atteinte.

L'Eglife, dit-on, tient pour excommuniés tous les Hérétiques, & l'excommunication ne permet pas aux Fideles de communiquer avec eux; à plus forte raifon, doit-on s'abftenir de communiquer avec les Infideles. Raisonner ainfi c'eft pouffer trop loin l'effet de l'excommunication, qui ne va qu'à empêcher la Communion d'une même Religion, & la participation aux mêmes myfteres.

La fociété des Nations, comme celle des particuliers, a des Loix indifpenfables, des Loix également ennemies de l'impiété & des difficultés fcrupuleuses. Il n'eft pas difficile de fuivre le mouvement que l'intérêt de PEtat imprime, fans ceffer de conferver la foi. Toute communication pour des intérêts temporels, eft permife; elle n'eft défendue que lorfqu'elle iroit au détriment de la Religion. Il faut diftinguer le culte divin & la foi, d'avec la fûreté & l'intérêt temporel des Etats.

Les Princes Chrétiens peuvent traiter avec les Infideles; ils le peuvent, & ils le font. Des Evêques mêmes ont été employés, les uns par le Grand-Seigneur, les autres auprès du Grand-Seigneur. Il n'y a pas jufqu'aux Papes qui n'aient diftingué, en leur propre perfonne, la qualité de Frinces temporels, d'avec celle de Chefs de l'Eglife univerfelle.

Le Pape Jean I fut envoyé à Conftantinople par Théodoric, Arien, Roi d'Italie, grand & équitable Prince, pour folliciter auprès de l'Empereur Juftin I, la révocation d'un Edit, qui ordonnoit que les Eglifes des Ariens feroient mifes entre les mains des Catholiques. Cette Ambaffade n'eut pas le fuccès que le Roi en attendoit. Il en attribua la faute à la mauvaife conduite du Pape, & le foupçonna même d'avoir trahi fes intérêts. Lorfque Jean I fut de retour en Italie, Théodoric le fit arrêter à Ravenne, où il mourut (*).

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Le Roi Théodat envoya auffi le Pape Agapet à Conftantinople, pour déterminer Juftinien à lui accorder la paix (**).

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Jean de Montluc, alors Protonotaire du Saint Siege, & depuis fucceffivement Evêque de Valence, & Archevêque de Vienne en Dauphiné, fut Ambaffadeur de François I, à la Porte (***). François de Noailles, Evêque d'Acqs, fut auffi Ambaffadeur du même Prince à Conftantinople. De-là il paffa à l'Ambaffade de Venife, & il en fut tiré pour être Ambaffadeur de Charles IX, auprès de Selim II, en 1572. Les Rois de Hon

(*) Hiftoire Civile du Royaume de Naples, par Giannone, liv. 3. ch. 6. (**) Ibid.

(***) Hift. Thuan. lib. 5. fous l'an 1545.

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