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mêler dans les affaires qui agitent l'Europe, ce feroit fe donner beaucoup de mouvement fans fruit; & fi l'on réuffiffoit, quel avantage doit-on attendre d'une Alliance forcée ?

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Qu'un Ambaffadeur de Vienne, de France, ou de Londres tâche d'engager la République de Venise à prendre part dans les guerres d'Italie; fon Sénat fe décidera pour la paix, parce qu'on ne peut lui propofer que des avantages trop foibles pour l'emporter fur les craintes que lui caufe la guerre. Emploiera-t-on, pour féduire les Vénitiens, les petites fubtilités de l'intrigue & de la flatterie? Ce fera inutilement. Un Sénat n'est point comme un Prince, ou comme le peuple dans la Démocratie, la dupe de quelques cajoleries. Le menacera-t-on? Il efpérera qu'une Puiffance qui, eftime affez fes forces pour vouloir les attirer dans fon parti & s'en fervir ne le contraindra pas à les tourner contre elle. Voudroit-on intéreffer fa prudence, en cherchant à lui faire peur de cette Monarchie universelle à laquelle on ne fauroit trop tôt s'oppofer? Le paffé lui apprendra à ne pas craindre pour l'avenir, & Venife attendra tranquillement que la Puiffance dont on la menace, s'affoibliffe, & trouve dans fon ambition même la cause de fa décadence. Peut-être même que fi cette fage République n'occupoit que des terres arides & des montagnes où elle ne pût attirer aucunes richeffes par le Commerce, elle feroit un trafic de fes hommes, comme font les Suiffes, qui, fans s'inquiéter des mouvemens d'ambition. qui troublent leurs voifins, vendent des foldats à tous ceux qui veulent en acheter, & penfent que la forme même des Gouvernemens Européens met entre les Etats un équilibre qui s'entretient tout feul.

Tout tend chez les Vénitiens à conferver leur liberté, c'est-à-dire, à empêcher qu'une des familles Patriciennes, en qui réfide la Souveraineté, ne s'éleve au-deffus des autres & ne les opprime. Ils favent qu'en devenant une Puiffance militaire & ambitieufe, il fe formeroit parmi eux des Sylla, des Pompée, des Céfar; & tandis que les Patriciens fe font bornés aux fonctions civiles du Gouvernement, leur Général, qui n'eft luimême qu'un étranger & un mercenaire, n'a aucun crédit dans la République. Les Suiffes, dont les Cantons forment autant de Républiques libres, fouveraines & indépendantes, ont tout ce qu'il faut pour fe défendre chez eux, n'ont rien de ce qui eft néceffaire pour faire la guerre avec avantage au- dehors, &, par conféquent, ne peuvent point être conquérans.

Quand des Peuples ainfi gênés par leur conftitution politique, portent en eux-mêmes un obftacle à l'ambition qu'on veut leur donner, il feroit inutile de cultiver leur amitié dans la vue de s'en faire des alliés folides fur lefquels on puiffe compter en temps de guerre. Le Négociateur le plus habile à manier les efprits, échoueroit vraisemblablement en propofant des traités de ligue; ou fi par un hazard fingulier il réuffiffoit dans fon entreprife, il n'auroit rendu à fa patrie qu'un fervice dangereux. Ce nouvel

allié agiroit froidement malgré lui, parce que les refforts de fon gouvernement ne font pas montés pour le faire agir avec vivacité. Il ne rempliroit qu'une partie de fes engagemens; il les rempliroit tard, & après n'avoir été prefque d'aucune utilité pendant la guerre, il finiroit par être à charge à la conclufion de la paix: car il faudroit ou le payer de fes prétendus fervices, ou fe déshonorer en abandonnant fes intérêts.

Les Provinces-Unies fentent aujourd'hui qu'elles n'auroient dû prendre aucune part aux guerres qui n'intéreffoient pas directement leurs domaines. Leur traité d'union n'en fait en quelque forte qu'un Corps de Républiques confédérées, qui ne peuvent avoir cet accord qui eft l'ame des fuccès militaires; & la forme de leurs Etats généraux & particuliers les expofe à d'extrêmes lenteurs. Leurs Citoyens ne font riches que par la pêche & le commerce. D'ailleurs elles ne poffedent qu'un pays affez mauvais, qu'elles défendent à grands frais contre la mer, & qui feroit à charge à tout Prince qui en feroit la conquête.

guerre

Tant de raisons auroient, fans doute, fait dans tous les temps, des Provinces-Unies une Puiffance neutre : mais s'étant accoutumées à manier les armes pendant la longue guerre qui les rendit libres, ayant dans leur fein la famille d'un Prince qui avoit créé la République, & une Nobleffe qui ne pouvoit fe réfoudre à mener une vie bourgeoife & commerçante; d'ailleurs les Provinces qui touchent à leurs frontieres, étant devenues le théâtre de la la plus opiniâtre; enfin le courage avec lequel la République avoit conquis fa liberté, & fes richeffes immenfes portant les Princes les plus puiffans à rechercher à l'envi fon alliance; l'orgueil étouffa la politique; & les Hollandois flattés de l'honneur dangereux de traiter avec des Rois, fe firentimprudemment des ennemis. Après cette premiere démarche il n'étoit plus temps de revenir fur fes pas & de changer de conduite. Les ProvincesUnies étoient liées par des engagemens, & fi elles n'avoient & fi elles n'avoient pas confenti à facrifier une partie de leurs richeffes à fervir l'ambition des autres Puiffances, peut-être fe feroit-il fait une conjuration générale contre elles ; car leurs alliés mêmes étoient jaloux de leur grandeur, & tous les Etats auroient trouvé un avantage particulier à les ruiner. Quelle foule de branches de Commerce ne fe feroit pas en effet formée pour les Anglois, les François, les Danois les Suédois, les Portugais, les Villes Anféatiques, &c. en accablant un Peuple qui s'étant rendu propres les richeffes de toutes les Nations dont la pareffe étouffe l'induftrie, étoit devenu le facteur du monde entier ?

Ce défaut de conftitution mit dans l'Etat des intérêts oppofés; une claffe des Citoyens vouloit la guerre, & l'autre la paix; d'où il réfultoit que la République faifoit prefque toujours ce qu'elle ne devoit pas faire, & pref que toujours mal ce qu'elle faifoit. Qu'on jette les yeux fur les dépêches du Maréchal d'Eftrades & du Comte d'Avaux, on verra que les Etats-Généraux n'offrent qu'une fcene toujours mouvante, & que les opérations

des Miniftres étrangers, toujours fubordonnées aux intrigues, aux artifices & aux intérêts des différens partis qui dominent tour-à-tour, ne portoient jamais que fur des conjectures incertaines.

Au lieu de fe plaindre inutilement de la République, pourquoi les Princes qui négocierent les premiers avec elle, ne s'apperçurent-ils pas plus qu'elle-même que, faute d'avoir dirigé leurs négociations à la nature de fon Gouvernement, ils n'avoient fait que des Alliances forcées ? Les Hollandois avoient tort, fans doute, de contracter des engagemens que leur conftitution les empêchoit de remplir; mais les Princes qui traiterent avec eux, furent-ils moins blamables d'acheter chérement leur amitié & des promeffes incertaines? Si le Confeil de France avoit exactement calculé les avantages qu'il pouvoit espérer de fes négociations à la Haye, il fe feroit bien gardé de conclure en 1662 une Alliance dont il fe repentit bientôt après. » Je vous avoue, écrivoit Louis XIV, à la fin de l'année » 1664, au Comte d'Eftrades, que je ne me trouve pas dans un petit >> embarras, confidérant que fi j'exécute à la lettre le traité de 1662, je >> ferai un très-grand préjudice à mes principaux intérêts; & cela pour des » gens dont, non-feulement, je ne tirerai aucune affiftance, mais que je >> trouverai contraires dans le feul cas où j'aurai besoin de les avoir favo» rables; & alors les affiftances que je leur aurai données, tourneront con→ » tre moi-même. ”

Les Hollandois, inftruits par leurs fautes, ont tenu une conduite toute oppofée dans la derniere guerre. On a eu beau les folliciter & les tourmenter, les exciter & les chagriner de toutes les manieres; ils ont mieux aimé fouffrir que de fe départir de leur fyftême de neutralité; & ils s'en font bien trouvés.

Une autre confidération doit les affermir dans ces principes, & même arrêter les Princes qui feroient tentés de leur faire des propofitions contraires à leurs intérêts. C'est la révolution de 1748.

Je ne veux point prévoir quelle fera la politique des Stathouders héréditaires, lorfqu'après avoir affermi & étendu leur autorité, leur intérêt particulier fera devenu l'intérêt général de la Nation; mais en attendant ce moment fatal, il y aura entre le Stathouderat & la Magiftrature les mêmes divifions qui agiterent les Provinces - Unies depuis la Paix (*) de Nimegue, jufqu'au temps que le parti du Prince d'Orange prit l'afcendant dans les Etats & gouverna les affaires à fon gré. Il fera facile aux Puiffances étrangeres d'obftruer, fi je puis parler ainfi, tout le corps de la République, d'en arrêter les mouvemens, & de l'empêcher d'agir. Un parti

(*) Voyez les Négociations de Mr. le Comte d'Avaux, Ambaffadeur de France à la Haye, après la Paix de Nimegue. On en trouvera un extrait dans cet ouvrage à l'article MESMES (Claude de).

fervira

fervira d'entrave à l'autre. Plus la République paroîtra vouloir agit, moins elle agira; & les Princes fes alliés qui auront compté fur des fecours proportionnés à fes forces pour le fuccès de leurs entreprises, courront rifque de les voir échouer.

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En négociant avec les Etats libres, il faut avoir égard à leurs paffions & à leurs préjugés; parce qu'ils ont une grande influence dans leur politique, & en fufpendent ou hâtent les opérations. Je doute, par exemple, quand un intérêt réel uniroit les François & les Anglois pour une même entreprise, qu'ils tiraffent de leur alliance tout l'avantage qu'ils en pourroient attendre. Quoique le Roi d'Angleterre ait droit de traiter à fon gré avec les étrangers, feroit-il prudent de compter fur fes engagemens, s'ils étoient défagréables à fa Nation? Perfonne n'ignore comment Charles II, gêné par les murmures de fon Parlement, fe comporta dans la guerre de 1672; & fi la France avoit formé une entreprife où les fecours des Anglois lui euffent été néceffaires, n'auroit-elle pas échoué dès la feconde campagne? La convention fignée au Pardo, il y a environ 50 ans, entre la Cour de Londres & l'Espagne, eft encore une preuve de ce que je dis. Ce Traité devint inutile, & la Nation Angloife, qui ne vouloit aucun accommodement, força le Miniftere à faire la guerre. Mais auffi rien n'eft plus für ni plus folide que les Alliances contractées avec les Peuples libres, quand elles font conformes à leur goût & confirmées par l'habitude d'agir de concert.

La pofition topographique d'une Puiffance peut encore rendre une Alliance forcée, & par-là être un obftacle à ce que fon allié puiffe & doive par conféquent en exiger une diverfion en fa faveur; nous en avons vu un exemple dans la derniere guerre. Lorfque la France & l'Espagne voulurent attaquer les Etats que l'Impératrice-Reine poffede en Italie, & que le Roi de Sardaigne défendoit, il étoit de leur intérêt que la Cour de Naples fe déclarât pour la neutralité; fes forces n'étoient point capables d'ouvrir l'entrée de l'Italie à fes alliés, & en faifant une diverfion elle s'expofoit à recevoir plus de mal qu'elle ne pouvoit faire de bien à l'Espagne & la France. Ces deux Couronnes furent fouvent inquietes pendant le cours de la guerre fur le fort du Royaume de Naples; & fi les Autrichiens, au lieu d'entrer en Provence par les Etats de Gênes, avoient porté leurs forces contre Naples, quel échec la France & l'Efpagne n'auroient-elles pas fouffert par la perte de leur allié, que l'Angleterre, maîtreffe alors de la Méditerranée, auroit tenu bloqué fans efpérance de fecours, tandis que l'armée Autrichienne auroit fait des conquêtes dans l'intérieur du pays,

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Tome III.

C

Des Alliances fondées fur des intérêts ou des accidens paffagers.

QUAND on a des Alliances qui ne font fondées que fur des intérêts ou des accidens, paffagers, la plus grande faute qu'on puiffe commettre, c'eft de fes regarder comme ftables, permanentes & naturelles. Cette faute eft plus commune qu'on ne penfe; on ne voit que des Puiffances' qui fe trouvant rapprochées l'une de l'autre par quelque événement particulier, profitent d'un inftant d'amitié pour contracter des engagemens éternels. Pourquoi conclure des Traités qui ne doivent jamais être exécutés, & fe mettre dans le cas de nuire à fes intérêts, ou de mériter les reproches de mauvaife foi & d'infidélité?

On n'a, & on ne peut avoir, que des Alliances paffageres avec tout Etat dont on n'eft pas l'allié naturel; & on s'expofe encore à ne faire que de fauffes opérations, lorfqu'on n'eft pas extrêmement attentif à examiner fi l'intérêt qui a formé ces Alliances paffageres, ne s'affoiblit point. Les Princes de l'Empire qui craignoient, après la Paix de Munfter, que la Maifon d'Autriche humiliée ne voulût recouvrer ce qu'elle avoit perdu, & qui regardoient l'Empereur comme l'ennemi capital de leur liberté, étoient étroitement unis à la France. Tant que ces fentimens fubfifteroient, la Ligue du Rhin devoit être inébranlable. Mais les Miniftres qui fuccéderent au Cardinal Mazarin, ruinerent cet intérêt par les coups redoublés qu'ils porterent à l'Empereur & à fa Maifon. A mefure que les Princes de l'Empire fentoient que l'Empereur Léopold, occupé de fes dangers préfens, devoit moins fonger à les fubjuguer, les nœuds de l'AIliance du Rhin devoient fe relâcher, le befoin n'étoit plus le même : le Miniftere de France ne s'en apperçut pas, & il fut furpris que l'Empire fe laiffat engager par l'Empereur à prendre la défense des Provinces-Unies dans les guerres de 1672.

Moins votre allié a besoin de votre Alliance, moins il vous fera attaché. Si fes forces augmentent, foyez für que fon affection pour vous diminuera; car il eft naturel qu'un Etat qui fe feut des forces, ait une certaine confiance qui le rend plus exigeant & plus hardi. Si ce changement de fortune eft produit par quelque événement auquel la prudence n'ait aucune part, il fera accompagné d'orgueil & de témérité, s'il eft l'ouvrage d'une application industrieuse à manier les affaires, l'Etat qui connoîtra le prix de fes avantages, ne voudra pas rifquer imprudemment de les perdre. Ses démarches feront lentes & réfléchies; & il ne vous fera attaché qu'autant que vous aurez travaillé à lui faire eftimer votre Alliance par une conduite pareille à la fienne.

On a vu quelquefois des Miniftres qui, en jugeant qu'une Alliance n'étoit fondée que fur des intérêts paffagers, ont commencé à fe défier d'avance des intentions de leur allié, ont été jaloux de fes forces, & pour rendre plus forts les liens de fon union, en le rendant plus dépendant,

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