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failliblement le meilleur: celui fous lequel un peuple diminue & dépérit eft la pire. Calculateurs, c'eft maintenant votre affaire; comptez, mefurez, comparez * CHA

*On doit juger fur le mêine principe des ficcles qui méritent la preference pour la prospérité du genre humain. On a trop admire ceux où l'on a vu fleurir les lettres & les arts, fans penetrer l'object fecret de leur culture, fans en confiderer le funefte effet, idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars fervitutis effet. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt groffier qui fait parler les Auteurs? Non, quoiqu'ils en puiffent dire, quand malgré fon éclat un pays fe dépeuple, il n'est pas vrai que tout aille bien, & il ne fuffit pas qu'un poëte ait cent mille livres de rente pour que fon fiecle foit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, & à la tranquilité des chefs, qu'au bien-être des nations entieres & fur-tout des états les plus nombreux. La grêle défole quelques cantons, mais elle fait rarement difette. Les émeutes, les guerres civiles affarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du rélâche tandis qu'on difpute à qui les tyrannifera. C'eft de leur état permanent que naiffent leurs profpérités ou leurs calamités réelles; quand tout refte écrafé fous le joug, c'eft alors que tout déperit; c'eft alors que les chefs les détrouifant à leur aise, ubi folitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracafferies des Grands agitoient le royaume de France; & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans fa poche, cela n'empêchoit pas que le peuple Francois ne vécut heureux & nombreux dans une honnête & libre aifance. Autrefois la Grece fleuriffoit au fein des plus cruelles guerres: le fang y couloit à flots, & tout le pays étoit couvert d'hommes. Il fembloit, dit Machiavel, qu'au milieu des meurres, des profcriptions, des guerres civiles, notre Republique en devint plus puissante, la vertu de fes citoyens, leurs moeurs, leur indépendance avoient plus d'effet pour la renforcer, que toutes fes diffentions n'en avoient pour l'affoiblir. Un pea d'agitation donne du reffort aux ames, & ce qui fait vraimens profpérer l'efpece eft moins la paix que la liberté.

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De l'abus du Gouvernement, & de fa
pente à dégénérer.

COMME

OMME la volonté particuliere agit fans ceffe contre la volonté générale, ainfi le Gou vernement fait un effort continuel contre la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la conftitution s'altere, & comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui refiftant à celle du Prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité focial. C'est là le vice inhérent & inévitable qui dés la naiffance du corps politique tend fans relâche à le détruire, de même que la vielleffe & la mort détruifent enfin le corps de l'homme.

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IL Y A deux voyes générales par lesquelles un Gouvernement dégénere; favoir, quand il fe refferre, ou quand l'Etat fe diffoût.

LE GOUVERNEMENT fe refferre quand il paffe du grand nombre au petit, c'et à dire de la Démocrarie à l'Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Royauté. C'eft-là fon inclinaifon naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre au

grand

La formation lente & progrès de la République de Venife dans fes lagunes offre un exemple notable de

grand, on pourroit dire qu'il fe relâche, mais ce progres inverfe eft impoffible.

EN EFFET, jamais le Gouvernement ne change de forme que quand fon reffort ufé le laiffe trop affoibli pour pouvoir conferver la fienne. Or s'il fe relâchoit encore en s'étendant, fa force deviendroit tout-à fait rulle, & il fubfifteroit encore moins. Il faut donc remonter & ferrer le reffort à mesure qu'il cede, autrement l'Etat quil foutient tomberoit en ruine. LE CAS de la diffolution de l'Etat peut arriver de deux manieres.

PRE

cette fucceffion; & il eft bien étonnant que depuis plus de douze cens en les Vénities femblent n'en être encore qu'au fecond terme, lequel commença au Serrar di Confilio en 1198. Quand aux anciens Ducs qu'on leur réproche, quoi qu'en puiffe dire le squitinio della liberta veneta, il eft prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souverains.

On ne manquera pas de in'objecter la Republique Romaine qui fuivit, dira-t-on un progrès tout contraire, paffant de la Monarchie à l'Ariftocratie, & de l'Aristocra tie à la Democratie. Je fuis bien éloigné d'en penser ainfi.

Le premier etabliffement de Romulus fut un Gouver.. nement mixte qui dégénéra promptement en Defpotifme. Par des caufes particulieres l'Etat périt avant le tems, comme on voit mourir un nouveau né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naiffance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'aboliflant pas le patriciat. Car de cette maniere l'Ariftocratie heréditaire, qui eft la pire des administrations légitimes, reftant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flotante ne fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établiffement des Tribuns; a

PREMIEREMENT quand le Prince n'adminiftre plus l'Etat felon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait un changement remarquable; c'eft que, non pas le Gouvernement, mais l'Etat fe refferre; je veux dire que le grand Etat fe diffout & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé feulement des membres du Gouvernement, & qui n'eft plus rien au refte du Peuple que fon maitre & fon tyran. De forte qu'à l'inftant que le Gouvernement ufurpe la fouveraineté, le pacte focial eft rompu, & tous les fimples Cito

yens,

lors feulement il y eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie. En effet le peuple alors n'étoit pas feulement Souverain mais auffi magiftrat & juge, le Sénat n'étoit qu'un tribunal en fous-ordres pour tempêrer ou 'concentrer le Gouvernement, & les Confuls eux mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux abfolus á la guerre, n'étoient à Rome que les préfidens du peuple.

Dès lors on vit auffi le Gouvernement prendre fa pente naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratic. Le Patriciat s'aboliffant comme de lui même, l'Aristocratie n'étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle est à Venife & à Genes, mais dans le corps du Sénat compofé de Patriciens & de Plébeyens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puiffance active: car les mots ne font rien aux chofes, & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une Ariftocratie.

De l'abus de l'Ariftocratie nacquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Cefar, Augufte devinrent dans le fait de veritables Monarques, & enfin fous le defpotifme de Tibere l'Etat fut dillout. L'hiftoire Romaine ne dement donc pas mon principe; elle le confirme.

yens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, font forcés mais non pas obligés d'obeïr.

LE MEME cas arrive auffi quand les membres du Gouvernement ufurpend féparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps; ce qui n'eft pas une moindre infraction des loix, & produit encore un plus grand défordre. Alors on a, pour ainfi dire, autant de Princes que dé Magiftrats, & l'Etat, non moins divifé que le Gouvernement, périt ou change de forme.

QUAND L'Etat fe diffout, l'abus du Gouvernement quel qu'il foit prend le nom com- . mun d'anarchie. En diftinguant, la Démocratie dégénere en Ochlocratie, l'Ariftocratie en Olygarchie; j'ajouterois que la Royauté dégé. nere en Tyrannie, mais ce dernier mot eft équivoque & demande explication.

DANS le fens vulgaire un Tyran est un Roi qui gouverne avec violence & fans égard à la juftice & aux loix. Dans le fens précis un Ty ran eft un particulier qui s'arroge l'autorité royale fans y avoir droit. C'eft ainfi que les Grecs entendoient ce mot de Tyran: Ils le donnoient indifféremment aux bons & aux mauvais

Princes dont l'autorité n'étoit pas légitime * Ainfi

* Omnes enim habentur & dicuntur Tyranni qui potefta te utuntur perpetuâ, in eâ Civitate quæ libertate ufa eft. Corn, Nep. in Miltiad: II eft vrai qu'Ariftote Mor: Nicom. I.

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