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CHAPITRE IX

LES ÉVICTIONS.

Il convient avant tout de rendre hommage à ces propriétaires généreux et intelligents, qui ne se sont pas cru le droit de sacrifier aux intérêts de leurs domaines les intérêts plus respectables des familles de leurs tenanciers; qui n'ont procédé à l'extinction des petites fermes que dans la mesure où cela était démontré indispensable pour les paysans eux-mêmes; enfin qui souvent ont traité de gré à gré avec leurs fermiers pour ne pas les expulser violemment, et leur ont donné les moyens d'aller chercher en Amérique de meilleures conditions d'existence.

Nul doute que si des exemples aussi honorables avaient été généralement suivis, plusieurs des graves difficultés économiques vis-à-vis desquelles l'Irlande se trouvait placée n'eussent été résolues pacifiquement, et au plus grand avantage de toutes les parties. Encourager le défrichement des terres incultes par des avances de capitaux et des concessions de bail; aider et adoucir l'émigration à l'étranger, dans les cas où elle était l'unique remède à un encombrement fatal de population sur un même point du territoire tels étaient les moyens intelligents et hu

mains de faire accepter par les classes agricoles une transformation qu'il était si facile sans cela d'attribuer uniquement à la malveillance, et à ce désir que l'on suppose toujours aux propriétaires protestants de vouloir déraciner le catholicisme de l'Irlande en chassant loin de ses rivages la population indigène.

Qu'il n'en ait malheureusement pas été ainsi, et que dans un trop grand nombre de cas, la précipitation, la violence, la brutalité aient présidé à cette œuvre de la consolidation des fermes, c'est ce dont on ne saurait douter: c'est ce que les ministres de la couronne ont dû plus d'une fois avouer au Parlement, en condamnant dans les termes les plus sévères la conduite inhumaine des propriétaires.

« Le système des évictions, disait lord Grey à la « Chambre des lords le 23 mars 1846, est mis à exécu<«<tion sur une grande échelle en Irlande; or, que des << faits semblables puissent avoir lieu, quel que soit d'ail<«<leurs le chiffre de la population dans un district parti«< culier, c'est une honte pour un pays civilisé1. »

A la Chambre des communes, lord John Russell avait terrifié l'auditoire en racontant les détails d'une éviction dans laquelle le propriétaire avait «< fait raser un village <<< tout entier, et chassé sur les chemins deux cent soixante<< dix personnes, obligées de s'aller abriter sous les haies,

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« It was undeniable that the clearance system prevailed to a great extent in Ireland; and that such things could take place, he cared not how large a population might be suffered to grow up in a particular district, was a disgrace to a civilized country. » (House of lords, March 23th 1846, Hansard's Parliam. Debates.)

«<et à qui on n'avait même pas permis de chercher un << refuge au milieu des débris de leurs cabanes pour y << faire bouillir leurs pommes de terre1. »

Dans la seule année 1849, plus de cinquante mille familles furent chassées de leurs misérables cabanes, et jetées sans abri sur les grands chemins; c'est un économiste anglais et protestant, M. Joseph Kay, qui donne ce chiffre, et qui l'accompagne de cette terrible réflexion : « Je le dis à dessein, nous, Anglais, nous avons fait de << l'Irlande la contrée la plus dégradée et la plus misé«rable du monde. L'univers tout entier nous en fait honte; mais nous sommes aussi insensibles à notre ignominie qu'aux résultats de notre mauvais gouver

"

«nement2. »

Donner la liste de toutes les évictions qui eurent lieu, même après cette année où 50,000 familles, formant un ense mble d'environ 200,000 personnes, avaient été renvoyées de leurs petites tenures, serait une tâche trop longue et trop monotone. Je citerai seulement quelques

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« A whole village containing 270 persons razed to the ground, and the entire of that large number of individuals sent adrift on the high road to sleep under the hedges, without obtaining shelter among the walls of the houses! »

« More than 50,000 such evictions took place in 1849. More than 50,000 families were, in that year, turned out from their wretched dwellings without pity and without a refuge!... We have made Ireland, - I speak it deliberately, — we have made it the most degraded and the most miserable country in the world;... all the world is crying shame upon us, but we are equally callous to our ignominy and to the results of our misgovernment.» (Joseph Kay, The social condition and the Education of the people, 1, 345 et 348.)

exemples recueillis parmi les faits les plus récents, et qui prouveront que ni les descriptions de lord John Russell, ni le blâme sévère infligé par lord Grey au clearance system, n'ont empêché les évictions en masse.

Ce sont toujours les mêmes scènes qui se renouvellent, le même désespoir qui les accompagne, la même détresse qui les suit, les mêmes ruines qui en rappellent le souvenir. Aussi, quelque partie de l'Irlande que l'on traverse, sauf la partie presque exclusivement protestante de la province d'Ulster, on peut dire sans exagération qu'il est impossible de faire trois lieues de suite sans voir sur l'un des côtés de la route les débris de ces cabanes, détruites par la crowbar-brigade. Même dans les comtés les plus riches et les plus populeux, et souvent par groupes de dix ou de vingt, ces maisons en ruines disent au regard attristé du voyageur les épreuves qui ont dispersé leurs habitants. L'auteur se rappelle avoir vu à Mallow, petite ville du comté de Cork, et l'une des stations principales du grand chemin de fer du S.-O., une rue tout entière qui n'était qu'un monceau de décombres; dans les comtés de Clare et de Galway, ce désolant spectacle se renouvelle plus souvent encore; et pour qui voyagerait dans cette partie de l'Irlande, sans rien savoir de son histoire et des vices actuels de son organisation sociale, il serait impossible de ne pas croire qu'elle a été le théâtre tout récent d'une guerre à outrance, dans laquelle chaque bourgade, chaque rue, chaque maison a été assiégée, prise d'assaut, et détruite sans merci par le vainqueur irrité.

Je n'eus jamais vu plus vive cette impression que dans

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