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CHAPITRE VI

POUVOIRS EXORBITANTS DES GRANDS JURYS EN MATIÈRE
D'ADMINISTRATION LOCALE.

En Irlande, les juges de paix réunis dans les quartersessions se bornent à rendre la justice; les affaires de l'ordre administratif appartiennent aux vingt-trois jurés désignés par le shériff et qui composent le grand jury 1.

L'attribution la plus importante des grands jurys, celle qui a généralement été la cause des plus fâcheux abus, et que, dans la session de 1861, plusieurs bills présentés au Parlement ont essayé de modifier et de réduire, c'est la faculté de lever des taxes sur le comté 2.

Pour les attributions judiciaires du grand jury, voir plus haut, p. 103. L'exercice de ces attributions a plus d'une fois aussi provoqué de justes plaintes. On comprend en effet l'influence que les préjugés politiques et religieux peuvent exercer sur une chambre d'accusation, qui n'est habituellement composée que de protestants, lorsqu'il s'agit de décider si tel prévenu sera favorisé d'une ordonnance de non lieu ou renvoyé devant les assises.

* Les taxes locales (local taxation) se divisent en taxes générales et en taxes particulières. Les taxes générales sont: 4o Les taxes de comté votées par les grands jurys (Grand jury cess); 2o La taxe des pauvres

Ces taxes sont levées pour les objets suivants : Construction et réparation des routes, ponts, quais, cours de justice, prisons;

Dépenses pour les maisons d'arrêt et le service de la police;

Salaires des officiers du comté, œuvres de charité publique, amortissement des emprunts faits au gouvernement, dépenses diverses.

Parmi ces dépenses les unes sont laissées à la décision des grands jurys; les autres sont impératives par 'acte du Parlement, et doivent toujours être l'objet d'une allocation. Parmi ces dernières, se trouvent celles qui ont pour objet la fondation et l'entretien des hôpitaux et des infirmeries de comté el de district; l'établissement et la réparation des écoles diocésaines, les frais d'enquête, la solde de la police, l'éducation des enfants trouvés, les salaires des commissaires des travaux publics, les amendes pour les dégâts occasionnés par la malveillance, les dépenses nécessitées par les provisions du bill des armes, et quelques autres objets de moindre importance.

Rien assurément n'est en contradiction plus manifeste avec un principe fondamental de la constitution anglaise

fixée par les gardiens pour chaque union (Poor-rates); 3o La taxe de paroisse votée par les assemblées de paroisse (Vestrys), et qui est surtout appliquée aux enfants trouvés (Parish cess). Les taxes particulières sont celles qui subviennent aux dépenses d'éclairage, de balayage, d'arrosage publics, dans les villes qui ont été autorisées à adopter le Town's improvement act de 1854. (Thom's offic. Direct., 4861, p. 744. On appelle presentments les votes des grands jurys qui fixent ces dépenses.

1

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que ces attributions financières des grands jurys d'Irlande'. Pas d'impôt sur la nation qui n'ait été consenti par les représentants de la nation; depuis la grande charte de 1215 jusqu'à la déclaration des droits de 1689,* c'est une maxime constante et une sorte d'axiome que le peuple anglais ne souffre pas de voir mettre en question. C'est pour avoir violé ce principe que Charles Ier a perdu sa couronne et sa tête, et quand les Stuarts ont fait place à la maison d'Orange, c'est une des premières garanties que la dynastie nouvelle ait dû solennellement promettre à la nation. La composition des grands jurys est la négation formelle de ce principe, car ce sont des assemblées arbitrairement nommées par un agent du pouvoir exécutif, et qui lèvent des impôts sur le peuple sans avoir reçu mandat du peuple 2.

Deux fois par an, avant les assises de printemps et avant les assises d'été, le shériff dresse la liste du grand jury: et son pouvoir est en cette matière plus discrétionnaire et plus absolu qu'en ce qui touche la composition des jurys de jugement. Les prévenus ont en effet vis-à-vis des petits jurys un droit de récusation dont ne jouissent

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« Taxation and representation are inseparable (lord Camden). To be laxed without being represented is contrary to the maxims of law and the first principles of the constitution (lord Chatam). »

* Voir les résolutions d'un meeting tenu à Dublin, le 30 mai 1861, sous la présidence du capitaine Darley. « Une telle loi, dit M. John

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Byrne dans ce meeting composé de contribuables, est injuste et dé«< raisonnable dans son principe et dans son application. La Chambre « des communes ne souffrirait pas que la Chambre des lords établit un impôt, parce que la Chambre des lords n'est pas une assemblée représentative. »

pas les contribuables à l'égard du grand jury. Le shériff ne répond à personne de la manière dont il compose la liste; il est seulement obligé de prendre au moins un juré dans chacune des baronnies du comté; mais sauf cette restriction insignifiante, la liberté de son choix est absolue.

Ce choix porte invariablement sur les plus riches propriétaires du comté ou sur leurs intendants; et bien que la liste du jury soit renouvelée deux fois par an, ce sont presque toujours les mêmes noms qu'on y voit figurer'.

Les sympathies personnelles du shériff, politiques et religieuses, influent-elles sur la composition des listes du grand jury? C'est ce dont il est impossible de douter, et par l'unanimité des témoignages relatifs à cette question, et par des exemples de date récente. C'est ainsi qu'en juillet 1860, dans un comté où non-seulement la proportion des catholiques aux protestants est dans le rapport de dix à un, mais où se trouvent plus qu'en aucune autre partie de l'Irlande de riches propriétaires catholiques, sur les vingt-trois jurés désignés par le shériff pour le grand jury d'été, on a pu compter deux noms catholiques et vingt-et-un protestants.

Aussi, lorsque quelques jours après, une députation se présente à ce grand jury pour solliciter une subvention en faveur d'une maison pénitentiaire catholique, c'est

« It may be further observed, that, with few exceptions, the panels for the last ten years have been exact copies of each other.» (Mayo telegraph, cité dans le News de Dublin du 26 juillet 1864.)

2

« It is really too bad that so much of the bigotry and intolerance of the « dark and evil days » of protestant ascendancy should still remain.... » (Evening News, 24 juillet 1860.)

à une commission composée de cinq jurés protestants qu'est confié le soin d'examiner s'il y a lieu de donner suite à cette requête1.

On peut juger par là de la confiance que les contribuables peuvent mettre dans l'impartialité de ces assemblées qu'un choix dicté par l'arbitraire, l'intérêt ou l'esprit de parti, investit du droit de frapper sur le pays une partie considérable des impositions publiques.

Pendant longtemps, et jusqu'à une époque qui n'est pas fort éloignée, l'égoïsme le plus cynique présidait à cette répartition des taxes levées par les grands propriétaires, et une enquête parlementaire de 1832 fait mention de certains landlords qui, n'ayant point été payés de leurs rentes par leurs fermiers, avaient trouvé moyen de se faire payer par un vote du grand jury. A cette même époque, on reprochait justement à ces assemblées de ne déterminer que dans des vues d'intérêt privé, les travaux, les améliorations, les embellissements compris sous le chef de dépenses d'utilité publique ‘.

'Grand jury du comté de Cork, session d'été. de Dublin et de Cork du 24 au 34 juillet 4860.

Voir les journaux

* Ce sont les expressions que maintenait encore en 4845 M. Gustave de Beaumont dans la sixième édition de son livre (1, 279).

* State of Ireland, 1832, p. 487 et 208. Cité par M. de Beaumont, I, 382.

Je laisse parler M. Gustave de Beaumont: le lecteur verra que je reste bien en deçà de la juste sévérité de son langage, et qu'en m'autorisant d'un si puissant témoignage, j'eusse pu flétrir plus énergiquement les abus de l'aristocratie protestante d'Irlande:

« Investis du droit exorbitant de taxer le comté, ils écrasent le pau« vre d'impôts dont ils ont soin d'affranchir le riche. - Ces taxes, une

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