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CHAPITRE II.

Arrivée de Gil-Blas à Pennaflor, et avec quel homme il soupa.

Je m'arrêtai à

J'ARRIVAI heureusement à Pennaflor. la porte d'une hôtellerie d'assez bonne apparence. Je n'eus pas mis pied à terre, que l'hôte vint me recevoir fort civilement. Il détacha lui-même ma valise, la chargea sur ses épaules, et me conduisit à une chambre, pendant qu'un de ses valets menait ma mule à l'écurie. Dès que je fus dans l'hôtellerie, je demandai à souper. On m'accommoda des œufs. Pendant qu'on me les apprêtait, je liai conversation avec l'hôtesse, que je n'avais point encore vue. Lorsque l'omelette fut en état de m'être servie, je m'assis tout seul à une table. Je n'avais pas encore mangé le premier morceau, que l'hôte entra, suivi d'un homme qui portait une longue rapière, et qui pouvait avoir trente ans. Ce cavalier s'approcha de moi d'un air empressé: "Seigneur écolier," me dit-il, "je viens d'apprendre que vous êtes le seigneur Gil-Blas de Santillane, l'ornement d'Oviédo, et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel-esprit, dont la réputation est si grande en ce pays-ci? Vous ne savez pas," continua-t-il, en s'adressant à l'hôte et à l'hôtesse, 66 vous ne savez pas ce que vous possédez. Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde." Puis se tournant de mon côté, et me jetant les bras au cou: "Excusez mes transports," ajouta-t-il, "je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause."

Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu'il me tenait si serré que je n'avais pas la respiration libre, et ce ne fut qu'après que j'eus la tête dégagée de l'embrassade, que je lui dis: "Seigneur cavalier, je ne croyais. pas mon nom connu à Pennaflor." "Comment connu !" reprit-il sur le même ton: "nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez pour un prodige, et je ne doute pas que l'Espagne ne se trouve un jour aussi vaine de vous avoir

produit, que la Grèce d'avoir vu naître ses sages." Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l'invitai à souper avec moi. "Ah! très volontiers,” s'écriat-il, "je sais trop bon gré à mon étoile de m'avoir fait rencontrer l'illustre Gil-Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n'ai pas grand appétit," poursuivit-il; "je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance.'

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En parlant ainsi, mon panégyriste s'assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d'abord sur l'omelette avec tant d'avidité, qu'il semblait n'avoir mangé de trois jours. A l'air complaisant dont il s'y prenait, je vis bien qu'elle serait bientôt expédiée. J'en ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement, qu'on la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y allait pourtant d'une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges, ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent; tantôt c'était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d'avoir un fils tel que moi. En même temps il versait du vin dans mon verre, et m'excitait à lui faire raison. Je ne répondais point mal aux santés qu'il me portait; ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur, que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l'hôte s'il n'avait point de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuélo, qui, selon toutes les apparences, s'entendait avec le parasite, me répondit: "J'ai une truite excellente, mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront; c'est un morceau trop friand pour vous." "Qu'appelez-vous, trop friand ?" dit alors mon flatteur, d'un ton de voix élevé: "vous n'y pensez pas, mon ami. Apprenez que vous n'avez rien de trop bon pour le seigneur Gil-Blas de Santillane, qui mérite d'être traité comme un prince."

Je fus bien aise qu'il eût relevé les dernières paroles

de l'hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m'en sentis offensé, et je dis fièrement à Corcuélo: "Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste." L'hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à l'apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c'est-à-dire, qu'il donna sur le poisson comme il avait fait sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d'accident, car il en avait jusqu'à la gorge. Enfin, après avoir bien bu et bien mangé, il voulut finir la comédie. "Seigneur Gil-Blas," me dit-il, en se levant de table, "je suis trop content de la bonne chère que vous m'avez faite, pour vous quitter sans vous donner un avis important, dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges. Défiez-vous des gens que vous ne connaitrez point. Vous en pourrez rencontrer d'autres, qui voudront comme moi se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N'en soyez point la dupe, et ne vous croyez point, sur leur parole, la huitième merveille du monde." En achevant ces mots, il me rit au nez, et s'en alla.

CHAPITRE III.

Gil-Blas arrive à Valladolid, et s'engage au service du docteur Sangrado.

DE Pennaflor j'allai à Valladolid où je rencontrai le docteur Sangrado que j'avais vu chez mon oncle Gil Pérez, et je pris la liberté de le saluer. Il me remit dans

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le moment. "Eh! te voilà, mon enfant," me dit-il, "je pensais à toi tout à l'heure. J'ai besoin d'un bon garçon pour me servir, et je songeais que tu serais bien mon fait, si tu savais lire et écrire." "Monsieur," lui répondis-je, sur ce pied-là je suis donc votre affaire, car je sais l'un et l'autre." "Cela étant," reprit-il, "tu es l'homme qu'il Viens chez moi, je te traiterai avec distinction. Je ne te donnerai point de gages, mais rien ne te manquera. J'aurai soin de t'entretenir proprement, et je

me faut.

t'enseignerai le grand art de guérir toutes les maladies. En un mot, tu seras plutôt mon élève que mon valet."

J'acceptai la proposition du docteur, dans l'espérance que je pourrais, sous un si savant maître me rendre illustre dans la médecine. Il me mena chez lui sur-lechamp, pour m'installer dans l'emploi qu'il me destinait; et cet emploi consistait à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoyaient chercher pendant qu'il était en ville. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n'y avait point en ce temps-là de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses, qui lui avaient fait plus d'honneur qu'il n'en méritait.

Il ne manquait pas de pratique, ni par conséquent de bien. Il n'en faisait pas toutefois meilleure chère. On vivait chez lui très frugalement. Nous ne mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites, ou du fromage. Il disait que ces aliments étaient les plus convenables à l'estomac. Il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, mais en récompense il nous permettait de boire de l'eau à discrétion. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois: "Buvez, mes enfants. Buvez de l'eau abondamment. C'est un dissolvant universel. L'eau fond

tous les sels. Le cours du sang est-il ralenti, elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête l'impétuosité." Notre docteur était de si bonne foi sur cela, qu'il ne buvait jamais lui-même que de l'eau, quoiqu'il fût dans un âge avancé.

Il avait beau vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération, que, s'en étant aperçu, il me dit: "Eh! vraiment, Gil-Blas, je ne m'étonne point si tu ne jouis pas d'une parfaite santé. Tu ne bois pas assez, mon ami. Ne crains pas que l'abondance de l'eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac. Loin de toi cette terreur panique, que tu te fais peut-être de la boisson fréquente."

Malgré ces beaux raisonnements, je commençai à sentir de grands maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attri

buer au dissolvant universel, et à la mauvaise nourriture que je prenais. Cela me fit prendre la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi, ce qui me fit changer de sentiment. "Écoute," me dit-il un jour, "je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats, qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude, avant que de les récompenser. Je suis content de toi; je t'aime, et sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, j'ai pris la résolution de faire ta fortune dès aujourd'hui. Je veux tout à l'heure te découvrir le fin de l'art salutaire que je professe depuis tant d'années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans mille sciences pénibles, et moi, je prétends t'abréger un chemin si long, et t'épargner la peine d'étudier la pharmacie, la botanique, et l'anatomie. Sache, mon ami, qu'il ne faut que saigner, et faire boire de l'eau chaude. Voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Je n'ai plus rien à t'apprendre. Tu sais la médecine à fond, et, profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d'un coup aussi habile que moi. Tu peux," continua-t-il, me soulager maintenant. Tu tiendras le matin notre registre, et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades."

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CHAPITRE IV.

Gil-Blas devient un célèbre médecin.

JE remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut; et, pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d'Hippocrate.

Je mis un habit de mon maître, pour me donner l'air d'un médecin; après quoi je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui il appartiendrait. Je débutai par un alguazil, qui avait une pleurésie. J'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde, et qu'on ne lui plaignit point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et j'or

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