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DOR. Fort bien. Douze sous huit deniers, le compte est juste.

M. JOUR. Et mille sept cent quarante-huit livres sept sous quatre deniers à votre sellier.

DOR. Tout cela est vrai. Qu'est-ce que cela fait ?

M. JOUR. Somme totale, quinze mille huit cents livres. DOR. Somme totale est juste. Quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents louis que vous m'allez donner, cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous paierai au premier jour.

MAD. JOUR. (bas, à M. Jourdain.) Hé bien! ne l'avaisje pas bien deviné?

M. JOUR. (bas, à madame Jourdain.) Paix.

DOR. Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?

M. JOUR. Hé! non.

DOR. Si cela vous incommode, j'en irai chercher ailleurs. M. JOUR. Non, monsieur.

MAD. JOUR. (bas, à M. Jourdain.) Il ne sera pas content qu'il ne vous ait ruiné.

M. JOUR. (bas, à madame Jourdain.) Taisez-vous, vous dis-je.

DOR. Vous n'avez qu'à me dire si cela vous embar

rasse.

M. JOUR. Point, monsieur.

MAD. JOUR. (bas, à M. Jourdain.) Il vous sucera jusqu'au dernier sou.

M. JOUR. (bas, à madame Jourdain.) Vous tairez-vous? DOR. J'ai force gens qui m'en prêteraient avec joie; mais, comme vous êtes mon meilleur ami, j'ai cru que je vous ferais tort si j'en demandais à quelque autre.

M. JOUR. C'est trop d'honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais querir votre affaire.

MAD. JOUR. (bas, à M. Jourdain.) Quoi! vous allez encore lui donner cela?

M. JOUR. (bas, à madame Jourdain.) Que faire ? voulez-vous que je refuse un homme de cette conditionlà, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du roi ? MAD. JOUR. (bas, à M. Jourdain.) Allez, vous êtes une vraie dupe.

SCÈNE III.

DORANTE, MADAME JOURDAIN, NICOLE.

DOR. Vous me semblez toute mélancolique: qu'avezvous, madame Jourdain?

MAD. JOUR. J'ai mal à la tête.

DOR. Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la vois point?

MAD. JOUR. Mademoiselle ma fille est bien où elle est. DOR. Comment se porte-t-elle ?

MAD. JOUR. Elle se porte sur ses deux jambes.

DOR. Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir avec elle le ballet et la comédie que l'on donne chez le roi ?

MAD. JOUR. Oui, vraiment, nous avons fort envie de rire.

DOR. Je pense, madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune âge, belle et d'agréable humeur comme vous étiez.

MAD. JOUR. Comment, monsieur! est-ce que madame Jourdain est décrépite? et la tête lui branle-t-elle déjà? DoR. Ah! madame Jourdain, je vous demande pardon je ne songeais pas que vous êtes jeune; et je rêve le plus souvent. Je vous prie d'excuser mon imperti

:

nence.

SCÈNE IV.

CLÉONTE, COVIELLE.

(Cléonte est piqué contre Lucile qu'il vient de rencontrer, et qui, au lieu de s'arrêter pour lui parler, a détourné ses regards, et passé brusquement, parce qu'elle était vue par une vieille tante dont elle redoute la sévérité. Covielle a la

même cause de mécontentement contre Nicole.)

CLE. Quoi! traiter un amant de la sorte! et un amant le plus fidèle de tous les amants!

Cov. C'est une chose épouvantable que ce qu'on nous fait à tous deux.

CLÉ. Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette perfidie de l'ingrate Lucile ?

Cov. Et à celle, monsieur, de sa suivante, Nicole ?

CLE. Après tant de sacrifices ardents, de soupirs, et de vœux que j'ai faits à ses charmes!

Cov. Après tant d'assidus hommages, de soins, et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine!

CLE. Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux ! Cov. Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle !

CLE. Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même !

Cov. Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!

CLÉ. Elle me fuit avec mépris !

Cov. Elle me tourne le dos avec effronterie!

CLE. C'est une perfidie digne des plus grands châti

ments.

Cov. C'est une trahison à mériter mille soufflets.

CLE. Ne t'avise point, je te prie, de me jamais parler pour elle.

Cov. Moi, monsieur? Dieu m'en garde!

CLE. Ne viens point m'excuser l'action de cette infidèle. Cov. N'ayez pas peur.

CLÉ. Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre ne serviront de rien.

Cov. Qui songe à cela?

CLE. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le mal que tu pourras; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable; et marque-moi bien, pour m'en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.

Cov. Elle, monsieur? je ne lui vois rien que de très médiocre; et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement elle a les yeux petits.

CLE. Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir.

Cov. Elle a la bouche grande.

CLÉ. Oui mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches: et cette bouche est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

Cov. Pour sa taille, elle n'est pas grande.
CLE. Non mais elle est aisée et bien prise.

Cov. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions...

CLE. Il est vrai, mais elle a grâce à tout cela; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs.

Cov. Pour de l'esprit...

CLÉ. Ah! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

Cov. Sa conversation...

CLE. Sa conversation est charmante.

Cov. Elle est toujours sérieuse.

CLÉ. Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ?

Cov. Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne au monde.

CLÉ. Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles. Cov. Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l'aimer toujours.

CLE. Moi? j'aimerais mieux mourir; et je vais la haïr autant que je l'ai aimée.

Cov. Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?

CLE. C'est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur, à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d'attraits, - tout aimable que je la trouve.

SCÈNE V.

(Les amants se sont réconciliés, et Cléonte vient demander Lucile en mariage à M. Jourdain.)

CLÉONTE, M. JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, LUCILE,
COVIELLE, NICOLE,

CLE. Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans autre détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

M. JOUR. Avant de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

CLÉ. Monsieur, la plupart des gens sur cette question n'hésitent pas beaucoup. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables; je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable: mais, avec tout cela, je ne veux pas me donner un nom où d'autres en ma place croiraient pouvoir prétendre; et, je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.

*

M. JOUR. Touchez là, monsieur; ma fille n'est pas pour vous.

CLÉ. Comment ?

M. JOUR. Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez point ma fille.

MAD. JOUR. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de Saint Louis ?

M. JOUR. Taisez-vous, ma femme. MAD. JOUR. Descendons-nous tous deux bourgeoisie ?

M. JOUR. Voilà pas le coup de langue !+

que

de bonne

MAD. JOUR. Et votre père n'était-il pas marchand aussi bien que le mien?

M. JOUR. Peste soit de la femme! Si votre père a été marchand, tant pis pour lui; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

MAD. JOUR. Il faut à votre fille un mari qui lui soit * Touchez la, shake hands. † Now for slander.

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