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ses Titus et ses Trajans, je le sais, mais aussi combien de Nérons et de Caligulas. D'ailleurs, ces souvenirs des anciens temps, dans quels lieux va-t-on les chercher? La campagne de Rome a ses marais Pontins, et plus de champs incultes que de cultivés; la Grèce, privée de fleurs et de forêts, est couverte de sables brûlants; enfin l'Egypte, dont l'histoire est à peine connue, a des monuments, mais point de souvenirs. On reprochera peut-être à ceux qui se rattachent au lac de Genève d'être trop modernes; mais ils ne rappellent du moins que des idées de patriotisme ou de liberté, et ces idées ont aussi leur poésie et leur grandiose. Ces champs sont couverts de riches moissons; ces coteaux de vignes et de vergers; les villages, rapprochés les uns des autres, sont peuplés de citoyens libres et heureux; l'air que l'on y respire est celui que respira Guillaume Tell;* ces montagnes sont celles de l'Helvétie, qui brisa le joug de l'Autriche; ce bateau qui vous entraîne est lui-même sous la protection d'un grand nom,† sous celui de Winkelried, qui enfonça le fer de l'étranger dans ses flancs pour faire une trouée dans les rangs ennemis, et donner aux siens un grand exemple.

Le pays que vous longez est Vaud, dont la devise est Liberté et Patrie; celui qui est devant vous est Genève, qui sapa la puissance des papes, et sut résister à tous les genres d'oppressions; heureuse si, dans ces glorieuses annales, on voyait plus souvent en action la tolérance que l'on y prêchait en paroles. Voici Clarens et Vevey, qui doivent leur célébrité au plus éloquent des écrivains ;§ Lausanne, dont les presses éternisèrent une foule de pensées généreuses que la France adoptait, en blâmant les rigueurs dont étaient victimes les grands hommes qui les enfantaient. Là s'élève Coppet, où vient s'éteindre une famille illustre ;|| Diodati, qu'un poète philhellène

Guillaume Tell, l'un des chefs de la révolution helvétique de 1307, naquit à Bürgher, canton d'Uri, et mourut en 1354. † Le Winkelried, l'un des bateaux à vapeur qui parcourent le lac de Genève. Pour ce qui concerne le héros, Voyez page 290.

L'auteur est Protestant.

2 J.-J. Rousseau.

Celle de Necker.

habita,* avant d'aller chercher en Grèce une mort qui seule eût pu suffire à son illustration. Voici le château qui rappelle le nom de Tronchin,+ et celui qu'habita de Saussure. Que manque-t-il donc à ces lieux pour exciter l'intérêt le plus puissant? N'offrent-ils pas une foule d'oppositions, sources de pensées graves et profondes? Des débris féodaux s'élèvent encore de loin en loin sur cette terre de liberté; témoin Chillon, qui fut pendant six ans la prison de François Bonnivard, défenseur de la liberté génevoise; le Chatelard, Nyon, et la tour d'Hermance, qui ont tour à tour servi aux oppresseurs et aux opprimés. A cette opposition, tirée de monuments en ruines, vient se joindre celle qui résulte de la différence de forme des gouvernements, et ce contraste frappant n'est ni le moins curieux ni le moins instructif.

Que de grands noms ces rives fameuses rappellent à la mémoire! Combien d'hommes illustres y sont venus chercher la paix! Necker qui, après avoir été ministre, supporta si dignement sa disgrâce; Voltaire, génie universel, qui fut l'ami d'un grand roi sans cesser de conserver son indépendance et sa liberté; Jean-Jacques Rousseau, qui immortalisa tous les lieux où il lui plut de placer ses héros, êtres imaginaires dont les malheurs nous arrachent des larmes véritables; madame de Staël, qui écrivit avec toute la force de pensée d'un homme de génie et toute la finesse d'une femme d'esprit; Byron, poète sublime, et le premier de son siècle; Gibbon, Kemble, et tant d'autres qui trouvèrent sur ses bords hospitaliers cette douce tranquillité que la fortune refuse au mérite ou à la grandeur! Non, le beau lac de Genève n'a rien à envier au lac de Côme, aux rives du Mincio, au riant Tivoli: n'a-t-il pas d'aussi grands souvenirs, une nature plus forte et plus vigoureuse, le Jura aux cîmes arrondies, et les Alpes au front couvert de neiges éternelles. A. FÉE.

(Professeur de botanique à la Faculté de Strasbourg.)

Observation.-Ce morceau a le mérite du style, qui est clair, coulant, et rapide. La variété des images soutient l'attention et

* Lord Byron.

+ Tronchin, célèbre médecin.

excite un vif intérêt. Cuvier partageait l'enthousiasme de M. Fée pour cette admirable contrée, quand il disait: "Et ce beau pays, si propre à frapper l'imagination, à nourrir le talent du poète et de l'artiste, l'est peut-être encore davantage à réveiller la curiosité du philosophe, à exciter les recherches du physicien ; c'est vraiment là que la nature semble vouloir se montrer par un plus grand nombre de faces."

LE LAC LOMOND.

Qui pourrait faire passer avec une encre froide, avec des mots stériles, dans l'esprit et le cœur des autres, des émotions dont on s'étonne soi-même, et qu'on ne se croyait plus la force d'éprouver! Qui pourrait décrire cette méditerranée de montagnes* chargée d'îles toutes variées dans leurs formes et dans leurs caractères; les unes graves, majestueuses, couvertes de noirs ombrages qui se confondent avec la couleur des eaux, car les lacs de Calédonie sont toujours les lacs noirs d'Ossian;† les autres plus tristes, plus austères encore, dressant ça et là sur leur surface quelques rochers dépouillés, à peine frappés de tons bizarres par les reflets de la lumière, ou quelques touffes de fleurs saxatiles ; le plus grand nombre déployant de frais rivages, des bocages ravissants, des bouquets de futaies élevées, placés comme de grandes masses d'ombres sur le vert soyeux de la pelouse : jardin délicieux où l'âme se transporte avec ravissement, et dont l'éloquente beauté parle au cœur de tous les hommes! J'ai vu un paysan immobile devant le lac, les yeux l'esprit absorbé, à ce qu'il paraissait, dans une méditation profonde. Je me suis approché de lui. Je l'ai détourné de sa contemplation. Il m'a regardé un moment, et m'a dit en soupirant et en élevant les mains vers le ciel : Fine country!

fixes,

"Le lac Lomond peut être regardé en élégance, en grandeur, en variété de sites et d'effets, dit l'excellent

*Belle alliance de mots.

† Ossian, barde fameux, aussi habile à manier la lance qu'à tirer des sons de la lyre.

On donne le nom de saxatiles à toutes les plantes qui croissent dans les lieux pierreux ou parmi les rochers.

Itinéraire de Chapman comme le plus intéressant et le plus magnifique de la Grande-Bretagne." Je le regarde, moi qui ai parcouru beaucoup de pays, comme un des spectacles les plus intéressants et les plus magnifiques de la nature, et je me flatte de faire adopter cette appréciation au lecteur le moins sensible en ce genre de beautés, sans me servir d'aucun des prestiges de l'hyperbole.

Qu'il se représente un lac sur lequel on compte trentedeux îles, dont un grand nombre ont plusieurs milles de longueur; et qui a son horizon borné de tous côtés par une chaîne de montagnes dont quelques-unes ont plus de cinq cents toises d'élévation. Qu'il joigne à cette simple donnée topographique l'effet d'une végétation variée, mais toujours charmante ou sublime, celui des accidents du jour et de l'ombre dans les circuits de ces gorges profondes où le soleil paraît et disparaît à tout moment, en passant derrière les montagnes qui les embrassent; les apparences bizarres des vapeurs qui pendent à leurs sommets, dans ce pays qui a consacré, si l'on peut parler ainsi, la mythologie des nuages, les bruits singuliers des échos qui se renvoient à des distances infinies la moindre rumeur du moindre flot, et qui finissent par vous apporter je ne sais quel frémissement harmonieux, comme celui qui expire dans la dernière vibration d'une corde de harpe; la tradition des premiers temps, et, avec elle, les noms d'Ossian, de Fingal, d'Oscar, qui sont parvenus avec la mémoire de leurs faits et de leurs chants à tous les habitants de ces rivages presque aussi vivement que ceux des héros d'une époque plus rapprochée, et de ce Rob-Roy lui-même, par lequel le Calédonien, ému d'une forte surprise ou d'un profond sujet de crainte, jure encore aujourd'hui comme les Latins juraient par Hercule.

NODIER.-Né à Besançon, en 1783; mort en 1840. Observation.-Cette description ravissante, d'un style aussi harmonieux que pittoresque, fait partager au lecteur les émotions qui ont agité l'écrivain à la vue du site enchanteur dont son talent magique présente une réelle et sublime peinture.

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

Le chêne un jour dit au roseau :

Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau;
Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel : mais quittez ce souci;

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables:
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos:

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants

Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

LA FONTAINE.

*Poétique, pour pendant que.

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