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S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme;
Et reprenez vos cent écus.

LA FONTAINE,

HISTOIRE DU BRAVE MOUSTACHE.

PAR COLLIN DE PLANCY.

JE déclare, avant d'entrer en matière, que les détails qu'on va lire ont été confirmés par des témoignages nombreux et respectables.

Moustache était Normand. Il naquit à Falaise en 1799, de parents établis depuis longtemps dans cette ville. Il eut toute sa vie des idées républicaines; car il ne s'attacha jamais à aucun maître, et ne servit que sa patrie. On l'avait mené à Caen, à l'âge de six mois. Il s'y égara et fit rencontre d'une compagnie de grenadiers qui partaient pour l'Italie. La joie bruyante, l'humeur toujours enjouée de ces enfants de l'honneur, séduisirent Moustache. Il se donna, de la queue et des oreilles, toutes les grâces qu'il put imaginer, et demanda en quelque sorte à être admis dans la troupe, qu'il semblait promettre de servir et de ne point embarrasser. Moustache était sale, passablement laid; mais il avait la mine tellement spirituelle, et le regard si intelligent, qu'on ne balança pas à le recevoir: "Il n'y a pas d'autre chien dans le régiment," dit un jeune tambour; "il y pourra vivre sans peine."

Moustache avait de l'adresse et quelques petits talents. On lui avait appris à rapporter les objets éloignés et à se tenir debout. Ses nouveaux compagnons le formèrent à faire sentinelle, à porter le fusil, et à marcher au pas. Il vivait comme les autres à la gamelle; et recevait de tous côtés sa pitance. Son instinct lui avait fait sentir qu'il fallait avoir les bonnes grâces du soldat qui était de cuisine. C'était l'homme de la compagnie pour lequel il avait le plus de complaisance; aussi il s'en trouvait bien.

Cependant on passa en Italie. Moustache franchit le

Saint-Bernard, aussi gai dans la fatigue que dans les jeux, aussi âpre à marcher en avant qu'à courir au dîner.

On se trouva bientôt à peu de distance de l'ennemi. Moustache s'était habitué au bruit du tambour et des armes. Il sentait, sans la comprendre, une vive ardeur pour les combats. Mais il n'avait point encore trouvé de guerriers de son espèce, contre qui il pût déployer sa valeur.

Il n'en rendit pas moins à l'armée française un service digne de toute notre reconnaissance. Le régiment qu'il avait suivi était campé au-dessous d'Alexandrie. Un détachement d'Autrichiens, caché dans la vallée de Belbo, et que l'on croyait plus éloigné, s'avança de nuit pour surprendre les grenadiers qui avaient adopté Moustache; et peut-être, sans ce chien vigilant, eût-il réussi dans son projet. Mais le fidèle Moustache faisait alors sa ronde autour du camp, le nez au vent et l'oreille en l'air. Il crut entendre les pas des voleurs : il sentit l'odeur des corps autrichiens, à laquelle il n'était point accoutumé. Il courut alors, en poussant des cris d'alarme, avertir ses amis; les sentinelles avancées s'aperçurent qu'elles avaient l'ennemi sur les reins; le camp s'éveilla; tout le monde fut debout en un instant; et l'ennemi, se voyant surpris, se hâta de battre en retraite.

Quand le jour fut venu, on déciara que Moustache avait bien mérité de la patrie. Les Grecs lui eussent élevé une statue; les Romains l'eussent porté en triomphe, comme les oies du Capitole. Les Français montrèrent plus de bon sens. Le brave Moustache n'aurait pas fait un pas pour se voir moulé en plâtre. Il aimait beaucoup mieux marcher sur ses pieds, que souffrir qu'on le portât triomphalement au bout de quatre grandes perches. On pensa qu'on satisferait toute son ambition, en lui assurant une existence honorable; le colonel le fit inscrire sur le cadre du régiment. On ordonna que Moustache recevrait tous les jours la portion de grenadier; et Moustache fut le plus heureux des chiens.

On le tondit; on lui mit au cou un collier qui portait le nom de son régiment; et le perruquier de la troupe

fut chargé de le peigner et de le coiffer une fois par semaine.

On pourrait peut-être lui faire dès lors un certain reproche il devint si fier, qu'il ne regardait plus ses frères les chiens, lorsqu'il en rencontrait sur son passage.

Cependant il y eut un petit combat où il se porta en chien de cœur, à la tête de sa compagnie. Il y reçut sa première blessure: c'était un coup de baïonnette dans l'épaule. On a même remarqué, que dans toute sa longue carrière, Moustache n'avait été blessé que par-devant.

Le chirurgien du régiment soigna le coup qu'un Autrichien lui avait donné; il souffrit la cure sans se plaindre, et passa quelques jours à l'infirmerie.

Il n'était pas encore guéri, lorsqu'on livra la grande bataille de Marengo. Quoiqu'un peu boiteux, il ne voulut pas perdre une si belle journée. Il marcha, toujours attaché à son drapeau qu'il savait reconnaître, et à ses camarades qu'il n'avait pas encore quittés; et comme ce fifre du grand Frédéric, qui souffla dans son instrument tant que dura la mêlée, Moustache ne cessa d'aboyer contre l'ennemi.

La vue des baïonnettes l'empêchait seule d'avancer sur les Autrichiens; mais son bonheur lui amena enfin l'occasion de combattre. Un Autrichien avait un dogue, qui osa paraître devant les rangs français. L'apercevoir, s'élancer, le saisir à la gorge et combattre, tout cela ne fut pour Moustache qu'un mouvement à la française. L'acharnement était grand de part et d'autre. Le dogue, gras et vigoureux comme un Allemand, se battait avec ardeur. Le barbet, qui voulait soutenir le nom français, poussait le courage jusqu'à la témérité. Une balle vint terminer l'affaire. Le dogue fut tué, Moustache eut l'oreille droite emportée jusqu'à la racine. Il en fut un peu étourdi, mais il ne s'en effraya point; et voyant que l'armée française, victorieuse selon son usage, se reposait enfin sur la moisson de lauriers qu'elle venait de recueillir, il regagna le camp avec orgueil, semblant se dire en lui même: "Quand la postérité parlera de Moustache, elle dira: Ce chien aussi combattit à la bataille de Marengo?"

Je crois avoir déjà remarqué qu'il ne s'était attaché à aucun maître, mais à un régiment tout entier. Il montrait au reste une tendresse égale pour tous les soldats français, méprisait les bourgeois et les femmes, et fuyait devant les étrangers, lorsqu'il ne se voyait pas assez fort pour les attaquer. Son instinct était admirable, comme on en jugera tout à l'heure.

Il s'était brouillé avec ses grenadiers, parce que dans une garnison on avait voulu le mettre à l'attache. Il avait déserté, et s'était attaché à une compagnie de cuirassiers. Quelque temps avant la bataille d'Austerlitz, un espion autrichien pénétra parmi les Français, dont il parlait si bien la langue, que personne ne le soupçonna. Sans doute, il serait allé rendre compte à ses maîtres de ses observations, s'il n'eût fait la rencontre de Moustache. Le fidèle animal, qui se montrait toujours ami de tout Français, n'eut pas plus tôt senti l'étranger qu'il lui sauta aux jambes, en poussant des cris formidables. Ce mouvement divertit d'abord; il fit réfléchir ensuite; on connaissait la sagacité de Moustache; on arrêta l'étranger, que l'on reconnut pour un espion, et le brave chien eut ce jour-là double pitance.

On livra la bataille d'Austerlitz; Moustache suivit son drapeau et les cuirassiers qui l'avaient adopté. Dans le fort de la mêlée, il aperçut le porte-étendard de son régiment aux prises avec un détachement d'ennemis. Il vola à son secours, aboya, encouragea son maître de tous ses moyens, fit tout ce qu'il put pour effrayer la bande autrichienne. Ses efforts furent inutiles. Le porte-étendard fut percé de mille blessures; et lorsqu'il se sentit tomber, il s'enveloppa dans son drapeau; en même temps, il entendit pousser des cris de victoire; il s'écria qu'il mourait content, et son âme généreuse s'envola au séjour des héros. Trois Autrichiens avaient mordu la poussière sous les coups du porte-étendard. Mais il en restait cinq ou six autres, qui voulurent s'emparer du drapeau. Moustache s'était jeté sur le corps de son camarade, il s'était mis en devoir de défendre sa bannière; et il allait être percé de coups de baïonnettes, quand la fortune des combats vint à son secours : une

Moustache y
Comme il se

décharge de mitraille balaya l'ennemi. perdit une patte; il ne s'en occupa point. voyait libre, il prit dans ses dents le drapeau français et s'efforça de l'arracher à son maître. Mais en mourant,

le porte-étendard avait si vivement embrassé le bâton, qu'il fut impossible de le lui enlever. Moustache cependant y employait toutes ses forces. Il finit par détacher les lambeaux sanglants de la bannière; il retourna au camp, boitant, épuisé, chargé de ce fardeau glorieux; et il excita de nouveau l'admiration générale.

Sa belle action méritait des honneurs: on lui en rendit. On lui ôta le collier qu'il portait; et le général Lannes ordonna qu'on lui mît au cou un ruban rouge avec une petite médaille de cuivre, chargée de cette inscription sur la première face: Il perdit une jambe à la bataille d'Austerlitz, et sauva le drapeau de son régiment. Ces mots se lisaient sur le revers: Moustache, chien français: qu'il soit partout respecté et chéri comme un brave.

Cependant il fallut faire l'amputation de la jambe cassée. Moustache souffrit sans se plaindre, et boita avec fierté.

Comme il était facile de le reconnaître partout, à son collier et à sa médaille, on ordonna que, dans quelque régiment qu'il se présentât, il recevrait tous les jours sa portion de soldat; et il continua de suivre l'armée.

Un jour, un cuirassier, qui sans doute le prenait pour un autre, lui donna un coup de plat de sabre, on ne sait trop pour quel motif. Moustache, piqué, déserta. Il s'attacha aux dragons, et les suivit en Espagne.

Il est constant, de l'aveu de plusieurs vieux soldats, qu'il leur rendit de grands services. Tous les jours il était debout le premier; il marchait en avant; il avertissait de tout ce qui lui donnait des soupçons; il aboyait lorsqu'il entendait quelque bruit, à moins qu'on ne lui fit signe de se taire, ce qui arrivait quelquefois dans les expéditions de nuit; et il n'était pas difficile de lui faire comprendre qu'il fallait être discret. Il fit avec les dragons deux campagnes, pendant lesquelles il se battit toutes les fois qu'il en trouva l'occasion. A la bataille

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