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miroirs et de chaînes de laiton, et, au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire; parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut-être en cet équipage; et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine et c'est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des reines de village.

XXVI. Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soimême la vérité de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût, et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir; car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre : et ainsi ce bienfait nous le rend aimable; outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer.

XXVII. Il faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréable et du réel: mais il faut que cet agréable soit réel.

XXVIII. Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui, en voyant un livre, croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur: Plus poetice quam humane locutus est. Ceuxlà honorent bien la nature qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et même de théologie.

XXIX. La dernière chose qu'on trouve, en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première.

XXX. Dans le discours il ne faut point détourner l'esprit d'une chose à une autre, si ce n'est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, et non autrement : car qui veut délasser hors de propos lasse; on se rebute et on quitte tout là: tant il est difficile de rien obtenir de l'homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut.

XXXI. Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par là ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux !

XXXII. Un même sens change selon les paroles qui l'expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la leur donner.

XXXIII. Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement; car ils veulent d'abord pénétrer d'une vue, et ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d'une vue.

XXXIV. La vraie éloquence se moque de l'éloquence; la vraie morale se moque de la morale c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l'esprit, qui est sans règle.

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XXXV. Toutes les fausses beautés que nous blâmons dans Cicéron ont des admirateurs en grand nombre.

XXXVI. Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.

XXXVII. Il y a beaucoup de gens qui entendent le sermon de la même manière qu'ils entendent vêpres.

XXXVIII. Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller.

XXXIX. Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.

XL. Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes; mais ils en abusent: or l'abus des vérités doit être autant puni que l'introduction du mensonge.

XLI. Je ne puis pardonner à Descartes: il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement: après cela il n'a plus que faire de Dieu.

ARTICLE XI.

Sur Epictète et Montaigne (1).

I. Epictète est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice. qu'il se soumette à lui de bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très-grande sagesse: qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. « Ne dites jamais, dit-il : J'ai perdu cela; dites plutôt Je l'ai rendu; Mon fils est mort, je l'ai rendu ; Ma femme est morte, je l'ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant 'homme, direz-vous pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vient le redemander? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayezen soin comine d'un bien qui appartient à autrui comme un voyageur fait dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, désirer que les choses se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenezvous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez votre personnage dans une comédie, tel qu'il plalt au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court; s'il vous le donne long, jouez-le long soyez sur le théâtre autant de temps qu'il lui plait; paraissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donné; mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant

(1) Tout cet article sur Epictète et Montaigne est extral d'un dialogue de Pascal avec Sacy, extrait dans lequel on a conservé seulement les pensées de Pascal. Ceux qui voudront lire le dialogue même pourront consulter le père Desmolets, tome v de la continuation des Mémoires d'uistoire et de littérature, ou les mémoires de Fontaine, tom. B (Edit. de 1822).

les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables; et jamais vous ne penserez rien de bas et ne désirerez rien avec excès. »

Il montre en mille manières ce que l'homme doit faire. Il veut qu'il soit humble; qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de connaître la volonté de Dieu et de la suivre.

Telles étaient les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l'homme heureux s'il avait aussi connu sa faiblesse! Mais, après avoir si bien compris ce qu'on doit faire, il se perd dans la présomption de ce que l'on peut. Dieu, dit-il, a donné à tout homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations; ces moyens sont toujours en sa puissance: il ne faut chercher la félicité que par les choses qui sont toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin; il faut voir ce qu'il y a en nous de libre. Les biens, la vie, l'estime, ne sont pas en notre puissance et ne mènent pas à Dieu; mais l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait étre faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse: ces deux puissances sont donc pleinement libres, et par elles seules nous pouvons nous rendre parfaits, connaître Dieu parfaitement, l'aimer, lui obéir, lui plaire, surmonter tous les vices, acquérir toutes les vertus, et ainsi nous rendre saints et compagnons de Dieu. Ces orgueilleux principes conduisent Epiclète à d'autres erreurs, comme: que l'âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux, qu'on peut se tuer quand on est si persécuté qu'on peut croire que Dieu nous appelle, etc.

II. Montaigne, né dans un état chrétien, fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier; mais comme il a voulu chercher une morale fondée sur la raison, sans les lumières de la foi, il prend ses principes dans cette supposition et considère l'homme destitué de toute révélation. Il met donc toutes choses dans un doute si universel et si général que, l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos, s'opposant également à ceux qui disent que tout est incertain, et à ceux qui disent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, que consiste l'essence de son opinion. Il ne peut l'exprimer par aucun terme positif; car s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute, ce qui étant formellement contre son intention, il est réduit à s'expliquer par interrogation; de sorte que, ne voulant pas dire Je ne sais, il dit: Que sais-je? De quoi il a fait sa devise en la mettant sous les bassins d'une balance, lesquels, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre. En un mot, il est pur pyrrhonien. To::s

ses discours, tous ses Essais roulent sur co principe, et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir. Il détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait vù asseoir sa croyance.

Dans cet esprit, il se moque de toutes les assurances i combat, par exemple, ceux qui ont pensé établir un grand remède contre les procès par la multitude et la prétendue justesse des lois, comme si on pouvait couper la racine des doutes d'où naissent les procès ! comme s'il y avait des digues qui pussent arrêter le torrent pe l'incertitude et captiver les conjectures! Il dit, à cette occasion, qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances. Il n'a pas l'ambition de changer l'ordre de l'état; il ne prétend pas que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun bon. Il veut seulement prouver la vanité des opinions les plus reçues, montrant que l'exclusion de toutes lois diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multitude de lois qui ne sert qu'à l'augmenter, parce que les difficultés croissent à mesure qu'on les pèse, les obscurités se multiplient par les commentaires, et que le plus sûr moyen d'entendre le sens d'un discours est de ne pas l'examiner, de le prendre sur la première apparence; car si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe. Sur ce modèle, il juge à l'avanture de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, suivant librement sa première vue et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a, selon lui, que de fausses mesures. Ravi de montrer, par son exemple, les contrariétés d'un même esprit dans ce géćnie tout libre, il lui est également bon de semporter ou non dans les disputes, ayant toujours, par l'un ou l'autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions : étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

C'est dans cette assiette, toute flottante et toute chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils assuraient connaître seuls le véritable sens de l'Ecriture; et c'est de là encore qu'il foudroie l'impiété horrible de ceux qui osent dire que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'apologie de Raimond de Sébonde; et, les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation et abandonnés à leur lumière naturelle, toute foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Etre souverain qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent véritablement aucune des moindres choses de la nature! Il leur demande sur quels principes ils s'appuient, et il les presse de les lui montrer. I examine tous ceux qu'ils peuvent produire, et il pénètre si avant, par le talent

où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si l'âme connaît quelque chose, si elle se connaît elle-même, si elle est substance ou accident, corps ou esprit; ce que c'est que chacune de ces choses, et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres; si elle connaît son propre corps, si elle sait ce que c'est que matière; comment elle peut raisonner si elle est matière, et comment elle peut être unie à un corps particulier et en ressentir les passions si elle est spirituelle; quand a-t-elle commencé d'être, avec ou de vant le corps? finit-elle avec lui ou non? ne se trompe-t-elle jamais? sait-elle quand elle erre? vu que l'essence de la méprise consiste à la méconnaître. Il demande encore si les animaux raisonnent, pensent, parlent: qui peut décider ce que c'est que le temps, l'espace, l'étendue, le mouvement, l'unité, toutes choses qui nous environnent et entièrement inexplicables; ce que c'est que santé, maladie, mort, vie, bien, mal, justice, péché, dont nous parlons à toute heure; si nous avons en nous des principes du vrai, et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle axiomes ou notions communes à tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Etre tout bon nous les a données véritables en nous créant pour connaître la vérité, qui saura, sans cette lumière de la foi, si, étant formées à l'aventure, nos notions ne sont pas incertaines, ou si, étant formées par un être faux et méchant, il ne nous les a pas données fausses pour nous séduire? montrant par là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que, si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain, l'autre est nécessairement de même. Qui sait si le sens commun, que nous prenons ordinairement pour juge du vrai, a été destiné à cette fonction par celui qui l'a créé? Qui sait ce que c'est que vérité, et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la connaître? Qui sait même ce que c'est qu'un être, puisqu'il est impossible de le définir, qu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudrait, pour l'expliquer, se servir de l'être même en disant: C'est telle ou telle chose? Puis donc que nous ne savons ce que c'est qu'âme, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même l'étre, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assureronsnous qu'elle est la même dans tous les hommes? Nous n'en avons d'autres marques que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes; car ceux-ci peuvent bien être différents et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

Enfin Montaigne examine profondément les sciences: la géométrie, dont il tâche de montrer l'incertitude dans ses axiomes et dans les termes qu'elle ne définit point, comme d'étendue, de mouvement, etc.; la physique et la médecine, qu'il déprime en une infinité de façons; l'histoire, la politique, la morale, la jurisprudence, etc. De sorte que, sans la révé

lation, nous pourrions croire, selon lui, que la vie est un songe dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins que l'homme, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée et la met, par grâce, en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle ignore; la menaçant, si elle gronde. de la mettre au-dessous de toutes, ce qui lui paraît aussi facile que le contraire, et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour reconnaître sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une solte vanité. On ne peut voir sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, laquelle, de la société avec Dieu où il s'élevait par les maximes de sa faible raison, le précipite dans la condition des bêtes; et on aimerait de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance si, étant humble disciple de l'Eglise par la foi, il eût suivi les règles de la morale en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a convaincus de ne pas pouvoir seulement connaître. Mais il agit au contraire en païen; voyons sa morale.

De ce principe que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et en considérant combien il y a de temps qu'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on doit en laisser le soin aux autres; demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur ces sujets, de peur d'y enfoncer en appuyant; prendre le vrai et le bien sur la première apparence sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides que, quelque peu que l'on serre la main, ils échappent entre les doigts et la laissent vide. Il suit donc le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait se faire violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il y gagnerait, ignorant où est le vrai. Il fuit aussi la douleur et la mort, parce que son instinct ly pousse et qu'il ne veut pas y résister par là même raison. Mais il ne se fie pas trop à ces mouvements de crainte et n'oserait en conclure que ce soient de véritables maux, yu qu'on sent aussi des mouvements de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature, dit-il, parle au contraire. Ainsi je n'ai rien d'extravagant dans ma conduite, poursuit-il; j'agis comme les autres, et, tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suiven: le vrai bien, je le fais par un autre principe. qui est que, les vraisemblances étant pareillement de l'un et de l'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui m'entralnent. Il suit les mœurs de son pays, parce que la coutume l'emporte; il monte son che

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val, parce que le cheval le souffre, mais sans croire que ce soit de droit au contraire, ne sait pas si cet animal n'a pas celui de se servir de lui. Il se fait même quelque violence pour éviter certains vices; il garde la fidélité au mariage à cause de la peine qui suit les désordres, la règle de ses actions étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et scule sur la pointe d'un rocher: fantôme, dit Montaigne, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait autre chose, avec un travail continuel, que de chercher un repos où elle n'arrive janais; au lieu que la sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons et mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisivelé tranquille, d'où elle montre aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peine que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il le dit lui-même.

III. En lisant Montaigne, et le comparant avec Epiclète, on ne peut se dissimuler qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde infidèle, et qui sont les seules, entre celles des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte liées et conséquentes. En effet, que peut-on faire, sans la révélation, que de suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes : le premier : il y a un Dieu, donc c'est lui qui a créé l'homme; il l'a fait pour lui-même, il l'a créé tel qu'il doit être pour être juste et devenir heureux donc l'homme peut connaître la vérité; et il est à portée de s'élever par la sagesse jusqu'à Dieu, qui est son souverain bien. Second système : l'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu, ses inclinations contredisent la loi; il est porté à chercher son bonheur dans les biens visibles, et même en ce qu'il y a de plus honteux : tout paraît donc incertain, et fe vrai bien l'est aussi; ce qui semble nous réduire à n'avoir ni règle fixe pour les mœurs, ni certitude dans les sciences!

Il y a un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres ont aperçu quelque chose de la vérité qu'ils ont essayé de connaître. Car s'il est agréable d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages où l'on en voit quelques caractères, parce qu'ils en sont les images, combien plus est-il juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir à la vérité, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égaren! C'est la principale utilité qu'on doit tirer de ses lectures.

Il semble que la source des erreurs d'Epictète et des stoïciens d'une part, de Montaigne et des épicuriens de l'autre, est de n'avoir pas

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su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création. Les uns, remarquant quelques traces de sa première grandeur et ignorant sa corruption, ont traité la nature comme saine, et sans besoin de réparateur; ce qui les mène au comble de l'orgueil. Les autres, éprouvant sa misère présente ct ignorant sa première dignité, traitent la nature comme nécessairement infirme et irréparable: ce qui les précipite dans le désespoir d'arriver à un véritable bien; et de là, dans une extrême lâcheté. Ces deux états. qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux vices à l'orgueil ou à la paresse, où sont infailliblement plongés tous les hommes avant la grâce; puisque, s'ils ne sortent point de leurs désordres par lâcheté, ils n'en sortent que par vanité, et sont toujours esclaves des esprits de malice, à qui, comme le remarque saint Augustin, on sacrifie en bien des mianières.

C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que les uns connaissant l'impuissance et non le devoir, ils s'abattent dans la lâcheté; les autres connaissant le devoir sans connaître leur impuissance, ils s'élèvent dans leur orgueil. On s'imaginera peut-être qu'en les alliant on pourrait former une morale parfaite; mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et une destruction générale : car les uns établissant la certitude et les autres le doute, les uns la grandeur de l'homme, les autres sa faiblesse, ils ne sauraient se réunir et se concilier; ils ne peuvent ni subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s'unir à cause de la contrariété de leurs oppositions.

IV. Mais il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de la révélation. C'est elle qui accorde les contrariétés les plus formelles par un art tout divin. Unissant tout ce qui est de vrai, chassant tout ce qu'il y a de faux, elle enseigne avec une sagesse véritablement céleste le point où s'accordent les principes opposés, qui paraissent incompatibles dans les doctrines purement humaines. En voici la raison : les sages du monde ont placé les contrariétés dans un même sujet; l'un attribuait la force à la nature, l'autre la faiblesse à cette même nature: ce qui ne peut subsister au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents; toute l'infirmité appartient à la nature, toute la puissance au secours de Dieu. Voilà l'union étonnante et nouvelle qu'un Dieu seul pouvait enseigner, que lui seul pouvait faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable des deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu. C'est ainsi que la philosophie conduit insensiblement à la théologie et il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité que l'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes les vérités; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu'elle renferme si visiblement ce qu'il y a de vrai dans ces opinicns contraires. Aussi on ne voit pas comment aucun d'eux pourrait refuser de la

suivre. S'ils sont pleins de la grandeur de l'homme, qu'en ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Evangile; lesquelles ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu ? et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature, leur idée n'égale pas celle de la véritable faiblesse du péché dont la même mort a été le remède. Chaque parti y trouve plus qu'il ne désire; et, ce qui est admirable, y trouve une union solide: eux qui ne pouvaient s'allier dans un degré infiniment inférieur!

V. Les chrétiens ont en général peu de besoin de ces lectures philosophiques. Néanmoins Epictète a un art admirable pour troubler le repos de ceux qui le touchent dans les choses extérieures, et pour les forcer à reconnaître qu'ils sont de véritables esclaves et de misérables aveugles; qu'il est impossible d'éviter l'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, sans la foi, se piquent d'une véritable justice; pour désabuser ceux qui s'attachent à leur opinion, et qui croient, indépendamment de l'existence et des perfections de Dieu, trouver dans les sciences des vérités inébranlables; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumière et de ses égarements, qu'il est difficile après cela d'être tenté de rejeter les mystères parce qu'on croit y trouver des répugnances: car l'esprit en est si battu qu'il est bien éloigné de vouloir juger si les mystères sont possibles; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent. Mais Epiclète, en combattant la paresse, mêne à l'orgueil, et pourrait être nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de toute justice qui ne vient pas de la foi. Montaigne est absolument pernicieux, de son côté, à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d'égard à la condition et aux mœurs de ceux qui s'y appliquent. Mais il semble qu'en les joignant elles ne peuvent que réussir, parce que l'une s'oppose au mal de l'autre. Il est vrai qu'elles ne peuvent donner la vertu; mais elles troublent dans les vices: l'homine se trouvant combattu par les contraires, dont l'un chasse l'orgueil et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements, ni aussi les fuir tous.

ARTICLE XII.

Sur la condition des grands.

I. Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition (1), considérez-la dans cette image.

(1) Pascal adresse la parole à M. Arthus Gouffier, duc de Roannez, duc et pair de France. Après avoir été gouverneur du Poitou, il se retira à la maison de l'institution des pères de l'Oratoire. Il eut la plus grande part aux soins que les amis de Pascal prirent, en 1668, de recueillir et mettre au jour ses pensées.

Tout cet article est tiré du livre De l'éducation d'un prince, par Chanteresne (Nicole). Les pensées sont de Pascal, la rédaction est de Nicole (Edit. de 1822).

Un homme fut jeté par la tempête dans une île inconnue dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et comme il avait, par hasard, beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il fut pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut donc tous les respects qu'on voulut lui rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il pensait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas le roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée, l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la pre mière qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où dépendaient ces mariages? d'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises, et qu'ils vous les ont conservées ! Mille autres, aussi babiles qu'eux, ou n'ont pu en acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passe de vos ancêtres à vous! Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons pour l'établir, mais dont aucune certainement n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses; s'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir élé possédés par les pères durant leur vie, re tourneraient à la république après leur mort. yous n'auriez aucun sujet de vous en plain

dre.

Ainsi, tout le titre par lequel vous posséder votre bien n'est pas un titre fondé sur la nature, mais sur un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois, qui s'est trouvée favorable à votre égard, qu vous met en possession de tous ces biens. Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appar tiennent pas legitimement, et qu'il soit per

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