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II. Il est vrai, en un sens, de dire que tout le monde est dans l'illusion: car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, parce qu'il croit que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se le figurent.

III. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent : non par la pensée du peuple, mais par une pensée plus relevée. Certains zélés, qui n'ont pas grande connaissance, les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi vont les opinions se succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière.

IV. Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser le mérite; car tous diraient qu'ils méritent. Le mal à craindre d'un sot, qui succède par droit de naissance, n'est ni si grand, ni si sûr.

V. Pourquoi suit-on la pluralité? est-ce à cause qu'ils ont plus de raison? non, mais plus de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et les anciennes opinions? est-ce qu'elles sont plus saines? non; mais elles sont uniques et nous ôtent la racine de diversité.

VI. L'empire fondé sur l'opinion et l'imagination règne quelque temps, et cel empire est doux et volontaire: celui de la force règne toujours. Ainsi l'opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran.

VII. Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que par les qualités intérieures! Qui passera de nous deux? Qui cèdera la place à l'autre? Le moins habile? Mais je suis aussi habile que lui. II faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n'en ai qu'un cela est visible, il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen: ce qui est le plus grand des biens.

que

VIII. La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers et de toutes les choses qui plient la machine fait vers le respect et la terreur, leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne sépare pas dans la pensée leur personne d'avec leur suite, qu'on y voit d'ordinaire jointe. Le monde, qui ne sait pas que cet croit effet a son origine dans cette coutume, qu'il vient d'une force naturelle; et de là ces mots : « Le caractère de la divinité est empreint sur son visage, » etc.

La puissance des rois est fondée sur la raison et la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et la plus importante chose du monde a pour fondement la faiblesse: et ce fondement-là est admirablement sür; car il n'y a rien de plus sûr que cela, DEMONST. EVANG. 111.

que le peuple sera faible: ce qui est fondo sur la seule raison est bien mal fondé, comme l'estime de la sagesse.

IX. Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis; tout cet appareil auguste était nécessaire; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés, et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Il s'établissent par la force, les autres par grimaces.

C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masquéɛ d'habits extraordinaires pour paraitre tels; mais ils se font accompagner de gardes et de hallebardes, ces trognes armées, qui n'ont de mains et de force que pour eux les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand-Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.

Si les magistrats avaient la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais, n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains ornements qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont affaire; et par là en effet ils s'attirent le respect.

Nous ne pouvons pas voir seulement un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans avoir une opinion avantageuse de sa suffi

sance.

Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois.

X. On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc.; mais tout le monde ne voit pas la règle des partis (1) qui démontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume fait tout; mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets et qui ne voient pas les causes sont, à l'égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui ont de l'esprit. Car les

(1) Dans le dicours sur la vie et les ouvrages de Pascal, par M. Bossut, il est parlé d'un problème des partis qu'oc doit faire entrer entre deux ou un plus grand nombre de joueurs, problème dont Pascal avait donné la solution; mais on voit qu'ici l'auteur entend par la règle des partis. les chances, les risques que l'on court en prenant tel ou tel parti. Que dois-je faire, quel est ici pour moi le parti le plus avantageux; c'est celui où il y a le plus à gagner et le moins à perdre (Edit. de 1822).

(Vingt-deux.)

effets sont comme sensibles, et les raisons sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ce soit par l'esprit que ces effets-là se voient, cet esprit est, à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l'égard de l'esprit.

XI. D'où vient qu'un boiteux ne vous ir rite pas, et qu'un esprit boiteux vous irrite: c'est à cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boilons; sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

Epictete demande aussi pourquoi nous ne nous fâchons point si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, c'est que nous sommes biens certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux. Mais nous ne sommes pas aussi assurés qué nous choisissions le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue; quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous élonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix: car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

XII. Le respect est, Incommodez-vous: cela est vain en apparence, mais très-juste; car c'est dire: Je m'incommoderais bien, si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect était d'être dans un fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas; mais, étant incommodé, on distingue fort bien.

XIII. Etre brave (1) n'est pas trop vain; c'est montrer qu'un grand nombre de gens travaillent pour soi: c'est montrer, par ses cheveux, qu'on a un valet de chambre, un parfumeur, etc.; par son rabat, le fil et le passement, etc.

Or ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnois, d'avoir plusieurs bras à son service.

XIV. Cela est admirable: on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept à huit laquais ! Eh quoi! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force; il n'en est pas de inême d'un cheval bien enharnaché à l'égard d'un autre.

Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, d'adınirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raison.

XV. Le peuple a des opinions très-saines; par exemple, d'avoir choisi le divertissement de la chasse plutôt que la poésie : les demisavants s'en moquent et triomphent à montrer là-dessus sa folie; mais, par une raison qu'ils ne pénètrent pas, il a raison. Il fait bien aussi de distinguer les hommes par le dehors, comme par la naissance ou le bien : (!) Bien mis.

le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable; mais cela est très-raisonnable.

XVI. C'est un grand avantage que la qualité qui dès dix-huit ou vingt ans met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : ce sont trente ans gagnés sans peine.

XVII. Il y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualité qui font cas d'eux. Je voudrais leur répondre Montrez-nous le mérite par où vous avez attiré l'estime de ces personnes-là, et nous vous estimerons de même.

XVIII. Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants; si je passe par là. puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? non; car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement ou pour ma mémoire; m'aime-t-on, moi? non, car je puis perdre ces qualités sans cesser d'être. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? et comment aimer le corps ou l'âme sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait ce moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? cela ne se pent et serait injuste. On n'aime donc jamais la personne, mais seulement les qualités; ou, si on aime la personne, il faut dire que c'est l'assemblage des qualités qui fait la personne.

XIX. Les choses qui nous tiennent le plus au cœur ne sont rien le plus souvent; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagi nation nous le fait découvrir sans peine.

XX. Ceux qui sont capables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts: et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils meritent et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent c'est qu'on leur doune des noms ridicules et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est; et l'on doit se contenter d'être estimé du pe tit nombre de ceux qui en connaissent le prix.

ARTICLE IX.

Pensées morales détachées.

I. Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, el plusieurs le font; mais presque personne ne le fait pour la religion. Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes; mais,

cela étant accordé, voilà la porte ouverte non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannic. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites; il n'y a point de bornes dans les choses : les lois veulent y en mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

II. La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître : car en désobéissant à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à l'autre, on est un sot.

III. « Pourquoi me tuez-vous ? — Eh quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste (1).

IV. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale?

V. Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. Si l'homme connaissait réellement la justice, il n'aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : Que chacun suive les mœurs de son pays. L'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verrait plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps (2).

vi. La justice est ce qui est établi, et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

VII. Les seules règles universelles sont les lois du pays, aux choses ordinaires ; et la pluralité aux autres. D'où vient cela? de la force qui y est.

Et de là vient que les rois, qui ont la force d'ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.

VIII. Sans doute que l'égalité des biens est juste; mais ne pouvant faire que l'homme soit forcé d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force: ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force; afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût; Car elle est le souverain bien : Summum jus, summa injuria.

La pluralité est la meilleure voie: parce qu'elle est visible, et qu'elle a la force pour

(1) Pour l'intelligence de cette pensée, voyez part. 1, art. 4, §9 (Edit. de 1822).

(2) Cette pensée et la suivante sont tirées de Montaigne. On est fondé à croire que Pascal, en les rappelant, avait le projet ou de les réfuter, ou d'en faire sentir le sophisme et le paradoxe (Edit. de 1822).

se faire obéir cependant c'est l'avis des moins habiles.

Si on avait pu, on aurait mis la force entre les mains de la justice; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parçe que c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force, et ainsi on appelle justice ce qu'il est force d'observer.

IX. Il est juste que ce qui est juste soit suivi il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante: la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes la force est très-reconnaissable, et sans dispute. Ainsi on n'a qu'à donner la force à la justice. Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

X. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes; car il n'obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il doit obéir parce qu'elles sont lois : comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là toute sédition est prévenue, si on peut faire entendre cela. Voilà tout ce que c'est proprement que la définition de la justice.

XI. Il serait bon qu'on obéît aux lois et coutumes parce qu'elles sont lois, et que le peuple comprit que c'est là ce qui les rend justes. Par ce moyen, on ne les quitterait jamais au lieu que quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse; et voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se révolter.

XII. Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé ce devrait être un tiers indifférent.

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XIII. Ces discours sont faux et tyranniques Je suis beau, donc on doit me craindre Je suis fort, donc on doit m'aimer : Je suis... La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites: devoirs d'amour à l'agrément, devoir de crainte à la force, devoir de croyance à la science, etc. On doit rendre ces devoirslà; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même être faux et tyran de dire: Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas. La tyrannie consiste au désir de domination universelle et hors de son ordre.

XIV. Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des branches.

XV. Quand la malignité a la raison de son côté, elledevient fière, et étale la raison en

tout son lustre : quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par le retour.

XVI. Ce n'est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement; car il vient d'ailleurs et de dehors: et ainsi il est dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.

XVII. L'extrême esprit est accusé de folie comme l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que la médiocrité. C'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas; je consens qu'on m'y nette et si je refuse d'être au bas bout, ce n'est pas parce qu'il est bas, mais parce qu'il est bout; carje retuserais de même qu'on me mit au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y tenir; et tant s'en faut que sa grandeur soit d'en sortir, qu'elle est à n'en point sortir.

XVIII. On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poète; ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poètes, ni géomètres; mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parlait quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors on s'en souvient: car il est également de ce caractère, qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est donc une fausse louange quand on dit d'un homme, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins: il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on; mais je n'ai que faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne veux la faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous nos besoins.

XIX. Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourrait faire si on etait malade; et quand on l'est, on prend médecine gaiement : le mal y résout. On n'a plus les passions et les désirs des divertissements et des promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent; parce qu'elles joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où nous ne sommes pas.

XX. Les discours d'humilité sont matières d'orgueil aux gens glorieux, et l'humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme et du doute sont matière d'affirmation aux affir matifs. Peu de gens parlent d'humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du doute en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons, et nous nous déguisons à nousmêmes.

XXI. Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelquesunes dans l'histoire, elles me plaisent fort; mais enfin elles n'ont pas été tout à fait cachées, puisqu'elles ont été sucs; et ce peu par où elles ont paru en diminue le mérite: car c'est là le plus beau d'avoir voulu les cacher.

XXII. Diseur de bons mots, mauvais caractère.

XXIII. Le moi (1) est haïssable: ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seu. lement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz-vous; car en agis. sant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous hair. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut les asservir. Car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice: vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

XXIV. Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée, tel qu'était Epami nondas, qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité; car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité; mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point: comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue.

XXV. Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.

Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

XXVI. J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites; mais le peu de gens avec qui on peut en communiquer m'en avait dégoûté. Quand j'ai commen

(1) L'amour-propre.

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