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tendait point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent; ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'esprit; c'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur qu'à convaincre et à persuader l'esprit, parce qu'il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi; et que pourvu qu'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

On sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Pascal s'en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragments qui a été trouvé parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment: Je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses de cette nature, non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que celte connaissance sans Jésus-Christ est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

On s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Pascal avait entrepris de traiter; mais il faut considérer que son dessein était bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine et qu'il ne se bornait pas seulement à réfuter les raisonnements des athées et de ceux qui combattent quelques-unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avait pour la religion faisait que non seulement il ne pouvait souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout à fait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompit en la moindre chose. De sorte qu'il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en altaquent ou la vérité ou la sainteté, c'està-dire non seulement aux athées, aux infidèles et aux hérétiques qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi et de reconnaître les vérités qu'elle nous enseigne, mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Eglise, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l'Evangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devous nous régler et conformer

toutes nos actions.

Voilà quel était son dessein; et ce dessein étail assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étaient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres, parce que l'on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de pensées. sur la religion et sur quelques autres sujets.

Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l'auteur, après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très-utile pour faire connaître comment Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avait pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

On voit dans la préface des traités de l'Equilibre des liqueurs de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu'il y fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géométrieet aux mathématiques; la manière étrangeet surprenante dont il les apprit à l'âge de onze ou douze ans, les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge, l'effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmétique, qu'il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen, où il demeura quelque temps, pendant que le président Pascal, son père, y était employé pour le service du roi, dans la fonction d'intendant de justice. Ainsi je ne répèterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie: en quoi il n'a pas fait moins paraître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa piété,qu'il avait montré auparavant la force, l'étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avait été préservé pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices où tombent la plupart des jeunes gens. et, ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à son père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime: que tout ce qui

est l'objet de la foi ne saurait l'être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très-grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonneinent fort et puissant, faisaient tant d'impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe: que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi.

Mais enfin, après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertis sements qui paraissaient assez innocents aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte qu'il lui fit comprendre parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui, et à n'avoir point d'autre objet que fui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile et si nécessaire, qu'elle le fit résoudre de se retirer et de se dégager peu à peu de tous les attachements qu'il avait au monde, pour pouvoir s'y appliquer uniquement.

Ce désir de la retraite et de mener une vie plus chrétienne et plus réglée lui vint lorsqu'il était encore fort jeune; et il le porta dès lors à quitter entièrement l'étude des sciences profanes pour ne s'appliquer plus qu'à celles qui pouvaient contribuer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps de son dessein, et l'empêchè rent de le pouvoir exécuter plus tôt qu'à l'âge de trente ans.

Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout de bon, et, pour y parvenir plus facilement et rompre tout d'un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier et ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps; d'où étant de retour il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta. Il établit le règlement de sa vie, dans sa retraite, sur deux maximes principales, qui sont de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les avait sans

cesse devant les yeux, et il táchait de s'y avancer et de s'y perfectionner toujours de plus en plus.

C'est l'application continuelle qu'il avait à ces deux grandes maximes qui lui faisait témoigner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies, qui ne l'ont pres que jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie ; qui lui faisait pratiquer des mortifications très-rudes et très-sévères envers luimême ; qui faisait que non seulement il refe sait à ses sens tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore qu'il prenait sans peine, sans dégoût et même avec joie, lorsqu'il le fallait, tout ce qui leur pouvait déplaire soit pour la nourriture, soit pour les remèdes ; qui le portait à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu'il ne jugeait pas lui être absolument nécessaire soil pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les meubles et pour toutes les autres choses; qui lui donnait un amour si grand et si ardent pour la pauvreté qu'elle lui était toujours présente, et que, lorsqu'il voulait entreprendre quelque chose, la première pensée qui lui venait en l'esprit était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée, et qui lui faisait avoir en même temps tant de tendresse et tant d'affection pour les pauvres qu'il ne leur a jamais pu refuser l'aumône, et qu'il en a fait même fort souvent d'assez considérables, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire; qui faisait qu'il ne pouvait souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités, et qu'il blâmait tant cette recherche curieuse et cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d'avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal, mais dont il ne jugeait pas de même; et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très-remarquables et très-chrétiennes, que je ne rapporte pas iei de peur d'être trop long, et parce que mon dessein n'est pas d'écrire sa vie, mais seulement de donner quelque idée de sa piété et de

sa vertu.

PENSEES

DE PASCAL.

*

Première partie,

CONTENANT LES PENSÉES QUI SE RAPPORTENT A LA PHILOSOPHIE, A LA MORALE ET AUX BELLES-LETTRES.

ARTICLE PREMIER.

De l'autorité en matière de philosophie. Le respect qu'on porte à l'antiquité est au

jourd'hui à tel point, dans les matières où il devrait avoir le moins de force, que l'on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des

mystères même de ses obscurités; que l'on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril, et que le texte d'un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons. Mon intention n'est point de corriger un vice par un autre et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l'on en fait trop; et je ne prétends pas bannir leur autorité pour relever le raisonnement tout seul, quoique l'on veuille établir leur autorité seule au préjudice du raisonnement. Mais parmi les choses que nous cherchons à connaître, il faut considérer que les unes dépendent seulement de la mémoire et sont purement historiques n'ayant alors pour objet que de savoir ce que les auteurs ont écrit; les autres dépendent seulement du raisonnement et sont entièrement dogmatiques, ayant pour objet de chercher à découvrir les vérités cachées. Cette distinction doit servir a régler l'étendue du respect pour les anciens.

Dans les matières où l'on cherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l'histoire, dans la géographie, dans les langues, dans la théologie; enfin dans toutes celles qui ont pour principe ou le fait simple, ou l'institution, soit divine, soit humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l'on peut en savoir y est contenu d'où il est évident que l'on peut en avoir la connaissance entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter. Amsi, s'il est question de savoir qui fut le premier roi des Français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire? et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent? C'est l'autorité seule qui peut nous en éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c'est dans la théologie; parce qu'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés; comme pour montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises: parce que les principes de la théologie sont au-dessus de la nature et de la raison; et que, l'esprit de l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s'il n'y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.

Il n'en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement. L'autorité y est inutile, la raison seule a lieu d'en connaître; elles ont leurs droits séparés. L'une avait tantôt tout l'avantage; ici l'autre règne à son tour. Et comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve une liberté tout entière de s'y étendre: sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions

peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption.

C'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l'architecture et toutes les sciences qui sont soumises à l'expérience et au raisonnement, doivent être augmentées pour devenir parfaites. Des anciens les ont trouvées seulement ébauchées par ceux qui les ont précédés : et nous les laisserons à ceux qui viendront après nous en un état plus accompli que nous ne les avons reçues. Comme leur perfection dépend du temps et de la peine; il est évident qu'encore que notre peine et notre temps nous eussent moins acquis que leurs travaux séparés des nôtres; tous deux néanmoins, joints ensemble, doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

L'éclaircissement de cette différence doit nous faire plaindre l'aveuglement de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques, au lieu du raisonnement ou des expériences, et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Ecriture et des pères. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n'osent rien inventer en physique, et confondre l'insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie.

Cependant le malheur du siècle est tel qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec obstination, et reçues avec applaudissement, au lieu que celles qu'on produit dans la physique, quoique en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu'elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu'on a pour les anciens philosophes était de devoir, et que celui que l'on porte aux plus anciens des pères était seulement de bienséance.

Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l'importance de cet abus, qui pervertit l'ordre des sciences avec tant d'injustice; et je crois qu'il y en aura peu qui ne souhaitent que nos recherches prennent un autre cours, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matières théologiques, que l'on profane impuné ment, et qu'elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d'autres sujets d'un ordre inférieur, que toutefois on n'oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer; et considérons que s'ils fussent demeurés dans cette retenue de n'oser rien ajouter aux connaissances qu'ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps cussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu'ils leur offraient, ils se seraient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions.

Comme ils ne se sont servis de celles qui

leur avaient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur a ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acquises de la même sorte, et, à leur exemple, en faire les moyens, et non pas la fin, de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils n'ont fait ceux qui les ont précédés; et d'avoir pour eux ce respect incroyable, qu'ils n'ont mérité de nous que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage?

Les secrets de la nature sont cachés; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps les révèle d'âge en âge; et quoique toujours égale en ellemême, elle n'est pas toujours également connue. Les expériences qui nous en donnent l'intelligence se multiplient continuellement; et comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences se multiplient à proportion.

C'est de cette façon que l'on peut aujourd'hui prendre d'autres sentiments et de nouvelles opinions, sans mépriser les anciens el sans ingratitude envers eux: puisque les premières connaissances qu'ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres; que dans ces avantages, nous leur sommes redevables de l'ascendant que nous avons sur eux: parce que s'étant élevés jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut; et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue: et, quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître.

N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse; au lieu que l'instinct de meure toujours dans un état égal? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont: comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donnce, elle leur est nouvelle, puis

que, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science simplement nécessaire et toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites.

Il n'en est pas ainsi de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès: car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il gardet oujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes, que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement: d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse de cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ?

Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, el formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avaient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du raisonnement.

Car, par exemple, n'étaient-ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie lactée, quand, la faiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'art, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force? Mais ne serions nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des avantages que nous donne la lunette d'approche,

nous y avons découvert une infinité de petites étoiles dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaître quelle est la véritable cause de cette blancheur?

N'avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étaient renfermés dans la sphère du ciel et de la lune, lorsque, durant le cours de tant de siècles, ils n'avaient point encore remarqué de corruptions ni de générations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire lorsque toute la terre a vu sensiblement des comètes s'enflammer (1) et disparaître bien loin au delà de cette sphère?

C'est ainsi que sur le sujet du vide ils avaient droit de dire que la nature n'en souffrait point, parce que toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorrait et ne pouvait le souffrir. Mais si les nouvelles expériences leur avaient été connues, peut-être auraient-ils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu sujet de nier par la raison que le vide n'avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu'ils ont fait, que la nature ne souffrait point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état où ils la connaissaient; puisque, pour le dire généralement, ce ne serait pas assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit: car s'il restait un seul cas à examiner, ce seul cas suffirait pour empêcher la décision générale. En effet, dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences, et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par l'énumération générale de toutes les parties et de tous les cas différents.

De même, quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons; et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraires de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient dans la nature.

Ainsi, sans contredire les anciens, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disaient; et quelque force enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues, et que ce serait ignorer la nature, de s'imaginer qu'elle a commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connuc.

ARTICLE II.

Réflexions sur la géométrie en général. On peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité : l'un, de la découvrir quand on la cherche; l'autre, de la démontrer quand

(1) La vraie nature des comètes était encore ignorée au temps de Pascal.

on la possède; le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine.

Je ne parle point du premier. Je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car si l'on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner; puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on connaît, on saura si elle est exactement démontrée.

La géométrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues; et c'est ce qu'elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir après tant d'excellents ouvrages qui ont été faits.

Celui de démontrer les vérités déjà trouvécs, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode que la géométrie y observe, car elle l'enseigne parfaitement. Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver: car ce qui passe la géométrie nous surpasse: et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales: l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues: c'està-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l'ordre même que j'explique, il faut que je déclare ce que j'entends par définition.

On ne reconnaît en géométrie que les seules définitions que les logiciens appellent définitions de nom, c'est-à-dire que les seules impositions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus; et je ne parle que de celles-là seulement.

Leur utilité et leur usage est d'éclaircir et d'abréger le discours, en exprimant par le seul nom qu'on impose ce qui ne pourrait se dire qu'en plusieurs termes, en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s'il en a, pour n'avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple.

Si l'on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d'avec ceux qui ne le sont pas ; pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte: J'appelle tout nombre divisible en deux également nombre pair.

Voilà une définition géométrique; parce qu'après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose désignée.

D'où il paraît que les définitions sont très

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