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sent pas de pouvoir être véritablement vertueux, quoique mêlés et comme ensevelis parmi les infamies de leurs vices; et enfin, on va jusqu'à tel point dans ce mélange monstrueux, que l'on ne craint point d'attribuer des qualités toutes divines et des vertus surnaturelles aux plus infâmes des hommes, à des monstres de brutalité et d'effronterie qui ont commis, à la vue du peuple et à la face du soleil, des actions abominables avec la même insolence et le même front que les autres pourraient faire les actions les plus sain

tes.

A Dieu ne plaise, dit saint Prosper, que l'on trompe les personnes de piété par la persuasion dangereuse d'une si mauvaise doctrine ! L'état de justice est incompatible avec les vices; car, comme dit l'Apôtre, quelle union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité? Quel commerce entre la lumière et les ténèbres? On ne peut donc joindre ainsi la qualité de vertueux avec les vices que pour en faire des monstres, et ce ne peut être que par une ignorance grossière des premiers éléments de la morale que l'on juge de la vertu par les seules apparences des actions du dehors, et que l'on se persuade ridiculement que les plus méchants et les plus corrompus de tous les hommes ne laissent pas d'avoir été justes et vertueux, pourvu que les histoires leur attribuent quelques actions extérieures de justice ou de vertu.

Čependant on peut dire que les philosophes païens mêmes, quoiqu'à la vérité ils n'aient reconnu qu'imparfaitement et avec beaucoup d'erreur la nature de la vraie vertu, n'en ont jamais eu des pensées si basses et si charnelles. Ils ont toujours reconnu que c'est dans le cœur que la vertu réside, que c'est par lui que l'on en doit juger, et non pas seulement par les actions extérieures, et qu'il y a une grande différence, comme Aristote l'a remarqué, entre faire simplement une action juste et la faire par esprit de justice: Aliud justa facere, aliud juste. Et le même philosophe n'aurait eu garde de s'imaginer que tous ceux qui paraissent courageux aux yeux des hommes possédassent véritablement la vertu de force, puisqu'il en reconnaît, dans le troisième livre de ses Morales, cinq ou six fausses espèces qu'il nous défend de confondre avec la véritable valeur, quoiqu'elles lui soient fort semblables dans les effets extérieurs.

Il n'y a donc guère que des pélagiens qui puissent tomber dans un tel aveuglement, et qui puissent prendre toutes les fausses images de la vertu pour la vertu même. Il n'y a qu'eux qui puissent se persuader que cette fille du ciel peut être le partage des plus scélérats et des plus infâmes, pourvu qu'ils en fassent quelques actions par quelque esprit et quelque mouvement qu'ils le fassent. Et c'est ce que saint Augustín (que l'on peut appeler le protecteur invincible de la doctrine de l'Eglise contre les efforts de ces hérétiques) a combattu puissamment par les armes de la foi et par celles de la raison. On peut dire que si ceux qui embrassent si facilement des sentiments contraires avaient lu ses excel

lents ouvrages avec autant de soin qu'il paraît qu'ils font ceux de Sextus Empiricus ou de Julien l'Apostat, ils concevraient des pensées plus nobles et plus raisonnables tou chant les conditions de la véritable vertu. Une seule de ses raisons peut suffire pour en convaincre.

<< N'est-il pas visible, dit ce saint docteur (1), que si la vertu ne consistait que dans les ac tions extérieures, sans y considérer la fin ef l'intention, nous serions obligés de reconnaî tre dans les avares, pour de véritables vertus, cette prudence si clairvoyante à rechercher les moyens de s'enrichir, cette justice et cette modération qui les porte souvent à ne point faire de tort aux autres et à mépriser même leurs propres pertes pour ne se point embarrasser en des contestations et des procès qui pourraient en attirer de plus grandes; cette tempérance et cette frugalité, qui leur fait renoncer au luxe et aux débauches pour éviter les dépenses qui en sont inséparables, et les oblige même de se contenter du simple vivre et du vêtement; et enfin cette force et cette constance,qui les engagent à toutes sortes de périls pour se délivrer de la pauvreté qu'ils fuient, comme dit un poète, par les rochers inaccessibles et par le milieu des flammes, et qui inspire à quelques-uns une si grande fermeté, que les plus cruels tourments des barbares ne sont pas capables d'arracher de leur bouche la confession de leurs richesses. >>

Mais il est évident que toutes ces vertus, qui paraissent belles et dignes d'estime, à n'y considérer que le dehors, ne laissent pas d'étre ordinairement fausses et honteuses du côté de l'intention, puisqu'elles servent d'esclaves à la cupidité, qui est la plus basse des passions. Et il est certain que toutes ces vertus n'ont jamais passé pour véritables que dans l'esprit des pélagiens. Comment, en effet, peut-on trouver des qualités toutes divines et toutes héroïques dans des personnes abomi¬ nables? Comment peut-on canoniser, comme digne du ciel, tout ce que l'orgueil a produit d'illustre et de recommandable au jugement des hommes dans ces philosophes profanes, dans ces animaux de gloire? Et comment peut-on se persuader que c'est démentir toutes les histoires, que de ne pas reconnaître dans les apostats et dans les infidèles toutes les vertus dont nous apprenons, par leur récit, qu'ils ont pu faire quelques actions sans se mettre en peine de savoir par quel esprit ils les ont faites? Ainsi, ce que l'on nous dit de Philippe de Macédoine, qu'il a été le plus

(1) August. lib. IV. contra Jul. cap. 3. Jam cernis consequens esse ut vera sit virtus avarorum prudentia, qua excogitant genera lucellorum, et avarorum justitia, qua gravium damnorum metu facilius sua nonnunquam contemnunt, quam usurpant aliquid alienum, et avarorum temperantia, qua luxuriæ, quoniam sumptuosa est, cohibent appetitum, soloque necessario victu tegumentoque contenti sunt; et avarorum fortitudo, qua, ut ait Horatius, per mare pauperiem fugiunt, per saxa, per ignes; qua denique cognovimus quosdam irruptione barbarica ad ea pro. denda quæ habebant, nullis hostium tormentis po tuisse compelli.

vertueux de tous les rois et le plus vicieux tout ensemble, on le peut dire de Julien l'Apostal, de Catilina et de tout autre, ainsi que saint Augustin le remarque contre les pélagiens. On pourrait donc trouver, suivant ces faux principes, une véritable justice dans ces scélérats, parce qu'ils ont été liés d'amitié avec plusieurs, de ce qu'ils l'ont entretenue par leurs bons offices, de ce qu'ils ont fait part de leurs biens à tous leurs amis, une véritable force de courage de ce qu'ils ont supporté constamment le froid, la faim et la soif, une vraie patience en souffrant, au delà de tout ce que l'on pourrait croire, l'abstinence, le froid et les veilles et une véritable valeur en mourant généreusement à la tête de leurs troupes, après avoir fait tout ce qui se pouvait au monde pour obtenir la victoire.

Mais qui peut avoir un tel sentiment, dit saint Augustin, sans être insensé ? et d'où peut venir une si grande rêverie, que de se laisser tromper par les vaines apparences de ces vices qui semblent approcher de la nature des vertus, quoiqu'ils en soient aussi éloignés que le vice l'est de la vertu (1)? Il est donc constant que, si l'esprit des hommes n'était point rempli d'illusions et de vaines imaginations, on ne trouverait pas qu'il fût si aisé d'allier les plus grandes vertus avec les plus grands vices; et on croirait sans doute rendre assez d'honneur à la mémoire de ces illustres impies, des Diogène, des Epicure, des Julien, etc., que d'en juger de la même sorte que fait l'orateur romain de Catilina, et de dire du plus accompli d'entre eux ce qu'il dit de ce méchant homme, qui avait reçu de la nature tant de qualités avantageuses pour le bien: Habuit ille multa maximarum, non expressa signa, sed adumbrata virtutum.

Mais pour nous renfermer dans notre sujet principal, qui concerne le salut des païens, n'est-ce pas un principe indubitable de notre foi, qu'en matière de grâce et de salut un seul vice et un seul crime est capable d'anéantir et de faire disparaître, aux yeux de Dicu, toutes les vertus et toute la sainteté qui peuvent rendre un homme digne du ciel, parce qu'il n'en peut avoir aucune véritable qu'étant le temple du Saint-Esprit, et que le Saint-Esprit n'habite point dans une âme impure.

Ainsi, puisqu'on ne peut pas nier que les plus accomplis d'entre les païens n'aient cu beaucoup de vices, et des vices pour l'ordinaire abominables et infâmes, comme leurs histoires nous le témoignent, comment pourrait-on prétendre leur donner place entre les élus? Peut-on ignorer ce que les plus simples n'ignorent pas, qu'un seul péché mortel est suffisant pour damner l'homme du monde qui paraîtrait le plus vertueux et qui aurait fait plusieurs bonnes œuvres? S'imagine-t-on que

(1) August. ibid. Quis hæc sapiat nisi desipiat? Sed videlicet homo eruditus eorum vitiorum verisimilitudine falleris, quæ finitima videntur, et propinqua virtutibus, cum absint ab eis quam longe absunt a virtutibus vitia.

les jugements de Dieu soient semblables à ceux des hommes ? Croit-on que Dieu se doive laisser éblouir comme eux au faux lustre de quelques qualités avantageuses qui ont relui dans ces païens? Pense-t-on qu'il se puisse laisser tromper à l'éclat de certaines actions qui ont paru très-estimables, à n'en considé rer que l'écorce, mais qui en effet n'ont été que de mauvais fruits d'une fort mauvaise racine, qui est l'orgueil et la vanité? Peut-on dire qu'oubliant ce qu'il doit à sa justice, il les ait dû, nonobstant leurs crimes, admettre dans son royaume, où il ne peut rien entrer d'impur et de souillé?

Mais pour se guérir de ces pensées et de ces imaginations païennes, il n'y a qu'à se remettre devant les yeux l'avis que Dieu donne à un prophète (I, Reg., XVI): Non juxta intuitum hominis ego judico; homo enim videt ea quæ parent, Dominus autem intuetur cor. Et, pour se mieux assurer d'une vérité si importante, on y peut joindre l'arrêt que l'Apôtre prononce contre tous ces prétendus saints qu'on ne peut nier avoir eu beaucoup de vices (I, Corinth., VI): Nolite errare; neque fornicarii, neque idolis servientes, neque adulteri, neque molles, neque masculorum con cubitores, neque fures, neque avari, neque ebriosi, neque maledici, neque rapaces regnum Dei possidebunt. Et outre tous les autres, dont on ne peut pas nier que ces philosophes païens ont éte tous remplis, il est indubitable que tous généralement ont été abandonnés à l'idolâtrie, pour le moins à l'égard du culte extérieur; car la crainte seule faisait qu'ils s'accommodaient au culte des dieux, pratiqué de leur temps; et, par conséquent tous ces philosophes ont été capables du crime de l'idolâtrie, pour le moins à l'égard du culte extérieur. Et ainsi, douter de leur damnation, c'est certainement douter de la vérité d'une infinité d'arrêts que l'Ecriture sainte a prononcés contre tous ceux qui rendent aux idoles, sous quelque prétexte qu'ils le fassent, le culte et l'adoration qui n'appartiennent qu'à Dieu seul.

L'Eglise n'en a jamais eu d'autre sentiment, et tous les pères n'en ont point pensé non plus autrement, ainsi que nous l'avons montré au commencement de cet ouvrage, en expliquant les endroits de saint Justin et des autres pères que l'on pourrait prétendre leur être favorables. Et il ne faut point dire qu'il y en a quelques-uns qui en ont excepté Socrate et quelques autres de ces philosophes; car c'est au contraire une chose entièrement inouïe parmi les pères de l'Eglise que le salut de Socrate ou d'aucun autre des philosophes païens.

Nous avons fait voir ci-dessus avec quel mépris et avec quelle horreur saint Jean Chrysostome parle de tous les philosophes anciens et de Socrate en particulier; comme il le traite d'infâme et d'approbateur des plus abominables péchés, et comme il le représente dans la dernière action de sa vie, mourant dans des sentiments d'idolâtrie, et commandant d'offrir des sacrifices à une fausse divinité. Saint Ambroise ne parle jamais de

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tous ces philosophes profanes que dans les mêmes pensées, partout où il a sujet d'en parler; et, pour ce qui est de saint Augustin, outre une infinité de choses que nous en avons rapportées, il suffit de rapporter ici encore un endroit de son livre de la véritable Religion (1). Ces hommes, dit ce saint docteur en parlant de Socrate et de Platon, n'étaient pas capables de détourner l'esprit des peuples, du culte superstitieux des idoles, et de les porter à l'adoration du vrai Dieu, puisque Socrate lui-même adorait les idoles avec le peuple (2). Itaque ipse Socrates cum populo simulacra venerabatur. Et saint Augustin n'a eu garde de mettre Socrate au nombre des bienheureux, puisqu'il l'a mis au rang des idolâtres, et qu'ainsi il n'a pu manquer de prononcer contre lui cet anathème de l'Ecriture sainte, qu'il répète tant de fois dans ses livres de la Čité de Dieu contre les plus fameux disciples de ce philosophe païen (3): Sacrificans diis eradicabitur.

Quant à saint Chrysostome, que l'on dit qui a représenté Socrate comme un modèle de la pauvreté chrétienne, il faut bien remarquer que ce saint a fait trois livres pour la défense de la vie monastique, qu'il adresse à trois différentes personnes : le premier, à tous les chrétiens en général, c'est-à-dire à ceux d'entre les chrétiens qui pouvaient blâmer cette sorte de vie; le second, aux pères païens, qui ne pouvaient souffrir que leurs enfants quittassent le monde pour aller servir Dieu dans la solitude; et le troisième, aux pères chrétiens, qui portaient impatiemment que leurs enfants embrassassent une vie si austère et si retirée. Or c'est dans le second livre qu'il propose la pauvreté de Socrate et de quelques autres philosophes profanes, parce que, ne s'agissant que de justifier la façon de vivre de ces grands saints qui peuplaient les solitudes et les déserts, il ne le pouvait faire avec plus d'adresse et plus de force qu'en les combattant par les propres sentiments de ces païens auxquels il parlait. Il leur fait donc voir avec combien d'injustice ils reprennent dans ces admirables moines, comme digne de mépris, ce qu'ils publiaient dans leurs sages, comme digne de tant de louanges.

Ce n'est qu'à ce dessein qu'il se sert des exemples des vertus païennes, et non point pour nous les représenter comme des exemplaires de vertus chrétiennes. Et cela est si vrai, qu'il proteste lui-même qu'il ne s'en serait pas servi s'il n'avait eu affaire à des infidèles (4). Que si, dit ce saint docteur, par

(1) August. lib. de vera Relig., cap, 2. Non sie isti nati erant, ut populorum suorum opinionem ad verum cultum veri Dei a simulacrorum superstitione atque ab hujus mundi vanitate converterent.

(2) August., ibid.

(3) Exod. XXII. Ex antiqua versione Itala; nam in Vulgata sic legitur : Qui immolat diis occidetur.

(4) Chrysost. sermone ad Patrem infidel., tome vi, p. 174, edit. Savil. Et si quidem nostra saperes, enarrarem tibi multas gravesque historias. Sed quoniam Gentilium dogmata profiteris, neque inde mihi decrunt exempla.

lant à ce père païen, vous étiez d'accord avec nous dans la religion, je vous confirmerais ce que je vous dis par une infinité d'histoires admirables tant vieilles que nouvelles; mais puisque vous faites profession du paganisme, et que vous vous arrêtez au sentiment des païens, je trouverai même parmi eux des exemples pour vous confondre. Saint Chrysostome garde si religieusement cette conduite, qu'ayant rapporté dans le troisième livre quelques paroles de Socrate, touchant le mépris de l'éloquence, il quitte aussitôt ce discours comme une digression qui regarde plus les infidèles que les fidèles. Sed hæc quidem ad infidelem dirisse satis sit, ad fidelem vero, etc. Il montre donc que l'éloquence ne peut être utile aux chrétiens qu'en leur remettant devant les yeux combien il leur serait honteux d'avoir tant d'estime pour une chose qui a si peu été estimée par ceux mêmes qui ont été si amoureux de gloire, et qui n'avaient aucun autre moyen de se rendre illustres que par cette sagesse du siècle que nous devons mépriser comme une folie; d'où nous pouvons encore clairement apprendre que, quand même saint Chrysostome aurait proposé aux chrétiens la pauvreté de Sacrale et quelques autres bonnes qualités de ces anciens philosophes, il serait néanmoins ridicule de prétendre qu'il eût voulu faire passer ces vertus païennes, toutes humaines et toutes fausses, pour les exemplaires des vertus chrétiennes, toutes saintes et toutes divines. Faut-il prendre, en effet, les singes pour les modèles des hommes, parce qu'il leur ressemlent en quelques traits? Quand saint Paul nous exhorte à la continence (1. Corinth., IX), en nous proposant celle que gardaient les coureurs de lutte, nous imagineronsnous qu'il ait reconnu dans ces personnes infâmes aucune véritable vertu de continence, ou, ce qui est encore plus ridicule, qu'il l'ait prise pour l'exemplaire de la continence chrétienne?

C'est aussi le reproche que saint Augustin fait aux pélagiens qui se servaient de ces paroles de saint Paul, pour faire trouver de véritables vertus dans les païens. Vous (1) prenez si mal, dit-il à Julien, ce que l'Apôtre dit, que les athlètes s'abstiennent de toutes choses, que vous prétendez prouver par là que la continence qui est une si grande vertu, et de laquelle il est dit que personne ne peut étre continent que par le don de Dieu, se trouve dans des bateleurs et de semblables

(1) August. lib. IV, contra Jul., cap. 3. Tam male accipis quod ait Apostolus. Nam qui in agone contendit, ab omnibus continens est, ut continentiam tam magnam virtutem, de qua scriptum est, quod nemo esse potest continens, nisi Deus det etiam, choraulas, et hujusmodi turpes infamesque perso as habere contendas... ignorans Apostolum, cum exhortaretur homines ad virtutem, sic exemplum de vitiosa bominum affectione sumpsisse, quemadmodum alio loco Scriptura, cum ad amorem sapientiæ homines horta retur, quaerendam dixit esse sicut pecuniam, numquid propterea sancta Scriptura dicenda est laudasse avaritiam?

personnes infâmes. Est-ce que vous ne voyez pas que l'Apôtre nous voulant exhorter à la vertu, se sert de l'exemple d'une passion vicieuse, tout de même que l'Ecriture sainte en un autre endroit nous voulant porter à l'amour de la sagesse, nous avertit que nous la devons rechercher avec la même ardeur que l'on fait l'argent. Doil-on conclure de là que l'Ecriture sainte a eu dessein de louer l'avarice?

Ainsi, quand il serait vrai, ce qui n'est pas, que saint Chrysostome aurait représenté la pauvreté de Socrate pour y porter les chrétiens, il ne s'ensuivrait pas qu'il en eût fait plus d'estime que saint Paul, de la continence des lutteurs, et le sage, de l'ardeur des avares à rechercher les richesses. Tout ce qu'on en pourrait conclure raisonnablement est que si une vaine ostentation de sagesse a porté ce philosophe païen au mépris du monde, combien plus en doivent être détachés ceux que le nom seul de chrétien oblige à faire profession d'une sagesse toute divine, et à n'avoir des désirs que pour les biens immortels et immuables? Et ce n'est sans doute qu'en cette manière et dans cet esprit que l'on se peut servir de l'exemple des païens pour exhorter les fidèles à la vertu, en leur faisant toujours remarquer la différence de ce que les uns et les autres se proposent pour leur but et pour leur fin, et en leur représentant quelle honte c'est à des chrétiens de ne pas faire, pour plaire à Dieu et pour posséder le royaume du ciel, ce que les infideles ont fait pour la satisfaction de leur propre vanité, et pour acquérir la gloire du monde, comme le dit excellemment Tertullien (ad Martyr., c. 4) : Tanti vitrum, quanti pretiosam margaritam. S'ils ont acheté si chèrement du verre, si le faux éclat d'une vaine réputation temporelle leur a coûté tant de sueurs, tant de peines et tant de travaux, que devons-nous épargner pour recouvrer cette perle inestimable de l'Evangile? et qui est celui qui ne donnera pas avec joie pour obtenir de véritables trésors, autant que les autres en ont donné pour en obtenir d'imaginaires? Quis ergo non libentissime tantum pro vero audeat erogare, quantum pro falso?

Aussi est-ce une des raisons, selon saint Augustin (1), pourquoi Dieu a voulu que ces anciens Romains qui, par l'extrême désir de la gloire dont ils étaient embrasés, ont fait tant de belles actions pour le bien de leur patrie, soient devenus si illustres parmi tous les peuples, afin que les citoyens de la ville céleste, pendant qu'ils vivent en ce monde comme étrangers, regardent cet exemple avec soin et avec sagesse, et qu'ils considèrent quel amour ils doivent porter à cette

(1) De Civil. Dei, lib. V, cap. 16. Romanum imperium ad humanam gloriam dilatatum est etiam ut cives æternæ illius civitatis quamdiu hic peregrinantur, diligenter et sobrie illa intueantur exempla, et videant quanta dilectio debeatur superne patriæ propter vitam æternam, si tantum a suis civibus terrena dilecta est propter hominum gloriam.

patrie du ciel pour acquérir la vie éternelle, puisque les citoyens du monde ont aimé avec tant d'ardeur leur république terrestre pour s'acquérir une gloire périssable dans l'esprit des hommes. (1) Ainsi, dit-il, Dieu leur ayant donné un empire si grand dans son étendue, et si ferme dans sa durée, et que les actions vertueuses de tant de grands hommes ont rendu si célèbre par toute la terre, il a accordé à leur passion la récompense qu'elle désirait; mais en même temps il nous a proposé des exemples qui nous étaient nécessaires pour l'instruction de notre vie, afin que s'ils ont suivi une ombre et une image de vertu pour acquérir de la gloire dans leur ville terrestre, nous rougissions lorsque nous ne nous efforcerons pas de posséder les véritables vertus pour acquérir la gloire de la cité de Dieu, et que nous ne nous élevions point lorsque nous les possèderons.

Voilà le véritable usage qu'un chrétien doit tirer de tous les exemples de vertu qui se rencontrent dans les histoires profanes; et comme, d'une part, il est bien instruit dans la morale de l'Evangile, il ne doit point douter de la fausseté de ces vertus qui n'ont eu pour principe que le faste et la vanité; de l'autre, il s'en doit servir pour s'animer de courage et de zèle, pour ne pas travailler avec moins d'ardeur et de constance pour la gloire de Dieu, que les païens pour celle du monde. Ils doivent pour cela se remettre continuellement devant les yeux ces divines paroles de saint Paul (Corinth., IX) : Et illi quidem ut corruptibilem coronam accipiant, nos autem incorruptam.

Si donc on ne parlait de la vertu des païens que de cette sorte, personne n'y trouverait à redire; mais de la vouloir faire passer pour l'exemplaire de celle des chrétiens, nous proposer ces sages du siècle pour des originaux parfaits, dont les disciples de Jésus-Christ doivent s'efforcer d'être les copies; s'écrier, après avoir rapporté l'action d'un idolâtre et d'un impie, que le meilleur chrétien du monde n'en saurait faire de meilleure ni de plus agréable à Dieu; et nous vouloir persuader que des hommes abominables s'étaient acquis la liberté de commettre des infamies horribles par des qualités toutes dtvines et par des vertus vraiment héroïques, c'est ce qui ne se peut souffrir, à moins que de souffrir en même temps que le paganisme s'introduise dans l'Eglise, et que les écrits des philosophes tiennent désormais la place de l'Evangile, et c'est le fruit qu'on doit attendre de ces méchants sentiments et de ces fausses maximes, si une fois elles prenaient racine dans les esprits, et si

(1) Ibid., cap. 18. Proinde per illud imperium tam latum tamque diuturnum, virorumque tantorum virtutibus præclarum atque gloriosum, et illorum intentioni merces quam quærebant; est reddita et nobis proposita necessaria commonitionis exempla, ut si virtutes, quarum istæ utcumque sunt similes, quas isti pro civitatis terrenæ gloria tenuerunt, pro Dei gloriosissima civitate non tenuerimus, pudore pungamur; si tenuerimus, superbia non extollamur."

ceux qui doivent veiller afin que le troupeau de Jésus-Christ ne se repaisse point de venins et de poisons, n'emploient, comme ils font, leur autorité pour arrêter le cours d'une si pernicieuse doctrine.

On va en effet jusqu'à dire que Socrate étant mort pour soutenir dans la loi de nature l'unité de Dieu, il peut avoir eu le mérite de ceux qui ont souffert le martyre dans la loi de grâce pour la foi de JésusChrist. Peut-on concevoir une plus horrible et une plus étrange profanation des vertus chrétiennes, en les confondant ainsi avec les profanes? Peut-on voir une plus horrible et une plus étrange confusion de la lumière avec les ténèbres, et de Jésus-Christ avec Bélial, que de dire que la mort de ce philosophe n'a pas été fort éloignée du mérite des plus grands saints confesseurs, martyrs et autres dont l'Eglise célèbre la mémoire? Rien assurément n'est plus impie; mais de le qualifier, comme on fait, de premier martyr du Messie à venir, comme saint Etienne l'a été du Messie déjà venu, cela fait horreur, et ce parallèle est digne de l'impiété des gnostiques.

Mais examinons un peu le fondement de celle comparaison sacrilége, et voyons avec quel droit on pourrait traiter ce philosophe de martyr. Il est certain que l'un des chefs de son accusation fut qu'il ne croyait pas les dieux que les Athéniens adoraient, et qu'il en introduisait de nouveaux, ainsi qu'il se voit par le récit que Diogène Laerce (L. II) nous en a laissé. Mais il est très-faux que ce fût le seul prétexte de sa mort, puisqu'il fut outre cela accusé de crimes infâmes, au rapport du même Laërce; c'est pourquoi Tertullien (1), faisant allusion aux deux chefs de cette accusation, montre, par les circonstances de cette mort, combien la sagesse du christianisme est différente de celle de Socrate. Cette sagesse, dit-il, qui ne s'apprend que dans l'école du ciel, est bien plus libre à nier les dieux du siècle; elle ne trahit point la vérité en commandant de sacrifier un coq à Esculape; elle n'introduit point de nouveaux démons, mais elle chasse les anciens que le monde adore; elle ne corrompt point la jeunesse, mais elle l'instruit dans toute sorte d'honnêteté et de pudeur. Nec nova inferens dæmonia (2), sed vetera depellens; nec adolescentiam vitians, sed omni bono pudoris informans.

Mais de plus, que ce philosophe ait été accusé de ne croire pas les divinités des Athéniens, ce n'est pas une preuve qu'il soit mort pour l'unité de Dieu, ni qu'on le puisse mettre au rang des martyrs; car pour cela il cût été nécessaire qu'il eût témoigné non seulement par quelques paroles dites en secret à un petit nombre de ses disciples, mais par des actions visibles, et principalement par une confession publique à la face de ses

(1) Lib. de Anima, cap. 1. Hæc sapientia de schola cæli, deos quidem sæculi negare liberior; quæ nulIn Esculapio gallinaceum reddi jubens prævaricetur. (2) Idem, ibid.

juges, qu'il ne reconnaissait qu'un seul Créateur de l'univers; que sa conscience ne lui permettait pas d'adorer d'autres dieux; qu'il se croyait très-coupable de rendre honneur à leurs fausses divinités, et qu'il ne tenait toute leur religion que pour une superstition populaire pleine d'erreur et d'impiété.

Ç'a toujours été le langage de nos martyrs, et voilà quel devait être celui de Socrate pour avoir quelque prétexte de lui donner cette qualité glorieuse. Mais loin qu'il se soit passé rien de tel dans toute la suite de son jugement et de sa mort, ni lui ni tous ses apologistes n'ont jamais repoussé cette accusation de ses ennemis touchant le désaveu des divinités adhéniennes que comme une fausseté et une imposture, et r.on point comme une excellente vérité, pour la défense de laquelle il était heureux de mourir.

On ne nie pas néanmoins que Socrate n'ait reconnu l'unité du vrai Dieu et la vanité des faux dieux; mais c'est en cela même qu'il est plus coupable, de ce qu'il a retenu la vérité dans l'injustice, comme dit l'Apôtre (Roman., I): Qui veritatem Dei in injustitia detinent, etc., qu'ayant connu la majesté du Créateur, il ne lui a pas rendu la gloire qu'il savait lui être due; que n'ayant pas les mê mes sentiments que le peuple, il a néanmoins adoré les mêmes idoles que le peuple, Socrates cum populo simulacra venerabatur; et qu'en étouffant les mouvements de sa propre conscience, comme saint Augustin le reproche à Sénèque (1), il honorait les idoles qu'il mé¬ prisait; il faisait lui-même ce qu'il reprenait dans les autres, et adorait comme dieux ceux qu'il condamnait comme coupables.

La philosophic lui avait appris à n'être pas superstitieux; mais la coutume de son pays et les lois des peuples l'obligeaient à se contrefaire, non sur le théâtre comme les comédiens, mais ce qui est de pis, dans le temple. C'est même en quoi son action était d'autant plus criminelle, que rendant un faux culte à des idoles qu'il en estimait indignes, il le faisait de telle sorte que le peuple croyait qu'il les adorait véritablement.

L'Eglise de Jésus-Christ ne reconnaît point de martyrs de cette sorte ; ils ne le peuvent être que dans les martyrologes des déistes et des libertins; que parmi ceux qui se persuadent que pourvu que l'on croie un seul Dieu, on peut sans intéresser sa conscience, faire pro fession publique de toutes les religions des Etats où l'on se trouve, pour n'en point troubler le gouvernement. Ce n'est que sur cette maxime impie que peut être fondée la canonisation de Socrate et de ses disciples, que nous savons par des témoignages irréprochables avoir toujours vécu dans l'exercice au moins extérieur de la religion païenne. Il n'y a donc point d'oreilles véritablement

(1) August. de vera Relig, cap. 1, et lib. vi, de Civil. Dei, cap. 10. Colebat quod reprehendebat, age bat quod arguebat, quod culpabat adorabat.

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