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que l'homme, en faisant ce qui est en lui, se prépare à la grâce par les seules forces de la nature, ou ils s'imaginent qu'il peut par ses propres forces désirer la grâce et la demander, ce qui est une hérésie pélagienne, comme nous l'avons prouvé par le concile d'Orange et par beaucoup d'autres autorités, où ils se persuadent qu'un homme peut par ses propres forces garder tous les préceptes de la morale, et mener une vie innocente selon la droite raison, et que Dieu est attiré par cette sainteté morale à lui donner un secours particulier, par lequel il puisse enfin parvenir à la foi et à la grâce; et c'est encore une hérésie Pélagienne que nous avons pleinement réfutée dans le livre qui a précédé celui-ci, pour ne pas dire maintenant qu'on ne trouvera point dans toutes les histoires un homme qui ait vécu de cette sorte: car pour les Caton, les Socrate et autres semblables, qui ont passé pour les plus saints et les plus vertueux des paiens; il est aisé de faire voir qu'ils ont été souillés de beaucoup de vices.

On ajoute que celui-là doit être cru avoir fait tout ce qu'il a pu, qui a témoigné aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même et que comme beaucoup de philosophes païens sont arrivés à la connaissance d'un Dieu souverainement bon, ce qui le rend aimable sur toutes choses; ils ont ensuite considéré tous les hommes comme des enfants d'un si bon père, qui devaient par conséquent s'aimer comme frères, et ne faire jamais l'un à l'autre ce que chacun d'eux n'eût pas voulu qu'il lui eût été fait en particulier, et que c'était le précepte fondamental de toute leur morale.

Mais il n'y a rien autre chose à répondre à ce raisonnement, sinon que c'est démentir formellement l'apôtre saint Paul: car il nous assure (1) que ces philosophes qui ont connu Dieu, ne l'ont point glorifié comme Dieu, ni ne lui ont point rendu grâces; et on veut au contraire que ce soit une bonne conséquence de dire qu'ils ont aimé Dieu par-dessus toutes choses, parce qu'ils l'ont connu comme si une infinité de méchants chrétiens, sans parler des hérétiques, des juifs et des mahométants, ne reconnaissent pas un Dieu souverainement bon, sans néanmoins l'aimer sur toutes choses. Mais il est évident que tous ces principes et toutes ces maximes ne respirent que le pélagianisme, puisque toutes ces propositions en ressentent le venin: ce sont des ruisseaux de cette source empoisonnée. Car rien ne peut corrompre davantage les esprits des chrétiens, que de leur en

agere secundum rationem et hac sanctitate morali provocare Deum ad auxilium speciale sibi donandum quo tandem ad fidem gratiamque perveniat : sed hæc quoque est hæresis pelagiana in libro superiore satis superque refutata, ut omittam nullum ejusmodi hominem ex historiis posse monstrari. Catones enim, Socrates aliique horum similes qui inter ethnices sanctissimi judicati sunt, multis vitiis coopertos fuisse, facile demonstrari posset.

(1) Romanor. 1. Cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt aut gratias egerunt.

seigner (1) qu'il ne faut que savoir le bien pour le faire, et connaître Dieu pour l'aimer; cependant nous voyons qu'un concile de Carthage de plus de deux cents évêques, et dont les décisions sont alléguées par les papes comme des articles de foi, prononce anathème contre cette erreur. Saint Paul la condamne aussi manifestement, lorsqu'il nous apprend que toute la science des Juifs, quoiqu'infiniment élevée au-dessus de celle de tous ces philosophes; cette connaissance si claire que Dieu leur avait donnée de sa nature et de ses perfections infinies; cette instruction si exacte qu'ils avaient reçue de sa propre main pour le règlement de leurs mœurs et de leur vie; les avait rendus plus coupables (Romanor. V): Lex subintravit, ut abundaret delictum, et que la loi, toute divine qu'elle était, leur avait été une occasion d'augmenter leurs péchés et un ministère de mort (II Corinth. III: Ministratio mortis, litteris deformata in lapidibus).

CHAPITRE IV.

Où l'on fait voir que c'est une fausse prétention de dire que les païens n'ont pas été dépourvus des vertus théologales.

On prétend aussi que ces païens n'ont pas été entièrement dépourvus des vertus théologales, qui nous viennent par une infusion divine pour une fin surnaturelle; et que c'est pour cela que saint Thomas leur accorde une foi implicite. Mais il est faux que saint Thomas accorde aux païens une foi implicite, en la manière qu'on le prétend, et qu'il ait reconnu pour fidèles tous ceux à qui la lumière de la raison avait donné la connaissance d'un premier auteur de toutes choses.

Saint Thomas était trop bon théologien pour tomber dans une hérésie si manifeste; car d'une part il enseigne que la foi est un don de Dieu, qui n'est point dans l'ordre de la nature; et de l'autre il suppose que ce que les philosophes ont dit de Dieu et de son unité, ils l'ont connu par les lumières de la science naturelle et par démonstration : Quædam quæ in fide continentur, sunt demonstrative probata a philosophis, sicut Deum esse, et Deum esse unum (2): et par conséquent saint Thomas n'aurait pu reconnaître aucune foi dans ces philosophes profanes, sans se démentir lui-même et sans renverser tous ses principes.

(1) Concil. Carthag, ceu Milevit, capitulo. 4. Quisquis dixerit gratia Dei propter hoc tantum nos adjuvare ad non peccandum, quia per ipsam nobis revelatur et aperitur intelligentia mandatorum, ut sciamus quid appetere quid vitare debeamus, non autem per illam nobis præstari ut quod faciendum cognoverimus, etiam facere diligamus, anathema sit.

(2) Thom. 2.2. quæst. 1. art. 5. Il est vrai que ces paroles ne contiennent pas précisément le sentiment de saint Thomas; mais qu'elles forment le troisième argument qui précède sa conclusion en forme d'objection. Cependant de la manière que ce saint doeteur y répond, Ibid. ad. 3. on voit bien qu'elles ne contiennent rien de contraire à ses vrais sentiments

C'est donc sans raison que l'on dit que les païens, en contemplant la bonté de Dieu, ont eu l'espérance qu'il leur ferait miséricorde; car on ne saurait douter que cette proposition ne soit hérétique, puisque la foi nous enseigne que quelque soin qu'un homme prenne à contempler la bonté de Dieu, il est absolument impossible d'en concevoir une sainte et véritable espérance en sa miséricorde, si cette même iniséricorde ne le prévient et ne le lui inspire, par une grâce toute gratuite et qui ne dépend que de la pure bonté de Dieu, qui ne donne qu'à qui bon lui semble, les mouvements de cette espérance salutaire.

Ainsi c'est ruiner cette vérité catholique, que d'assurer qu'on ne peut douter que les païens, en contemplant la bonté de Dieu, n'aient eu l'espérance qu'il leur ferait miséricorde; et d'ailleurs on ne voit dans aucun des livres de ces païens, aucune trace de cette espérance en la miséricorde de Dieu.

Où voit-on qu'ils lui demandent miséricorde et pardon de leurs crimes? Où ont-ils témoigné aucune crainte de ses jugements après cette vie? Quand est-ce qu'aucun d'eux a cru avoir besoin de cette miséricorde? Ne voit-on pas au contraire que ces orgueilleux faisaient profession de disputer de la félicité avec Jupiter? Ils n'avaient donc garde d'avoir de ces sortes de pensées qu'on leur attribue; et, comme saint Augustin dit excellemment, ils se sont autant éloignés de Dieu par leur orgueil, qu'ils s'en étaient approchés par l'intelligence: Quo propinquaverunt intelligentia, inde superbia recesse

runt.

On va jusqu'à dire que ces païens n'ont pas aussi été sans charité, puisqu'ils n'ont pu donner les attributs de toute bonté au souverain être, comme ils ont fait, sans l'aimer sur toutes choses.

On peut dire que jamais les hérétiques pélagiens n'ont poussé si loin leurs erreurs; ils avaient trop d'esprit pour tomber dans une telle extravagance, de dire qu'un homme ne puisse donner à Dieu les attributs de toute bonté sans l'aimer sur toutes choses. Mais c'est encore une fois démentir saint Paul (Romanor. I). Cum Deum cognovissent, non sicut Deum glorificaverunt, qui dit de ces philosophes qu'ils ont connu Dieu, sa puissance, sa divinité; et que néanmoins ils ne l'ont pas glorifié, ni par conséquent aimé sur toutes choses. Mais y a-t-il un juif ou un mahométan qui parlant de Dieu, ne lui donne les attributs de toute bonté? Il faudrait par conséquent qu'ils l'aimassent sur toutes choses.

C'est ce qui fait voir combien ces étranges maximes sont capables de porter les esprits au libertinage, et leur persuader que l'on peut aimer Dieu et être sauvé en toutes sortes de religions. Et en effet si cette doctrine était vraie, il n'y aurait de pécheurs et de méchants que les athées. Tous ceux qui ne le seraient pas, seraient gens de bien, puisque reconnaissant la bonté de Dieu, par DEMONST. ÉVANG II.

une conséquence nécessaire ils l'aimeraient sur toutes choses, ce qui est l'abrégé de toute justice,selon l'Ecriture sainte, et ce qui comprend la loi et les prophètes.

Mais il ne faut point s'arrêter davantage sur une impiété si visible et si favorable aux déistes; il ne faut que l'entendre pour en concevoir de l'horreur, et cette horreur qu'elle donne suffit pour la réfuter. Ipso auditu horreo, dit saint Bernard en un sujet beaucoup moindre: Et ipsum horrorem sufficere puto ad refellendum. On pourrait assurément en dire beaucoup davantage; mais il n'est pas croyable que personne voulût excuser d'hérésie cette proposition, que les païens n'ont pu donner à Dieu les attributs de toute bonté sans l'aimer sur toutes choses, si quelqu'un voulait la soutenir.

On voit néanmoins que cette même hérésie est en quelque manière confirmée par ceux qui ajoutent qu'il n'y a point d'apparence d'avouer que les païens aient eu un amour parfait pour leur patrie et pour leurs amis, et qu'ils n'aient point eu d'amour pour Dieu, qui est un amour beaucoup plus raisonnable et plus naturel.

Mais cela se dit par le même esprit d'hérésie et d'extravagance, qui porte à croire, comme nous venons de dire, que, puisqu'en toutes sortes de sectes et de religions, on peut aimer sa patrie et ses amis, sans qu'il soit nécessaire d'aucune grâce particulière de Jésus-Christ, elle n'est point non plus néces saire pour aimer Dieu comme il faut ; ce qui détruit une infinité d'oracles de l'Ecriture sainte et de la Tradition, qui nous apprennent comme une vérité indubitable de notre foi, que l'amour de Dieu est un pur don de la grâce du Sauveur, sans lequel on ne peut aimer Dieu comme il faut, et qu'il ne répand (1) dans les cœurs que par l'infusion du Saint-Esprit que Jésus-Christ donne, et qu'il ne donne qu'à ses membres et à ceux qui croient en sa résurrection glorieuse, (2) dans laquelle, selon l'Ecriture sainte, il a reçu le pouvoir de remplir les âmes de son Esprit.

Nous avons déjà remarqué que ces égarements prodigieux des auteurs du sentiment que nous combattons, ne viennent tous que du même principe, qui leur fait considérer la nature humaine comme l'ont considérée les pélagiens et les philosophes même païens. Ainsi ils ne sont pas plus persuadés les uns que les autres, des plaies profondes qu'elle a reçues par le péché originel; car s'ils en étaient mieux instruits aussi bien que des premiers éléments du christianisme, ils comprendraient facilement que la principale dépravation de la nature corrompue par ce péché consiste dans un détachement de Dieu et un attachement à soi-même et aux créa

(1) Romanor. V. Charitas diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum, qui datus est nobis.

(2) Actorum II. Hunc Jesum resuscitavit Deus .....dextera igitur Dei exaltatus et promissione Spi. ritus sancti accepta, a patre effudit hunc quem vos videtis et auditis.

¡Onze !

tures et qu'ainsi il est aussi peu possible qu'elle se détache d'elle-même pour s'élever à l'amour de Dieu, qu'il est possible à un aveugle de voir la lumière, à un muet de parler, à un sourd d'entendre, et à un mort de se ressusciter soi-même.

Il ne faut donc pas regarder si l'amour de Dieu en soi et au regard de la nature humaine saine et entière, est plus raisonnable et plus naturel que celui des créatures; mais il faut nous remettre continuellement devant les yeux, que nous ne sommes plus dans l'état dans lequel Dieu nous avait mis par sa création, dans l'état d'innocence; car nous naissons tous dans le vice et dans le péché : ainsi, toute notre nature est semblable à cette femme courbée dont saint Luc parle (Luc, XIII): Et erat inclinata nec polerat sursum respicere, qui ne pouvait être guérie et redressée que par la puissance salutaire de Jésus-Christ, notre souverain médecin. De même donc qu'il eût été ridicule de prétendre que cette femme pouvait marcher droit et lever les yeux au ciel, parce que cette posture est beaucoup plus naturelle et plus raisonnable que celle avec laquelle elle marchait, il n'est pas moins déraisonnable de soutenir que les païens ont aimé Dieu sur toutes choses, parce que l'amour de Dieu est plus naturel et plus raisonnable que celui qu'ils ont porté à leur patrie et à leurs

amis.

Et c'est ce qui montre que dans le renversement général où le péché du premier homme a mis toute la nature en la détachant de son créateur, et en l'attachant à la terre; il ne s'agit plus de juger ce qui est plus naturel à l'homme et plus raisonnable, pour en inférer que des païens esclaves du démon, éloignés de la vie de Dieu par l'aveuglement de leur caur, comme dit saint Paul ( Ephès. IV): Alienati a vita Dei.... propter cæcitatem cordis ipsorum, ne se soient indubitablement portés à l'aimer sans la grâce. Car il ne s'est pu faire, selon le sentiment des pères, que des arbres secs et infructueux produisissent les plus excellents fruits; et que des âmes courbées contre terre et accablées du poids de Jeurs péchés s'élevassent par leurs propres forces au-dessus de toutes les choses créées, pour se porter avec les ailes pures de l'amour divin, jusque dans le sein de Dieu, et entre les bras de cet époux immortel des âmes saintes.

CHAPITRE V.

Que c'est avec justice que Dieu n'a donné que des récompenses temporelles aux païens pour leurs vertus, puisqu'elles n'en méritaient point d'autres; et qu'ainsi ce n'est pas juger sainement que de leur en attribuer d'éternelles.

On prétend que ce serait traiter les païens avec trop de rigueur, que de soutenir qu'ils ne peuvent avoir reçu que des récompenses temporelles pour toutes leurs bonnes œuvres, et que leurs vertus ont été suffisamment reconnues par l'estime qu'on a fait d'eux, et

par la gloire qui a accompagné leur vie. Mais plutôt qui n'adorera la justice irrépréhensible de Dieu, qui a su par une sagesse admirable récompenser de vaines vertus par de vaines récompenses, et qui a donné la gloire pour prix de leurs peines, à ceux qui n'ont travaillé que pour la gloire? Le Sauveur du monde ne nous apprend-il pas lui-même dans l'Evangile (Matth. VI), que c'est la véritable récompense de tous ceux qui n'agissent que par cet esprit de vanité qui a régné dans tous les grands hommes du paganisme? Receperunt mercedem suam. Et n'est-ce pas par cette même raison que, selon saint Augustin dans le cinquième livre de la Cité de Dieu, la Providence divine a rendu l'empire romain si illustre et si glorieux?

Les premiers Romains (1), dit ce saint docteur, si nous en croyons leur histoire, quoiqu'adorateurs des faux dieux, étaient néanmoins libéraux ; et ils n'étaient avares que des honneurs et des louanges. Ils voulaient s'acquérir une grande gloire et des richesses, sans tache et sans reproche; ils ont aimé cette gloire avec une ardeur tout extraordinaire; ils n'ont voulu vivre que pour elle, et ils n'ont pas appréhendé de mourir pour elle; et cette passion si violente a étouffé en eux toutes les autres passions. C'est cette avidité de louange, pour parler ainsi, et cet extrême désir de la gloire, qui a produit en eux ces grandes actions que l'on admire, et qui passent pour louables et pour glorieuses dans l'estime et au jugement des hommes.....

Les Romains ont fait assez connaître qu'ils avaient cette passion gravée dans le cœur, lorsque bâtissant des temples à leurs dieux, ils ont voulu que celui de la Vertu et de l'Honneur fussent joints et comme attachés l'un à l'autre... Et c'est ce qui nous montre que c'était cet honneur qu'ils voulaient que la vertu considérât comme son but, et que c'était la fin que se proposaient ceux qui passaient pour bons et pour justes parmi eux.

Ainsi après que les empires d'Orient eurent été longtemps célèbres et illustres parmi les hommes (2), Dieu voulut qu'il s'en établit un

(1) August., libro v de Civit. Dei. cap. 12. Velcres primique Romani, quantum eorum docet historia, quamvis... deos falsos colerent, tamen laudis avidi, pecuniae liberales erant, gloriam ingentem, divitias honestas volebant. Hanc ardentissime dilexerunt, propter hanc vivere voluerunt, pro hac et mori non dubitaverunt, cæteras cupiditates hujus unius ingenti cupiditate presserunt... ista ergo laudis aviditas et cupido gloriæ multa illa miranda fecit, laudabilia scilicet atque gloriosa secundum hominum existima. tionem.... Hoc insitum habuisse Romanos, etiam deorum apud illos ædes indicant, quas conjunctissimas constituerunt Virtutis et Honoris... Unde intelligi potest quem finem volebant esse virtutis, et quo eam referebant qui boni erant, ad honorem scilicet.

(2) Ibid. cap. 13. Quamobrem cum diu fuissent regna Orientis illustria, voluit Deus et occidentale fieri, quod tempore esset posterius, sed imperii la titudine et magnitudine illustrius. Idque talibus potissimum concessit hominibus ad domanda gravia mala multarum gentium, qui causa honoris, laudis et gloriæ consuluerunt patriæ, in quo ipsam gloriam requirebaut, salutemque ejus saluti suæ præponere

dans l'Occident, qui ayant été le dernier dans l'ordre des temps, fût le premier par l'étendue de ses conquêtes et par l'éclat de sa gloire. Et ayant résolu de punir et d'arrêter le cours des grands crimes qui se commettaient chez divers peuples, il choisit, pour l'établissement de cet empire, des hommes qui ont procuré le bien de leur patrie pour s'acquérir un honneur et une réputation extraordinaire qu'ils ont recherchée dans l'amour même qu'ils lui portaient; c'est pourquoi ils ont préferé le salut de leur république à leur propre vie, et ils ont étouffé dans eux le désir du bien, et beaucoup d'autres vices par ce seul vice, c'est-à-dire par cet amour des louanges et de la gloire.

(1) Mais comme Dieu ne devait point donner un jour à ces hommes la vie éternelle, cette vie dont les anges jouissent dans la cité céleste, à laquelle on ne monte que par les degrés d'une piété solide et véritable qui ne rend les devoirs d'une servitude religieuse, et le culte de latrie, comme parlent les Grecs, qu'au vrai Dieu et au seul maître de toutes choses; s'il ne leur eût point non plus accordé cette gloire terrestre et cet éclat de leur empire, il n'eût donc donné aucune récompense à leurs bonnes qualités; c'est-à-dire aux vertus par lesquelles ils tachaient de s'élever à ce comble d'honneur et d'estime; car c'est de celte sorte de personnes, qui font quelque bien en apparence pour être honorées des hommes, que JésusChrist a dit: Je vous dis en verité qu'ils ont reçu leur récompense.

Ainsi les Romains ont méprisé leur propre bien et leur intérêt particulier, pour rendre leur république plus riche et plus florissante. Ils ont résisté à l'avarice: ils ont servi leur patrie par des conseils sincères et désintéressés, n'étant ni coupables d'aucuns crimes, ni sujets à aucune passion qui fussent contraires à leurs lois; et ils ont considéré ces bonnes qualités el ces bonnes actions, comme le chemin véri– table pour s'acquérir un grand honneur, un puissant empire et une gloire qui pût durer dans tous les siècles.

non dubitaverunt, pro isto uno vitio, id est amore laudis, pecuniæ cupiditatem et multa alia vitia comprimentes.

(1) Ibid. cap. 15. Quibus ergo non erat Deus daturus vitam æternam cum sanctis angelis suis, in civitate sua cœlesti, ad cujus societatem pietas vera perdueit,quae non eshit. et servitutem religionis quam )arpelxv Græci vocant, nist uni vero Deo : si neque hanc eis terrenam gloriam excellentissimi imperii concederet, non redderetur merces bonis artibus eorum, id est virtutibus, quibus ad tantam gloriam pervenire nitebantur. De talibus enim qui propter hoc boni aliquid facere videntur, ut glorificentur ab hominibus, etiam Dominus ait: Amen dico vobis, perceperunt mercedem suam. Scilicet isti privatas res suas pro re communi; hoc est Republica et pro ejus ærario contempserunt, avaritiæ restiterunt, consuluerunt patria consilio libero, neque delicto secundum suas leges, neque libidini obnoxii. His omnibus artibus tanquam vera via, nisi sunt ad honores, imperium, gloriam ; honorati sunt in omnibus fere gentibus ; imperii sui leges imposuerunt multis gentibus, hodieque litteris et historia gloriosi sunt pene in omnibus gentibus. Non est quod de summi et veri Dei justitia conque rantur; perceperunt mercedem suam.

Dieu leur a donné ce qu'ils désiraient; car ils ont été honorés de presque tous les peuples, et ont soumis à leur empire la meilleure partie du monde; ils sont encore aujourd'hui célèbres dans l'histoire; et la gloire de leurs actions vit encore dans l'esprit de presque tous les hommes. Ainsi ils n'ont pas lieu de se plaindre de la justice de ce souverain maître, puisqu'ils en ont reçu leur récompense.

Il faut avouer que cet excellent discours de saint Augustin est d'une merveilleuse force, et qu'il peut couvrir de confusion ceux qui, ou par ignorance ou par témérité, ont la hardiesse de prendre à partie la justice de Dieu, en se persuadant qu'elle aurait traité les païens avec trop de rigueur, s'il était vrai, comme il l'est effectivement, qu'ils n'eussent reçu que des récompenses temporelles pour toutes leurs bonnes œuvres ; et que Dieu cût jugé que leur vertu était assez récompensée par l'estime qu'on faisait d'eux, et par la gloire qui accompagnait leur vie.

C'est aussi sur ce principe que saint Augustin a fait voir en beaucoup d'endroits de ses ouvrages qu'il ne se peut pas trouver dans les infidèles de véritables vertus, et que la plupart de leurs actions n'étaient pas exemptes de péché, parce qu'il a cru qu'étouffer un vice par un autre vice, ne pouvait être une véritable vertu. Et qu'ainsi les actions qui paraissent les plus excellentes, no sont pas exemptes de péché, lorsqu'on ne les fait que par le désir d'être estimé des hommes, et d'acquérir de la gloire dans le monde.

Et c'est tout ce que ce saint docteur reconnaît dans les Romains, et qu'il prétend mon trer dans le discours que nous venons de rap, porter. Il y prouve que l'avidité des louanges et l'extrême désir de la gloire, sont ce qui a produit en eux ces grandes actions que l'on

admire. Il le montre par le témoignage de leurs poètes deleurs orateurs, de leurs historiens et de leurs temples mêmes (Virgile, Cicéron, Salluste). Il y fait voir clairement par toutes ces autorités, que ceux qui passaient pour bons et pour justes parmi eux ne se proposaient pour but et pour fin de leur vertu, que l'honneur et la réputation. Et c'est à cet amour de la gloire, qu'il attribue l'extrême amour qu'ils ont porté à leur patrie. Il ne reconnaît point d'autre source de leur tempérance, que cet esprit de vanité. Il y soutient qu'ils n'ont étouffé les autres vices que par ce vice; et enfin il dit que Dieu ne leur devant point donner la vie éternelle, leur a donné pour récompense la gloire terrestre, et cet état de leur empire, de la même manière que Jésus-Christ dit dans l'Evangile, que ceux qui font quelque bien en apparence, pour être honorés des hommes, reçoivent cet honneur pour leur récompense.

Il est donc évident que S. Augustin n'a point reconnu de véritable vertu dans les Romains, de même que l'on ne peut pas dire que les hypocrites, auxquels il les compare, soient véritablement vertueux ; et que pour le dire, il faudrait supposer que ce ne soit pas un péché,

que de faire une Donne œuvre pour la seule gloire du monde.

Mais ce qui est de plus remarquable, est que ce saint docteur a prévenu la mauvaise interprétation que l'on pourrait faire de sa doctrine, lorsqu'il a déclaré en termes formels, que ce qu'il avait dit de l'établissement de l'empire des Romains, pour servir de récompense à leur vertu, se devait entendre de telle sorte que l'on n'en prit pas sujet de s'imaginer que les vertus qui se trouvaient dans les infidèles, qui étaient esclaves de la vaine gloire, fussent de véritables vertus. C'est la conclusion que donne saint Augustin à tout ce discours des vertus romaines, dont il faut prendre garde de ne pas abuser, pour donner atteinte à l'un des plus inébranlables fondements de sa doctrine, que hors la véritable religion, il ne se trouve point de vertus qui ne soient fausses, ni de bonnes œuvres qui ne soient défectueuses.

C'est pourquoi il ajoute: (1) Encore que selon la lumière que j'ai reçue, j'aie assez expliqué les causes pour lesquelles le vrai Dieu, dont la justice est infinie, a voulu favoriser les Romains qui étaient bons en quelque sorte, selon les règles et la police de la cité terrestre, et les élever à la gloire d'un puissant empire; il se peut faire néanmoins qu'il y en ait quelque autre cause encore plus secrète et qui n'est bien connue que de Dieu seul; mais quelle qu'elle puisse être, il doit demeurer pour constant parmi tous ceux qui font profession de la véritable piété, que sans la véritable piété, c'est-à-dire sans le vrai culte du vrai Dieu, personne ne peut avoir de véritable vertu, et qu'elle n'est jamais véritable, tant qu'elle est esclave de la vaine gloire.

Et que l'on ne dise pas que si cela est, il s'en suivrait que, selon la doctrine de saint Augustin, Dieu aurait récompensé le vice, ce qui est une absurdité très-impie. Car ce raisonnement serait tout à fait contraire au bon sens. Il n'y a pour en être convaincu, qu'à voir le dernier article de la première Seconde de la Somme de S. Thomas: on y trouvera que ce saint docteur y montre que les biens temporels, comme les richesses, l'honneur, la gloire, l'établissement des empires, peuvent être considérés en deux manières (2):

(1) August. lib. v., de Civitate Dei. cap. 19. Quamvis, ut potni, satis exposuerim qua causa Deus unus verus et justus, romanos secundum quamdam formam terrenæ civitatis bonis adjuverit, ad tanti imperii gloriam consequendam; potest tamen et alia causa esse latentior propter diversa merita generis humani, Deo magis nota quam nobis, dum illud constet inter omnes veraciter pios, neminem sine vera pietate, id est veri Dei vero cultu, veram posse habere virtutem; nec eam veram esse, quando gloriæ servit humanæ.

(2) Thomas 1. 2. quæst. 114. articul. 10. in corpore. Si temporalia bona considerentur prout sunt utilia ad opera virtutum, quibus perducimur in vitam æternam, secundum hoc directe et simpliciter cadunt snb merito, sicut et augmentum gratie, et omnia illa quibus homo adjuvatur ad perveniendum in beatitudinem post primam gratiani.... et in tantum sunt simpheiter bona hujusmodi temporalia; si autem consi

l'une, comme nous étant donnés de Dieu pour servir à notre salut; et l'autre, comme étant simplement des biens temporels, et n'ayant aucun rapport à d'autre vie qu'à celleci; que selon la première considération, ils peuvent tenir lieu de véritables récompenses, par la connexion qu'ils ont dans l'ordre de Dieu avec la vie éternelle qui est l'unique bien de l'homme; mais que selon la seconde, comme ils ne sont point absolument biens, mais seulement improprement, ils ne sont aussi qu'improprement récompenses, en tant que la Providence divine fait réussir les desseins des hommes dans l'acquisition de ces choses, encore qu'ils ne les recherchent pas

avec bonne intention.

C'est ainsi, dit saint Thomas, qu'il est écrit dans le prophète Ezéchiel (1), que Dieu fit tomber l'Egypte sous l'empire du roi de Babylone, pour le récompenser lui et son armée, des travaux qu'il avait soufferts au siége de Tyr, n'ayant égard en cela qu'à l'accomplissement de ses desseins dans la pun:tion de cette ville, et non point à la mauvaise volonté de ce roi, qui n'en avait point entrepris le siége pour servir Dieu, mais seulement pour s'en rendre maître. Il dit la même chose des sages-femmes dont il est parlé dans l'Exode, après avoir rapporté sur ce sujet cette glose prise de saint Grégoire, qui décide en termes clairs notre question: que la bonté que ces femmes témoignèrent en la délivrance des enfants, pouvait recevoir une récompense éternelle; mais que la faute du mensonge en avait reçu une récompense temporelle (Gregor. Mag. lib. XVIII Moral. cap, 2): Benignitatis earum merces potuit in æterna vita retribui, sed culpa mendacii terrenam recompensationem accepit.

Ce n'est donc point une chose qui soit absurde ni impie, de dire que Dieu récompense quelquefois des actions où se trouve du péché, puisque S. Augustin et S. Thomas l'enseignent très-clairement ; et c'est ainsi que S. Augustin dit dans son Manuel ch. 22 (2) qu'un mensonge officieux peut être récompensé temporellement, non pas à cause de la faus

derentur hujusmodi temporalia bona secundum se sic non sunt simpliciter bona hominis, sed secundumi quid; et ita non simpliciter cadunt sub merito, sed secundum quid in quantum scilicet homines moventur a Deo, ad aliqua temporaliter agenda in quibus suom propositum consequuntur Deo favente... licet interdum in his non habeant homines rectam iutent:o

nem.

(1) Ibid. ad 2. Dicendum quod illæ retributiones dicuntur esse divinitus facte secundum comparationem ad divinam motionem, non autem secundum respectum ad malitiam voluntatis, præcipue quantum ad regem Babylonis, qui non impugnavit Tyrum quasi volens Deo servire, sed potius ut sibi dominium usurparet. Similiter etiam obstetrices licet habuerint ; bonam voluntatem quantum ad liberationem puerorum, non tamen fuit eorum recta voluntas quantum ad hoc quod mendacium confinxerunt.

(2) Enchirid. cap. 22. Plurimum quidem ad bonum profecisse homines, qui non nisi pro salute hominis mentiuntur, non est negandum, sed in eorum tali profectu, merito laudatur, vel etiam temporaliter re muneratur benevolentia, non fallacia.

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