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ceux à qui on les avait envoyés, en remettant l'ordre parmi eux et en accommodant leurs différends, que, dès qu'ils furent de retour à Rome, on y vit arriver des ambassades de tous les endroits où ils avaient passé, qui venaient remercier le sénat de leur avoir envoyé des personnes d'un si grand mérite, et dont ils ne pouvaient trop louer la sagesse et la bonté.

Le premier endroit où ils allèrent, suivant leurs instructions, fut Alexandrie. Le roi les y reçut avec une grande magnificence. Pour eux, ils l'affectaient si peu, qu'à leur entrée, Scipion, qui était le plus grand seigneur de Rome, n'avait avec lui qu'un ami, c'était le philosophe Panétius, et cinq domestiques. On comptait, dit un historien, non ses domestiques, mais ses victoires; et on l'estimait, non pour son or et son argent, mais pour ses vertus et ses qualités personnelles. Quoique, pendant tout le séjour qu'ils y firent, le roi leur fit servir à table tout ce qu'il y avait de plus délicat et de plus recherché, ils ne touchaient jamais qu'aux mets les plus simples et les plus communs, méprisant tout le reste, qui ne sert qu'à affaiblir l'esprit aussi-bien que le corps. Telle était encore en ce temps-là la modération et la tempérance des Romains: mais le luxe et le faste en prirent bientôt la place.

Quand les ambassadeurs eurent bien vu Alexandrie et réglé les affaires qui les y amenaient, ils remontèrent le Nil pour visiter Memphis et les autres parties de l'Égypte. Ils virent de leurs propres yeux, ou par des informations faites sur les lieux mêmes, le grand

1 & Quum per socios et exteras gentes iter faceret, non mancipia sed victoriæ numerabantur; nec quan

tùm auri et argenti, sed quantùm amplitudinis onus secum ferret, æstimabatur.» (VAL. MAX.)

nombre de villes et la multitude prodigieuse d'habitants que contenait cet état, la force que lui donnait sa situation, la fertilité de son terroir, et tous les autres avantages dont il jouissait. Ils trouvèrent qu'il n'y manquait rien, pour le rendre puissant et formidable, qu'un prince qui eût de la capacité et de l'application: car Physcon, qui y régnait alors, n'était rien moins qu'un roi. Il ne se peut rien de plus pitoyable que l'idée qu'il leur donna de lui dans toutes les audiences qu'ils en eurent. Pour sa cruauté, sa barbarie, son luxe, et ses autres vices, j'en ai déja dit quelque chose, et je serai obligé dans la suite d'en donner de nouvelles preuves. Son corps répondait assez à la laideur de son ame1. On ne pouvait guère en voir un plus contrefait. Il était de petite taille, et avec cela son ventre était d'une si énorme grosseur, qu'il n'y avait point d'homme qui pût l'embrasser. C'est cette grosseur de ventre qui lui fit donner le sobriquet de Physcon. Sur un si vilain corps, il portait une étoffe si claire, qu'on en voyait toute la difformité. Il ne paraissait jamais en public que sur un char2, ne pouvant porter cette masse de chair, qui était le fruit de son intempérance, sinon lorsqu'il se promena avec Scipion. Aussi celui-ci, se tournant vers Panétius, lui dit à Plutarch. l'oreille en souriant: Les Alexandrins nous ont l'obliApophth. P. 200. gation de voir marcher à pied leur roi.

1 « Quàm cruentus civibus, tam ridiculus Romanis fuit. Erat enim et vultu deformis, et statura brevis, et sagina ventris non homini, sed belluæ similis. Quam fœditatem nimia subtilitas perlucidæ vestis angebat, prorsùs quasi astu inspicienda præberentur, quæ omni studio

occultanda pudibundo viro erant. >> (JUSTIN. lib. 38, cap. 8.)

2 On lit dans Athénée : ρone μδέποτε πεζός, εἰ μὴ διὰ Σκιπίωνα. L'interprète a traduit pedibus ille nunquam ex regia prodibat, sed perpetuo scipione subnixus, au lieu de nisi propter Scipionem.

Il faut avouer, à la honte de la royauté, que la plupart des rois dont nous parlons actuellement déshonoraient non-seulement le trône, mais l'humanité même, par les vices les plus affreux. On est effrayé de voir, dans cette longue liste de rois dont j'ai rapporté jusqu'ici l'histoire, combien il y en a peu qui soient dignes de ce nom. Quelle comparaison de ces monstres de dissolution et de cruauté avec Scipion l'Africain, l'un des trois ambassadeurs de Rome, était un prodige de sagesse et de vertu, telle qu'on la pouvait trouver parmi des païens! Aussi Justin dit-il de lui que, pendant qu'il visitait avec curiosité et considérait les raretés d'Alexandrie, il était lui-même le spectacle de toute la ville. Dum inspicit urbem, spectaculo Alexandrinis fuit.

qui

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Attale, roi de Pergame, mourut environ dans le temps dont nous parlons ici. Son neveu, qui portait et qui fut surnommé Philométor, lui le même nom, succéda. Comme ce dernier était en bas âge quand Eumène son père mourut, il avait été sous la tutelle de son oncle, à qui la couronne fut aussi laissée par le testament d'Eumène. Attale donna à son neveu la meilleure éducation qu'il put, et en mourant lui laissa le trône, quoiqu'il eût lui-même des fils: procédé trèsrare et très-louable, la plupart des princes ne songeant pas moins à transmettre la couronne à leur postérité qu'à se la conserver à eux-mêmes pendant leur vie.

*

Ce fut un malheur pour le royaume de Pergame. Philométor le gouverna de la manière du monde la plus extravagante et la plus pernicieuse. A peine fut-il sur le trône, qu'il le souilla du sang de ses plus proches

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parents et des meilleurs amis de sa maison. Il fit égorger presque tous ceux qui avaient servi avec une extrême fidélité son père et son oncle, sous prétexte que les uns avaient tué sa mère Stratonice, qui était morte de maladie dans un âge fort avancé, et les autres sa femme Bérénice, morte d'un mal incurable, qui lui était survenu fort naturellement. Il en fit mourir encore d'autres sur des soupçons tout-à-fait frivoles; et leur mort entraînait celle de leurs femmes, de leurs enfants et de toute leur famille. Il faisait faire ces exécutions par des troupes étrangères, qu'il avait fait venir exprès de chez les barbares les plus sauvages et les plus cruels, pour en faire les instruments de son énorme barbarie.

Après avoir ainsi massacré et sacrifié à sa fureur les plus honnêtes gens de son royaume, il cessa de se montrer. On ne le vit plus paraître dans la ville, ni manger en public. Il mit un habit usé, laissa croître sa barbe sans en prendre aucun soin, fit tout ce que faisaient dans ce temps-là les personnes accusées d'un crime capital, comme s'il eût voulu par là reconnaître les crimes qu'il venait de commettre.

?

De là il passa à d'autres espèces de folie. Il abandonna le soin de toutes les affaires, se retira dans son jardin, s'y mit à bêcher lui-même, et y sema toutes sortes d'herbes vénéneuses, aussi-bien que des bonnes ; puis, empoisonnant les bonnes du suc des méchantes, il les envoyait ainsi en présent à ses amis. Il passa dans ces extravagances cruelles tout le reste de son règne, qui, heureusement pour ses sujets, ne dura pas long-temps, car il ne fut que de cinq ans.

Il s'était mis en tête d'exercer le métier de fon

Av. J.C. 133.

deur. Il forma le projet d'un monument de cuivre pour AN. M. 3871. sa mère; et, un jour d'été que la chaleur était excessive, pendant qu'il travaillait à en fondre le métal, lui prit une fièvre chaude, qui l'emporta au bout de sept jours, et délivra ses sujets d'un abominable tyran.

il

Plut. in Gracch. Flor. lib. 2,

cap. 20. Justin. 1. 36,

cap. 4; et 37. Vell. Patere.

cap. 1.

1.2, c. 4.

Strab. 1. 14,
Oros. 1.5,
Eutrop. 1. 4.

p. 646.

cap. 8-10.

Il avait fait un testament, par lequel il instituait le peuple romain son héritier. Eudème de Pergame porta ce testament à Rome. L'article dont il s'agit était exprimé en ces termes : que le peuple romain soit héri- nach tier de mes biens. Dès qu'on en eut fait la lecture, Tibérius Gracchus, tribun du peuple, toujours attentif à se concilier sa faveur, saisit cette occasion, et, étant monté sur la tribune aux harangues, il proposa une loi, qui portait que tout l'argent comptant qui reviendrait de la succession de ce prince serait distribué aux pauvres citoyens, qui seraient envoyés en colonies dans le pays légué au peuple romain, afin qu'ils eussent de quoi s'établir dans leurs nouvelles possessions, et se pourvoir des outils nécessaires à l'agriculture. Il ajouta que, quant aux villes et aux terres qui étaient de la domination d'Attale, il n'appartenait pas au sénat d'en ordonner, et qu'il en laisserait la disposition au peuple, ce qui choqua extrêmement le sénat. Ce tribun fut tué peu de temps après.

Val. Max. 1. 3, c. 2.

Cependant Aristonic, qui se disait de la famille AN. M. 3872. royale, travailla à s'emparer des états d'Attale. En ef- Av. J.C. 132. fet, il était fils d'Eumène, mais né d'une courtisane.

Il n'eut pas de peine à engager dans son parti la plupart des villes, parce qu'elles étaient accoutumées de longue-main à être gouvernées par des rois. Quelques villes, par la crainte des Romains, refusèrent d'abord

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