Page images
PDF
EPUB

137

dans le Cydnus, et, remontant ce fleuve, vint ab d à Tarse. On ne vit jamais d'équipage plus gala-ab plus superbe que le sien. La poupe de son vaise i était tout éclatante d'or, les voiles de pourpre, e rames garnies d'argent. Un pavillon d'un tissu était dressé sur le tillac, sous lequel paraissait reine habillée en Vénus, et environnée des plus be filles de sa cour, dont les unes représentaient les réides, les autres les Graces. Au lieu de trompettes entendait les flûtes, les hautbois, les violes, et d'aut instruments semblables, qui jouaient des airs passie nés; et la cadence des avirons, qui étaient maniés mesure, rendait cette harmonie encore plus agréab On brûlait sur le tillac des parfums qui répandaient le odeur bien loin sur les eaux du fleuve, et sur l'une l'autre de ses rives, couvertes d'une infinité de pe sonnes que la nouveauté de ce spectacle avait attirées

Dès qu'on sut qu'elle arrivait, tout le peuple d Tarse sortit au-devant d'elle, jusque-là qu'Antoine, qui donnait alors audience, vit son tribunal abandonne de tout le monde, sans qu'il restât personne auprès lui que ses licteurs et ses domestiques. Il se répandit que c'était Vénus qui venait en masque chez Bacchus pour le bien de l'Asie.

un bruit

Elle ne fut pas plus tôt descendue à terre, qu'ântoine l'envoya complimenter, et l'invita à souper. Mais elle fit réponse à ses députés qu'elle souhaitait de le régaler lui-même, et qu'elle l'attendait dans les tentes qu'elle faisait préparer sur les bords du fleuve. Il ne fit pas difficulté d'y aller, et il trouva des préparatifs d'une magnificence qu'on ne peut exprimer. Il admira surtout la beauté des lustres qu'on avait arrangés avec

nt

coup d'art, et dont les illuminations faisaient un

5 agréable au milieu de la nuit.

ntoine l'invita à son tour pour le lendemain. Quelorg efforts qu'il eût faits pour l'emporter sur elle, il tonfessa vaincu, soit pour la somptuosité, soit pour donnance du repas; et il fut le premier à railler sur esquinerie et la grossièreté du sien, en comparaison tla richesse et de l'élégance de celui de Cléopatre.

reine de son côté voyant que les plaisanteries d'Anthe n'avaient rien que de grossier, et sentaient plus omme de guerre qu'un homme de cour, le paya en reille monnaie sans l'épargner, mais avec tant d'esit et d'agrément, qu'il ne s'en offensait point; car s graces et les charmes de sa conversation, accomagnées de toute la douceur et de tout l'enjouement ossible, avaient un attrait dont on pouvait encore aoins se défendre que de celui de sa beauté, et laisaient dans l'esprit et dans le cœur un aiguillon qui piquait jusqu'au vif. On était d'ailleurs charmé à l'entendre seulement parler, tant il y avait de douceur et d'harmonie dans le son de sa voix.

Il ne fut presque point fait mention des griefs formés contre Cléopatre, qui d'ailleurs étaient sans fondement. Elle saisit tellement Antoine par ses charmes, et se rendit si absolument maîtresse de son esprit, qu'il ne lui pouvait rien refuser. Ce fut pour-lors qu'à sa prière il fit mourir Arsinoé, sa sœur, qui s'était réfugiée à Milet dans le temple de Diane, comme dans un asyle assuré.

C'était tous les jours de nouvelles fêtes: un nou- Athen. 1. 4, veau repas enchérissait toujours sur le précédent, et P. 147, 148. il semble qu'elle s'étudiait à se surpasser elle-même.

Plin. lib. 9, cap. 35. Macrob. 1. 2, Saturnal. cap. 13.

Antoine, dans un festin qu'elle lui donnait, était hors de lui-même à la vue des richesses étalées de toutes parts, et surtout du grand nombre de coupes d'or enrichies de pierreries, et travaillées par les plus habiles ouvriers. D'un air dédaigneux elle dit que tout cela était peu de chose, et elle lui en fit présent. Le repas du lendemain fut encore plus superbe. Antoine, à son ordinaire, y avait amené avec lui bon nombre de convives, tous officiers de marque et de distinction. Elle leur donna tous les vases et toute la vaisselle d'or et d'argent dont le buffet était chargé.

Ce fut sans doute dans un de ces festins qu'arriva ce que Pline, et après lui Macrobe, racontent. Cléopatre plaisantait, selon sa coutume, sur les repas d'Antoine, comme étant fort modiques et fort mal entendus. Piqué de la raillerie, il lui demanda, d'un ton un peu échauffé, ce qu'elle croyait donc qu'on pût ajouter à la magnificence de sa table. Cléopatre lui répondit froidement qu'en un seul souper elle dépenserait un million'. Il prétendit que c'était pure vanterie, que la chose était impossible, et qu'elle n'en viendrait jamais à bout. On fit un pari, et Plancus fut pris pour arbitre. Le lendemain on se rendit au repas. Il était magnifique, mais n'avait rien de si fort extraordinaire. Antoine supputait la dépense, demandait à la dame à quel prix chaque chose pouvait monter, et d'un air railleur, comme se tenant sûr de la victoire, disait qu'on était encore bien éloigné d'un million. Attendez, dit la reine, ce n'est ici qu'un commencement,

Centies H-s. Hoc est, centies cen- lions de sesterces valent 2,090,000 tena millia sestertiûm. Ce qui montait à plus d'un million. = Dix mil

fr. - L.

tje me fais fort de dépenser moi seule le million. In apporte une seconde table ', et, selon l'ordre u'elle en avait donné, on ne servit dessus qu'un seul ase plein de vinaigre. Antoine, surpris d'un appareil i nouveau, ne pouvait deviner où tout cela tendait. Cléopatre avait à ses oreilles deux perles, les plus belles qu'on eût jamais vues, et dont chacune était estimée lus d'un million. Elle en tire une, la jette dans le inaigre, et, après l'avoir fait fondre 2, l'avale. Elle se réparait à en faire autant de l'autre. Plancus l'ar'êta3, et, lui donnant gain de cause, déclara Antoine vaincu. Plancus eut grand tort d'envier à la reine une gloire singulière et unique, d'avoir, en deux coups, lévoré deux millions.

Av. J. C. 40.

Antoine était brouillé avec César. Pendant que sa AN. M. 3964. femme Fulvie se donnait de grands mouvements à Rome pour ses intérêts, et que l'armée des Parthes était prête à entrer en Syrie, comme si cela ne l'eût point regardé, il se laissa entraîner par Cléopatre à Alexandrie, où ils passaient le temps dans les jeux, dans les amusements et dans les délices, se traitant l'un l'autre tous

Chez les anciens on changeait de tables pour les différents services. 2 Le vinaigre a la force de fondre les choses les plus dures. Aceti succus domitor rerum : c'est ainsi que Pline le définit (lib. 33, cap. 3). Cléopatre n'eut pas ici la gloire de l'invention. Avant elle, à la honte de la royauté, le fils d'un comédien (c'était Clodius, fils d'Ésopus) avait fait quelque chose de pareil, et avalait souvent des perles ainsi fondues, par l'unique plaisir de faire une dé

pense énorme dans ses repas.
Filius Æsopi detractam ex aure Metellæ,
Scilicet ut decies solidum exsorberet, aceto
Diluit insignem baccam.

(HORAT. lib. 2, sat. 3 [v. 239].)

3 Cette perle fut consacrée depuis à Vénus par César qui la porta à Rome à son retour d'Alexandrie, et qui, l'ayant fait couper en deux, tant elle était d'une grosseur extraordinaire, la fit servir de pendant d'oreille à la déesse. (PLIN. lib. 33, cap. 3.)

Plut. in An

les jours avec des dépenses excessives et incroyables. On en peut juger par ce qui suit.

Un jeune Grec, qui était allé étudier en médecine à ton. p. 928. Alexandrie, sur le grand bruit que faisaient ces repas, eut la curiosité de s'assurer par lui-même de ce qui en était. Ayant été introduit dans la cuisine d'Antoine, il vit, outre plusieurs autres choses, huit sangliers qu'on faisait rôtir tout entiers. Sur cela, il témoigna sa surprise du grand nombre de convives qu'il devait y avoir à ce souper. L'officier se prit à rire, et dit qu'il n'y avait pas tant de monde qu'il croyait, et qu'ils ne seraient en tout que douze; mais qu'il fallait que chaque chose fût servie dans un point de perfection, qui se passait et se gâtait d'un moment à l'autre ; « car, disait« il, il arrivera peut-être que tout-à-l'heure Antoine « demandera à souper; et un moment après il défendra qu'on serve, parce, qu'il sera entré dans quelque <«< conversation qui l'amusera. C'est pourquoi on pré«< pare, non un seul souper, mais plusieurs soupers, << parce qu'il est difficile de deviner à quelle heure il «< voudra être servi. »

[ocr errors]

Cléopatre, de peur qu'Antoine ne lui échappât, ne le perdait jamais de vue, et ne le quittait ni jour ni nuit, toujours occupée à le divertir et à le retenir dans ses chaînes. Elle jouait aux dés avec lui, elle chassait avec lui; et, quand il faisait l'exercice des armes, elle était toujours présente. Son unique attention était de l'amuser agréablement, et de ne lui pas laisser le temps de sentir le poids de l'ennui.

Un jour qu'il pêchait à la ligne, et qu'il ne prenait rien, il en était très-fàché, parce que la reine était

« PreviousContinue »