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ainsi? Premièrement, la reconnaissance : la maison d'Attale devait toute sa splendeur aux Romains; Nicomède avait été défendu par eux contre Mithridate. Ensuite l'amour de leurs peuples, le désir de leur procurer une paix tranquille, l'idée qu'ils avaient de la sagesse, de la justice et de la modération du peuple romain. Ils mouraient sans enfans et sans successeurs légitimes; car les bâtards n'étaient point regardés comme tels: ils n'envisageaient dans l'avenir pour leurs peuples que divisions et guerres intestines pour le choix d'un roi : l'Égypte et la Syrie leur en fournissaient de tristes exemples. Ils voyaient de leurs yeux la tranquillité et le repos dont jouissaient plusieurs villes et plusieurs nations, à l'abri et comme sous la sauvegarde de la protection romaine.

Un prince, dans le cas dont nous parlons, n'avait qu'un de ces trois partis à prendre ou de laisser le trône à l'ambition des grands de la nation; ou de rendre à ses sujets une entière liberté, et ériger l'état en république; ou de donner son royaume aux Ro

mains.

Le premier parti exposait certainement le royaume à toutes les horreurs d'une guerre civile, que la faction et la jalousie des grands ne manqueraient pas d'exciter et de renouveler avec fureur; et l'amour qu'un prince avait pour ses sujets, le portait à leur épargner des malheurs aussi funestes qu'inévitables.

Le second parti n'était pas praticable dans l'exécution. Il y a plusieurs peuples dont le génie, le caractère, les mœurs, l'habitude, ne permettent pas qu'on les forme en république. Ils ne sont pas capables de cette égalité uniforme, ni de cette dépen

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dance des lois muettes, qui n'imposent pas à leurs sens. Ils sont faits pour la monarchie, et toute autre nature de gouvernement est incompatible avec leurs dispositions naturelles. La Cyrénaïque, dont il s'agit ici, en est une preuve et tous les siècles, tous les climats, en fournissent des exemples.

:

Un prince, en mourant, ne pouvait done rien faire de plus sage que de laisser à ses sujets pour ami et pour protecteur un peuple redouté et respecté dans tout l'univers, et par cette raison capable de les défendre contre les entreprises injustes et violentes de leurs voisins. Combien de divisions domestiques et de sanglantes discordes leur épargnait-il par cette sorte de disposition testamentaire? On le vit dans la Cyrénaïque. Les Romains ayant, par un noble désintéressement, refusé le legs qui leur en avait été fait par le roi en mourant, ce malheureux royaume, abandonné à lui-même et à sa liberté, livré à l'esprit de cabale et de brigue, déchiré par mille factions acharnées les unes contre les autres; en un mot, devenu semblable à un vaisseau sans pilote au milieu des plus violents orages, souffrit pendant plusieurs années des maux incroyables, dont l'unique remède fut de prier et en quelque sorte de forcer les Romains de vouloir bien en accepter la conduite.

D'ailleurs, un prince, par cette démarche, ne faisait que prévenir, mais avantageusement pour son peuple, ce qui devait nécessairement arriver tôt ou tard. Y avait-il quelque ville, quelque état capable de tenir tête aux Romains? Pouvait-on espérer qu'un royaume, sur-tout quand la famille royale serait éteinte, se soutiendrait contre eux, et conserverait long-temps

son indépendance? C'était donc, en ce cas, une nécessité inévitable de tomber dans la puissance des Romains; et il y avait de la prudence à adoucir ce joug par une soumission volontaire : car ils mettaient une grande différence entre les peuples qui se donnaient à eux de plein gré comme à des amis et des protecteurs, et ceux qui ne se rendaient que par la force, après une longue et opiniâtre résistance, et contraints, par des défaites réitérées, de céder enfin au vainqueur. On a vu avec quelle sévérité les Macédoniens, du moins les principaux de la nation, et après eux les Achéens, furent traités, sur-tout dans les premières années de leur assujettissement.

Les autres peuples ne souffrirent rien de pareil; et, généralement parlant, de toutes les dominations étrangères, aucune ne fut jamais moins à charge que celle des Romains. A peine leur joug se faisait-il sentir. La soumission de la Grèce à l'empire romain, même sous les empereurs, fut plutôt une mouvance qui assurait la tranquillité publique qu'un assujettissement à charge aux particuliers et préjudiciable à la société. La plupart des villes s'y gouvernaient par leurs anciennes lois, avaient toujours leurs magistrats, et, à peu de chose près, jouissaient d'une pleine liberté. Par là ils étaient à couvert de toutes les incommodités et de tous les malheurs qu'attire la guerre avec des voisins, laquelle avait si long-temps et si cruellement désolé les républiques de la Grèce du temps de leurs ancêtres. Ainsi les Grecs semblaient gagner beaucoup en rachetant ces inconvénients par quelque diminution de leur liberté.

Il est vrai que l'avarice des gouverneurs faisait quelquefois beaucoup souffrir les provinces: mais c'étaient

Strab. I. 14,

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des orages passagers qui n'avaient pas de longues suites, auxquels la bonté et la justice d'un successeur homme de bien apportaient un prompt remède, et qui, après tout, n'étaient point comparables aux désordres qu'entraînaient après elles les guerres des Athéniens, des Thébains, des Lacédémoniens les uns contre les autres, et encore moins aux violences et aux ravages que causaient dans plusieurs villes et plusieurs états l'avarice insatiable et la cruauté barbare des tyrans.

preuve

Une évidente de la sagesse du parti que prenaient les princes en laissant aux Romains, après leur mort, la direction de leurs états, c'est que jamais les peuples ne réclamèrent contre cette disposition, et n'excitèrent de révolte de leur propre mouvement pour en empêcher l'effet.

Je ne prétends pas disculper ici pleinement les Romains, ni justifier en tout leur conduite. J'ai fait remarquer assez souvent les vues d'intérêt et de politique qui les faisaient agir. Je dis seulement que la domination romaine, sur-tout par rapport à ceux qui se soumettaient volontairement, était douce, humaine, équitable, avantageuse aux peuples, et pour eux une source de paix et de tranquillité. Il se trouvait des particuliers violents qui faisaient commettre au peuple romain des injustices criantes, comme nous en allons bientôt voir un exemple : mais il y avait toujours dans la république un nombre considérable de citoyens zélés pour le bien public qui s'élevaient contre ces violences, et qui se déclaraient hautement pour la justice. Il n'en fut pas de même dans l'affaire de Cypre, qu'il est temps d'exposer.

Clodius, qui commandait une petite flotte vers la

Cilicie, fut battu, et même fait prisonnier par les pirates de cette côte, contre lesquels il avait été envoyé. Il fit prier Ptolémée, roi de Cypre, frère de Ptolémée Aulète, de lui envoyer de quoi payer sa rançon. Ce prince, dont l'avarice tenait du prodige, ne lui envoya que deux talents1. Les pirates aimèrent mieux relâcher Clodius sans rançon que d'en prendre une si modique.

Av. J. C. 58.

Il songea, dès qu'il le put, à se venger de ce roi. Il AN. M. 3946. avait trouvé le moyen de se faire élire tribun du peuple, charge importante qui lui donnait un grand pouvoir. Clodius en usa pour perdre son ennemi. Il prétendit que ce prince n'avait aucun droit sur le royaume de Cypre, qui avait été légué au peuple romain par le testament d'Alexandre qui était mort à Tyr. Il fut décidé en effet que le royaume d'Égypte et celui de Cypre, qui en dépendait, appartenaient aux Romains en vertu de cette donation; et en conséquence Clodius obtint un ordre du peuple de saisir le royaume de Cypre, de déposer Ptolémée, et de confisquer tous ses effets. Pour faire exécuter un ordre si injuste, il eut le crédit et l'adresse de faire nommer le plus juste des Romains, je veux dire Caton, qu'il éloigna de la république 2, sous le prétexte d'une si honorable commission, pour ne point trouver en lui un obstacle aux desseins violents et criminels qu'il méditait. Caton fut donc envoyé dans l'île de Cypre pour dépouiller de son royaume un prince qui méritait bien cet affront, dit un historien, par tous ses dérèglements: comme si les vices

'Deux mille écus.

2 « P. Clodius in senatu, sub honorificentissimo ministerii titulo, M. Catonem à rep. relegavit. Quippe legem tulit, ut is... mitteretur in

1

insulam Cyprum, ad spoliandum re-
gno Ptolemæum, omnibus morum
vitiis eam contumeliam meritum. »

(Vell. Paterc. lib. 2, cap. 45.)

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