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qu'il exerce toutes ses fonctions ne sont pas également importantes, mais elles appartiennent toutes également à la justice. Son temps même n'est pas à lui; c'est un bien consacré à la république, et qui, tenant de la nature des choses saintes, doit être distribué au poids du sanctuaire.

Que le magistrat orgueilleux se repaisse vainement du spectacle frivole de cette suite nombreuse de suppliants qui n'approchent de lui qu'avec tremblement; qu'il les regarde comme un peuple soumis à ses lois, et qu'il croie qu'il est de sa grandeur de les faire languir dans une attente inquiète, et dans le long martyre d'une fatigante incertitude.

Le fidèle ministre de la justice ne regarde qu'avec peine cette foule de clients qui l'environnent: il croit voir autour de lui une multitude de créanciers avides, dont la présence semble lui reprocher sa lenteur; et lorsqu'il ne peut satisfaire en même temps leur juste impatience, c'est le devoir, c'est l'équité seule qui règle leurs rangs, et qui décide entre eux de la préférence.

Quelle joie pour le pauvre et pour le faible, quand il a la consolation de précéder le riche et le puissant dans cet ordre tracé par les mains de la justice même! et quelles bénédictions ne donne-t-il pas au magistrat, quand il voit que le gémissement secret de sa misère est plus promptement et plus favorablement écouté que la voix éclatante de la plus haute fortune!

Puisse le magistrat goûter toute la douceur de ces bénédictions, et préférer une gloire si pure à la vaine ambition de faire éclater son pouvoir sur ceux que leur intérêt seul abaisse à ses pieds!

C'est ainsi que celui qui ne se regarde que comme le débiteur du public, s'acquitte tous les jours d'une dette qui se renouvelle. tous les jours. Pourrait-il donc se croire le maître de se dérober souvent aux yeux du sénat; à l'exemple de plusieurs magistrats, et d'attendre, dans l'assoupissement de la mollesse ou dans l'enchantement du plaisir, que les prières des grands le rappellent au tribunal, et le fassent souvenir qu'il est juge? Toujours simple et toujours uniforme dans sa conduite, il ne sait ni chercher ni éviter ces jours d'éclat et ces occasions délicates où le magistrat tient entre ses mains les plus hautes destinées : les chercher, c'est affectation; les éviter, c'est faiblesse ; les regarder avec in

différence, et n'y envisager que le simple devoir, c'est la véritable grandeur de l'homme juste.

Mais qu'il est rare de trouver cette fermeté d'âme dans ceux mêmes qui font une profession publique de vertu!

Combien en voit-on qui croient avoir beaucoup fait pour la justice, parce qu'ils se flattent de n'avoir rien fait contre elle; qui, rougissant de la combattre et craignant de la défendre, osent encore se croire innocents et se laver les mains devant tout le peuple, comme s'ils n'étaient pas coupables d'une injustice-qu'ils ont commise en ne s'y opposant pas!

Qui n'est point pour la justice, est contre elle; et quiconque délibère s'il la défendra, l'a déjà trahie. Malheur au juge prévaricateur qui donne sa voix à l'iniquité ! mais malheur aussi au tiède magistrat qui refuse son suffrage à la justice! Et qu'importe après tout, au faible qui est opprimé, de succomber par la prévarication, ou de périr par la lâcheté de celui qui devait être son défenseur? Peut-être ce magistrat, qui fuit aux premières approches du péril, aurait-il fait triompher le bon droit par son suffrage; ou si sa vertu avait eu le malheur d'être accablée par le nombre, il aurait été vaincu glorieusement avec la justice, et il aurait fait envier aux vainqueurs mêmes la gloire d'une telle défaite.

Mais, après avoir déploré la faiblesse de ces déserteurs de la justice, qui l'abandonnent au jour du combat, ne nous sera-t-il pas permis d'accuser ici l'aveugle facilité avec laquelle les magistrats violent tous les jours la sainteté d'un secret qui est la force des faibles et la sûreté de la justice? On ne respecte plus la religion d'un serment solennel; le mystère des jugements est profané; la confiance réciproque des ministres de la loi est anéantie; la plus sainte de toutes les sociétés devient souvent la plus infidèle; le juge n'est pas en sûreté à côté du juge même; la timide vertu ne peut presque soutenir la crainte d'être trahie ; le voile du temple est rompu, et l'iniquité, voyant à découvert tout ce qui se passe dans le sanctuaire, fait trembler la justice jusque sur ses autels.

Cependant une infidélité si coupable, si dangereuse, est mise au rang de ces fautes légères qui échappent tous les jours à

l'homme juste; tant il est rare de trouver un cœur entièrement dominé par la justice, qui ait toujours devant les yeux l'image sévère du devoir, et qui sache supporter avec joie, dans toutes les fonctions de son ministère, et sa propre impuissance et la toute-puissance de la loi.

Mais si sa domination paraît souvent trop pesante au magistrat dans la majesté même du tribunal, pourra-t-il en souffrir encore la contrainte, lorsqu'il ne sera plus dans le temple de la justice? Et ne croira-t-il pas au contraire être sorti heureusement d'un lieu de servitude, pour entrer dans une terre plus libre et dans le séjour de l'indépendance ?

C'est alors qu'impatient de jouir d'un pouvoir trop longtemps suspendu, il voudra commencer enfin à être magistrat pour lui-même, après l'avoir été pour la justice.

Ardent à signaler son crédit, il envoie, pour ainsi dire, sa dignité devant lui; il veut qu'elle lui ouvre tous les passages, qu'elle aplanisse toutes les voies, que tous les obstacles disparaissent en sa présence, que tout genou fléchisse, et que toute langue confesse qu'il est le maître. Combien de facilités aveugles, combien de complaisances suspectes, combien d'offices équivoques, exigés, ou, pour mieux dire, extorqués des ministres inférieurs de la justice! Les moindres difficultés l'irritent; la plus légère résistance est un attentat à son autorité il se croirait déshonoré, si on osait lui refuser ce qu'il demande; malheureux de ne pas sentir que ce qui le déshonore véritablement est de demander sans rougir ce qu'on devrait lui refuser !

Heureux le sort de Caton, disait un de ses admirateurs, à qui personne n'ose demander une injustice! plus heureux encore d'avoir su parvenir à cette rare félicité, en ne demandant jamais que la justice! Tel est le grand modèle du sage magistrat : loin de se laisser prévenir en faveur de son autorité, il redoute son propre crédit, il craint la considération que l'on a pour sa dignité; et s'il conserve encore quelque prévention, ce n'est que contre lui-même. Toujours prêt à se condamner dans ses propres intérêts, et plus attentif encore, s'il est possible, sur les grâces qu'il demande que sur la justice qu'il rend, il porte souvent sa scrupuleuse modération jusqu'à ne vouloir pas exposer la fai

blesse de ses inférieurs à la tentation de n'oser lui résister. La justice est pour lui une vertu de tous les lieux et de tous les temps. Loin des yeux du public, et dans l'intérieur même de sa maison, s'élève une espèce de tribunal domestique, où l'honnête le plus rigide, armé de toute sa sévérité, dicte toujours ses justes mais austères lois : l'utile et l'agréable, dangereux conseillers du magistrat, sont presque toujours exclus de ses délibérations; ou s'ils y sont admis quelquefois, ce n'est que lorsque l'honnête même leur en ouvre l'entrée.

C'est là qu'il se redit tous les jours que cette autorité, dont l'homme est naturellement si jaloux, n'a qu'un vain éclat qui nous trompe; que c'est un bien dangereux, dont l'usage ne consiste presque que dans l'abus; bien inutile à l'homme juste, bien fatal au magistrat ambitieux, qui ne l'élève que pour l'abaisser, et qui ne lui présente une fausse idée d'indépendance que pour le rendre plus dépendant de tous ceux dont il attend sa fortune.

Combien de chaînes a brisées en un jour celui qui se charge volontairement de celles de la justice! Par une seule dépendance, il s'est délivré de toutes les autres servitudes; et, devenu d'autant plus libre qu'il est plus esclave de la loi, il peut toujours tout ce qu'il veut, parce qu'il ne veut jamais que ce qu'il doit.

Ses envieux diront sans doute que c'est un homme inutile à ses amis, inutile à soi-même ; qui ignore le secret de faire des grâces, et qui ne sait pas même l'art de les demander. On fera passer sa justice pour rigueur, sa délicatesse pour scrupule, son exactitude pour singularité : et si nous étions encore dans ces temps où l'homme de bien portait la peine de sa vertu, et où la patrie ingrate proscrivait ceux qui l'avaient trop bien servie, peut-être, semblable en tout à Aristide, il se verrait condamné, comme lui, à un glorieux ostracisme, par les suffrages de ceux que le nom de juste importune, et qui regardent son attachement invariable au devoir comme la censure la plus odieuse de leur conduite.

Mais il a prévu ces reproches, il les a méprisés; et, s'ils étaient capables d'exciter encore quelques mouvements humains

dans son cœur, il ne pourrait craindre que la vanité. Quelle gloire, en effet, de voir sa vertu consacrée par le soulèvement de l'envie, et comme scellée par l'improbation d'un siècle corrompu! Quel encens peut jamais égaler la douceur des reproches que reçoit un magistrat, parce qu'il est trop rigide observateur de la justice; qu'il réduit tout à la règle simple et uniforme du devoir; que, destiné à être l'image visible et reconnaissable de la loi, il est sourd et inexorable comme la loi même; et que, dans l'obscurité de sa vie privée, il n'est pas moins magistrat que dans l'éclat de sa vie publique ?

Reproches précieux, injures honorables, puissions-nous ne les point craindre ! puissions-nous même les désirer, et ne nous estimer jamais plus heureux que lorsque nous aurons eu la force de les mériter!

DIXIÈME MERCURIALE.

La justice du magistrat dans sa vie privée.

(Prononcée à Pâques 1708.)

Souffrez que, sortant des bornes ordinaires de notre censure, et plus occupés des devoirs de l'homme que de ceux du magistrat, nous vous disions aujourd'hui : Ministres de la justice, aimez-la, non-seulement dans l'éclat de vos fonctions publiques, mais dans le secret de votre vie privée: aimez l'équité, lorsque vous êtes assis pour juger les peuples soumis à votre pouvoir; mais aimez-la encore plus, s'il est possible, quand il faut vous juger et peut-être vous condamner vous-même.

En vain vous vous honorez du titre glorieux d'homme juste, parce que vous croyez pouvoir vous flatter d'avoir conservé dans vos fonctions toute l'intégrité de votre innocence: sévère estimateur du mérite, le public veut vous faire acheter plus chèrement ce titre respectable, unique, mais digne récompense de vos

travaux.

Il sait que, dans le grand jour du tribunal, tout concourt à inspirer au magistrat l'amour de la justice et la haine de l'ini

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