Page images
PDF
EPUB

HUITIEME MERCURIALE.

L'homme public, ou l'attachement du magistrat au service
du public.

(Prononcée à Pâques 1706, )

Le repos dont nous venons de jouir dans ces jours précieux
de retraite et de silence, n'est pas seulement commandé par
la religion; il doit encore être consacré à la justice. Compagne
inséparable de la piété du magistrat, plus elle le dispense d'exer-
cer les fonctions extérieures de la magistrature, plus elle exige
de lui le culte intérieur de son esprit ; et elle ne lui permet de
cesser de juger les autres hommes que pour lui laisser le loisir
de se juger lui-même.

C'est donc pour entrer dans l'ordre des desseins de la justice,
que nous venons aujourd'hui demander compte au magistrat de
l'usage qu'il a fait d'un loisir si nécessaire. Oubliant pour un
moment notre propre faiblesse, nous ne sommes occupés que
de la sainteté de la loi, au nom de laquelle nous avons l'honneur
de vous parler. C'est elle qui remet entre nos mains cette ba-
lance rigoureuse, et ce poids du sanctuaire auprès duquel la
vertu qui paraît la plus solide est souvent trouvée légère et dé-
fectueuse.

Animés de son esprit, c'est à la vertu, c'est à l'innocence
même que nous adressons aujourd'hui nos paroles: heureux de
pouvoir dire avec vérité que, de quelque côté que nous jetions
les yeux sur cet auguste sénat, le vice n'y attire point nos
regards! Nous n'y trouvons point de ces ministres infidèles qui
violent la justice jusque sur ses autels, et qui la trahissent dans
le lieu même où ils sont établis pour la défendre.

Mais n'y voyons-nous point de ces serviteurs inutiles qui,
s'arrêtant à la première partie de la sagesse, se flattent d'être
pleinement vertueux parce qu'ils sont exempts de vice, et croient
accomplir toute justice parce qu'ils évitent toute iniquité?

Que ce soient là, si l'on veut, les bornes du mérite de ceux
qui se renferment dans le cercle étroit d'une vie privée. Contents

de leur innocence, cachés dans le sein d'une douce et vertueuse obscurité, qu'ils jouissent en secret du témoignage de leur conscience! Inconnus à leurs concitoyens, et ne se souciant pas de les connaître; nés pour eux-mêmes plutôt que pour leur patrie, on ignore également leur naissance et leur mort, et toute l'histoire de leur vie se réduit à dire qu'ils ont vécu.

A Dieu ne plaise que le magistrat se contente de cette vertu stérile qui, se recueillant tout entière au dedans d'ellemême, et trop avare d'un bien qui ne lui est donné que pour le répandre, veut goûter seule tout le fruit de ses travaux !

L'homme public n'a rien qui n'appartienne à la république. Vertueux pour les autres autant que pour lui-même, qu'il ne prétende point s'acquitter de ce qu'il doit à la patrie en lui offrant le tribut de son innocence: il ne paye par là que ce qu'il se doit à lui-même, mais il demeure toujours débiteur de la république; et elle lui demandera compte, non-seulement du mal qu'il aura commis, mais même du bien qu'il n'aura pas fait.

Qu'il ne se contente donc pas de venir tous les jours, plus par habitude que par inclination, dans le temple de la justice; et qu'il ne croie pas avoir rempli tous ses devoirs lorsqu'il pourra se flatter d'en avoir rapporté toute son innocence!

Ministre, et, si nous l'osons dire avec les lois mêmes, prêtre de la justice, qu'il y vienne avec un zèle toujours nouveau d'étendre son culte et d'affermir son empire.

Plein de ces sentiments, et dévoré d'une soif ardente du bien public, on ne le verra point, plus sensible à ses propres intérêts qu'à ceux de la justice, négliger ces occupations plus honorables qu'utiles, où le magistrat a la gloire de rendre un service gratuit à sa patrie; les regarder avec indifférence et peut-être avec dégoût, comme le partage des jeunes magistrats; et, renversant l'ordre naturel des choses, préférer les affaires où son travail peut recevoir une légère et inégale récompense, à ces fonctions si précieuses à l'homme de bien, où l'amour désintéressé de la justice n'a point d'autre récompense que la justice même. Arbitre souverain de la vie et de la mort, que l'habitude la plus longue ne diminué jamais l'impression qu'une fonction si redoutable doit faire sur son esprit ; qu'il n'en approche qu'avec

tremblement; et, conservant cette louable timidité jusqu'à la fin de ses jours, que le spectacle d'un accusé, dont il tient la destinée entre ses mains, lui paraisse toujours aussi nouveau et aussi effrayant que lorsqu'il l'a vu pour la première fois.

C'est alors que, se tenant également en garde et contre l'excès d'une rigueur inhumaine, et contre une compassion souvent encore plus cruelle, et tout occupé d'un jugement dans lequel il peut devenir aussi coupable que celui qu'il va juger, il recueillera toutes les forces de son âme, et s'affermira dans ce rigide ministère par la seule considération de l'utilité publique.

Dépositaire du salut du peuple, il croira voir toujours devant ses yeux la patrie, effrayée de l'impunité des crimes, lui demander compte du sang de tant d'innocents auxquels la conservation d'un seul coupable aura peut-être été fatale. Il sentira combien il est important que le premier tribunal donne, à tous les autres juges qui se forment sur son esprit, l'utile, le nécessaire exemple d'une rigueur salutaire, et que faisant descendre, comme par degrés, jusqu'aux tribunaux les plus inférieurs le même zèle dont il est animé, il rallume, il ressuscite leur ferveur presque éteinte, et répande dans toutes les parties du corps de la justice ce feu toujours vivant, et cette ardeur toujours agissante, sans Jaquelle la cause du public est souvent la première abandonnée.

Mais son zèle croirait se renfermer dans des bornes trop étroites, s'il ne le faisait paraître que dans les occasions où le public a un intérêt si sensible et si éclatant.

Ingénieux à chercher à démêler ce même intérêt dans les causes les moins publiques, il n'attendra pas que les cris de la veuve et de l'orphelin viennent troubler son repos pour implorer le secours de sa justice contre l'oppression du riche et du puissant. Son cœur entendra la voix sourde de leur misère avant que ses oreilles soient frappées du bruit de leurs plaintes, et il ne s'estimera jamais plus heureux que lorsqu'il pourra jouir de la satisfaction d'avoir rendu justice à ceux mêmes qui n'étaient pas en état de la lui demander.

Il se hâtera de s'instruire de bonne heure des affaires dont il doit instruire les autres juges; et par cette préparation anticipée il sera toujours armé contre la profonde malice de cette chi

cane artificieuse qui se vante de disposer au moins du temps des jugements, de les avancer ou les retarder à son gré, de fatiguer le bon droit, de le faire succomber par lassitude, et de rendre quelquefois la mauvaise cause victorieuse par la fatale longueur d'une résistance opiniâtre.

Quel sujet peut jamais exciter plus dignement l'attention et la vigilance de l'homme public? Qu'il s'applique donc tous les jours à couper cette hydre de procédures qui renaît tous les jours; qu'après avoir exercé sa justice sur les plaideurs, i! l'exerce encore plus sur ces défenseurs avides et intéressés qui les oppriment souvent sous prétexte de les défendre, et dont la dangereuse industrie cherche à se dédommager de la diminution des affaires, en donnant à un fonds stérile une malheureuse fécondité qui achève d'épuiser le dernier suc et la dernière chaleur de la terre.

Que tous les ministres inférieurs de la justice sachent que le magistrat a les yeux toujours ouverts sur leur conduite; que, peu content de réformer les jugements qui se rendent dans les tribunaux subalternes, il s'applique encore plus à réformer les juges qui les rendent, et que, pour faire dignement une réforme si salutaire, il la commence toujours par lui-même.

Enfin, que ce zèle qui anime les fonctions éclatantes de sa vie publique le suive jusque dans l'obscurité de sa vie privée; et que, dans les temps où il ne peut servir la patrie par ses jugements, il la serve peut-être aussi utilement par ses exemples.

Que l'amour et le respect qu'il y conserve toujours pour la sainteté de sa profession instruise et confonde ces magistrats qui, rougissant de leur état, voudraient pouvoir le cacher aux autres hommes, et qui font consister une partie de leur bonheur à oublier leur dignité.

Que sa modestie et sa simplicité condamnent l'excès de leur luxe téméraire, de ce faste onéreux à leur famille, injurieux à leur véritable grandeur, par lequel ils entrent dans un combat inégal avec les enfants de la fortune; malheureux d'y être presque tous vaincus, et plus malheureux encore s'ils ont quelquefois le déshonorant avantage d'y être victorieux.

Ce n'est point par des paroles qu'un tel excès peut être ré

primé. Le luxe est une maladie dont la guérison est réservée à l'exemple.

Heureux les magistrats, si leur vie privée pouvait rendre ce grand service à la république ; et si, après avoir essayé inutilement de la réformer par leurs discours, ils opposaient au déréglement de leur siècle, comme une censure plus efficace, la sagesse de leur conduite!

Ce serait alors qu'ils exerceraient véritablement cette magistrature privée, qui n'a point d'autre fondement que la vertu du magistrat, d'autres armes que sa réputation, d'autre contrainte que la douce et salutaire violence de son exemple.

Qu'ils n'écoutent donc pas les discours séduisants de ceux qui, affaiblis par leur mollesse ou aveuglés par leur intérêt, regardent l'amour du bien public comme une vieille erreur dont ils se sont heureusement désabusés, et insultent à la simplicité de l'homme de bien, dont le zèle trop crédule se laisse encore éblouir par cette vaine et fatigante illusion.

Nous avouons, il est vrai, et nous voudrions pouvoir le dissimuler, que le service du public devient tous les jours plus difficile; mais ne croyons pas qu'il puisse jamais devenir impossible à l'homme de bien. Son pouvoir est plus étendu que souvent il ne le croit lui-même. Ses forces croissent avec son zèle, et, en faisant tout ce qui lui est possible, il mérite enfin d'exécuter ce qui d'abord lui paraissait impossible.

C'est cette sainte ambition qui doit nous soutenir dans l'exercice de ces fonctions aussi glorieuses que pénibles, où nous avons le bonheur d'être dévoués d'une manière singulière à la recherche du bien public.

C'est à nous-mêmes que nous devons appliquer tout ce que le devoir de notre ministère nous oblige de remettre devant vos yeux. Nous avons bien moins cherché, dans toute la suite de ce discours, à exciter l'ardeur des autres magistrats qu'à ranimer la nôtre; et, dans ce jour où nous exerçons l'office de censeur, c'est à nous principalement que nous adressons notre censure.

Chargés de la défense des intérêts publics, nous tremblons tous les jours à la vue d'un fardeau sous le poids duquel nous avouons que notre faiblesse succombe souvent. Heureux si cet

« PreviousContinue »