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Qu'on dise, si l'on veut, que comme il est rare de trouver dans les hommes cette étendue de génie et cette attention profonde qui sait aller au-devant des maux par une prévoyance salutaire, que c'est par une triste expérience, et pour ainsi dire à leurs dépens, qu'ils ont commencé à reconnaître la nécessité de s'unir les uns avec les autres, et d'affermir leur union par l'autorité d'un bon gouvernement que résultera-t-il de cette réflexion? Loin d'ébranler les principes que j'ai établis, elle ne servira qu'à les affermir. En effet, que les hommes se soient portés d'abord à suivre les conseils de la raison, ou que l'expérience les y ait ramenés, il n'en sera pas moins certain qu'une raison éclairée, et les sentiments naturels à l'homme, sont les véritables fondements de toute société et de toutes les espèces de gouvernement.

XVI. J'entends entin des philosophes qui raisonnent d'une autre manière sur un point si important.

Ils ne disconviennent pas que la nécessité d'un pouvoir suprême n'ait été dictée aux hommes par la raison, ou par une expérience qui leur en a tenu lieu; mais en reconnaissant cette vérité, ils attribuent uniquement l'origine de tout gouvernement à une espèce de pacte ou de convention volontaire, par laquelle un peuple ou une nation entière a jugé à propos de se donner un maître; en sorte que, selon eux, l'autorité suprême qui est établie dans chaque État doit sa naissance à la seule volonté de ceux qui s'y sont soumis, comme si Dieu n'en était pas le véritable auteur.

XVII. Quoi qu'en puissent dire les partisans de ce sentiment, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de puissance qui n'ait été et qui ne soit sortie du sein de Dieu même. C'est lui qui, ayant formé les hommes pour la société, a voulu que les membres dont elle serait composée fussent soumis à un pouvoir supérieur, sans lequel elle ne pouvait être ni parfaite ni heureuse. C'est lui par conséquent qui est le véritable auteur de ce pouvoir; c'est de lui que le chef de chaque nation le tient comme une portion de cette puissance suprême dont la plénitude ne peut résider que dans la Divinité. C'est ainsi, pour exprimer cette vérité par une image sensible, que le soleil peut être regardé comme le père de toute lumière, et que les corps qui la ré fléchissent, ou qui la renvoient sur d'autres corps, les éclairent, à la vérité, mais par des rayons qu'ils reçoivent du soleil et dont ils empruntent tout leur éclat; et il est aisé de sentir que, dans cette comparaison, c'est le soleil qui est l'image de Dieu, pendant que les

corps qui ne brillent que par le soleil, dont ils ne font que réfléchir et répandre la lumière, représentent les rois ou ceux qui président au gouvernement.

XVIII. Celui ou ceux en qui réside la suprême puissance sont donc les images et les ministres de Dieu. Elle peut être entre les mains d'un seul ou de plusieurs hommes, suivant la constitution de chaque État. Dieu, qui est la source et l'unique auteur de toute puissance, Dieu, qui la renferme seul dans une plénitude aussi immense que la perfection de son être, a bien voulu cependant que des êtres intelligents et raisonnables, que des hommes qu'il a créés à son image, et qu'il a mis, comme parle l'Écriture, dans la main de leur conseil, eussent part, jusqu'à un certain point, au choix de ceux qui seraient appelés à un gouvernement que l'état présent de l'homme dans cette vie rend absolument nécessaire. Dieu a même trouvé bon que la manière de faire ce choix dépende aussi, jusqu'à un certain point, de la volonté, du génie ou de l'inclination de chacun des peuples qui forment ces grandes sociétés qu'on appelle une nation ou un État.

XIX. Mais, après tout, à quoi se réduit tout ce que les peuples peuvent faire pour se donner un maître ? C'est de servir d'instrument à celui qui est naturellement le maître de tous les hommes, je veux dire à Dieu, de qui seul celui qui monte sur le tròne reçoit toute son autorité.

Ainsi, dans une république, à chaque changement des personnes chargées du gouvernement, le peuple nomme et présente à Dieu, si l'on peut se servir de cette expression, ceux par qui il doit être gouverné.

Ainsi, dans les monarchies électives, sur les suffrages de la nation ou de ceux qui la représentent, Dieu accorde son institution, si l'on peut parler ainsi, ou donne l'investiture de la couronne à celui qui est élu dans les formes prescrites par les lois d'une monarchie élective.

Ainsi, dans les royaumes héréditaires, Dieu fait, sur le choix de la famille à laquelle le sceptre est attaché, ce qu'il fait dans les monarchies électives sur le choix de la personne à qui la couronne est déférée; c'est-à-dire, pour suivre la comparaison de quelques jurisconsultes, que, par une espèce d'inféodation faite en faveur de la famille dominante, Dieu veut bien transmettre la puissance royale, de génération en génération, à l'aîné de cette famille ; en sorte que comme dans l'ordre féodal le seigneur est censé renouveler la première investiture en faveur de chaque nouveau successeur, ainsi, dans les

monarchies héréditaires, chacun de ceux qui y sont appelés successivement est revêtu par Dieu, en montant sur le trone, du même pouvoir que son prédécesseur.

C'est ce qu'il semble que Charlemagne voulut exprimer, lorsque, pour prendre possession de l'empire, il mit son épée sur l'autel, d'où il la reprit ensuite, comme pour protester, par cette auguste cérémonie, qu'il reconnaissait tenir de Dieu le pouvoir qu'il allait exercer sur les hommes.

C'est aussi sur le même fondement que l'ancien usage d'élever les nouveaux rois de France sur un pavois ou sur un bouclier étant tombé en désuétude, on y a substitué dans la suite, et en France et ailleurs, la cérémonie religieuse du sacre et du couronnement, afin que, d'un côté, les rois protestassent publiquement, à la face des autels, que c'est par Dieu qu'ils règnent, et que, de l'autre, les peuples, recevant ainsi leur roi en quelque manière des mains de Dieu même, fussent beaucoup plus disposés par là à le révérer et à lui obéir, non-seulement par des motifs de crainte ou d'espérance, mais par un sentiment et un principe de religion.

C'est ainsi que les monarques ou les autres chefs du gouvernement dans chaque État, et de quelque manière que la suprème puissance y soit déférée, ne peuvent se dispenser de reconnaitre, comme ils le font publiquement, que toute leur puissance n'est qu'une émanation ou un faible écoulement de cette immensité de pouvoir qui ne réside que dans la Divinité.

Par là tout se ramène à l'unité; tous les ruisseaux remontent, pour ainsi dire, jusqu'à leur source. Tous ceux qui participent au gouvernement d'un État rapportent leur pouvoir au prince ou à la puissance suprême de qui ils le reçoivent; et le prince lui-même, ou ceux qui exercent la puissance souveraine, en rendent hommage à Dieu qui la leur donne, comme au Roi des rois et au Seigneur des seigneurs, Regi regum, et Domino dominantium (TIMOTH., ch. VI, 15). C'est ce qui forme ce que l'on peut appeler la hiérarchie séculière ou temporelle, non moins dépendante de la Divinité comme de son origine ou de son principe, que la hiérarchie ecclésiastique ou spirituelle.

xx. Mais il ne suffit pas d'avoir taché de bien connaitre l'auteur de toute puissance établie dans l'ordre du gouvernement temporel ou politique; je dois aller plus loin, et examiner à présent quelle est l'étendue de ce pouvoir, et quel en est l'objet.

XXI. Pour me préparer à approfondir une matière si importante, je me rappelle d'abord un petit nombre de notions générales dont j'ai déjà parlé ailleurs, et qui peuvent me servir de guide dans la recherche présente.

Première notion générale.

Le grand et en un sens l'unique objet de toute société civile, comme de chaque être raisonnable considéré séparément, est la perfection et la félicité, qui en est l'effet et comme la récompense.

Seconde notion générale.

Tout corps politique, comme tout corps naturel, a une tête et un chef qui préside à tous les membres. Ce chef et ces membres sont obligés mutuellement de travailler à leur perfection et leur félicité commune; car le bonheur du tout dépend de celui de ses parties, et le bonheur des parties dépend de celui du tout.

Troisième notion générale.

J'ajoute même ici que cette obligation mutuelle de se rendre parfaits et heureux est d'autant plus grande dans la personne du chef, que son pouvoir est plus grand, en le comparant à celui des membres qui sont ses sujets. Ils ne peuvent contribuer au bien de l'État et de celui qui en est le chef, que par les moyens qui sont propres à cha- cun d'eux ; au lieu que le chef, ou ceux qui le représentent dans une république, ont entre leurs mains la puissance suprême, et la force de tout le corps qui s'exerce par eux, et qui les met en état d'assurer solidement et la perfection et le bonheur du peuple soumis à leurs lois. Ainsi, pour s'exprimer ici d'une manière géométrique, on peut dire que l'obligation imposée à chaque citoyen de travailler autant qu'il est en lui à la perfection et à la félicité commune, est à la même obligation considérée dans la personne de ceux qui exercent l'autorité suprême, comme le pouvoir de chaque citoyen est au pouvoir de ceux à qui cette autorité est confiée.

Quatrième notion générale.

Je conclus des observations précédentes que la perfection et la félicité d'un État bien gouverné doivent consister dans cet ordre, ce

rapport, cette correspondance, cette harmonie et cette espèce de concert qui fait que chaque citoyen, en travaillant à sa perfection et à sa félicité particulière, travaille en même temps à la perfection et à la félicité du corps entier; pendant que de son côté le souverain ou celui qui gouverne ne cherche à se rendre heureux et parfait que par son attention, et, pour parler ainsi, par sa tendance continuelle à la perfection et au bonheur de ceux qui lui sont soumis.

C'est par là, comme on l'a dit ailleurs, que toute une nation parvient à n'être plus regardée que comme un seul homme, dans lequel le bonheur des membres fait celui du chef, comme le bonheur du chef fait celui des membres; vérité qui ne saurait être trop répétée, et qu'il serait à désirer que les princes et leurs sujets eussent tous également dans le cœur.

Cinquième notion générale.

Après avoir parlé en général de perfection et de félicité, il est temps d'en distinguer deux genres ou deux espèces différentes.

La première se renferme dans les bornes de la vie présente; et l'on peut dire que la perfection et la félicité humaine, considérées dans l'espace si court du temps que l'homme passe sur la terre, dépendent du bon usage qu'il fait des biens et des maux de cette vie dans la société et dans l'état où la Providence l'a placé.

La deuxième espèce de perfection et de félicité ne connaît aucunes bornes; elle franchit celles de la vie présente, et, plus forte que la mort même, elle a pour objet les biens ou les maux d'une vie qui ne finira jamais.

J'ai déjà observé ailleurs que nous en trouvons une espèce de présage ou de pressentiment au dedans de nous-mêmes; les pensées et les désirs de notre âme nous annoncent qu'elle porte en son sein comme un germe d'immortalité : la raison nous confirme dans ce sentiment par les conséquences qu'elle tire des idées que nous avons de la science divine; et enfin la révélation surnaturelle achève de nous convaincre de la réalité des biens et des maux de la vie future.

Sixième notion générale.

Ces deux genres de perfection et de félicité sont distingués par des différences essentielles qui se présentent naturellement à mon

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