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doit aussi, pour son propre bonheur et son intérêt véritable, concourir de toutes ses forces au bien commun de l'État entier. Il y a une liaision si étroite, si intime entre ces deux intérêts, qu'ils doivent être regardés comme unis par un lien indissoluble. Malheur à celui qui veut les séparer! Nul souverain, quelque nom qu'on lui donne, quelque grand que soit son pouvoir, ne saurait jouir d'une véritable félicité, si ses sujets ne la partagent avec lui; et nul sujet ne peut à son tour parvenir au bonheur qui peut convenir à sa situation particulière, si le souverain ou l'État qu'il représente est malheureux.

Il n'est donc pas vrai, comme une fausse politique, ou une adulation qui présente une vaine idée de la grandeur, voudraient le faire croire, que l'intérêt d'un roi soit opposé à celui de son peuple. Il n'est pas plus véritable, quoiqu'on le dise souvent, que l'intérêt public n'ait point de plus grand ennemi que l'intérêt particulier. On dit vrai si l'on ne veut parler que du fait, et n'exprimer que ce qui n'arrive en effet que trop fréquemment; mais ce n'est pas par ce qui est qu'il faut juger de ce qui doit être : rien n'est plus commun que de voir les hommes s'aveugler, se tromper sur ce qu'ils devraient entendre le mieux, je veux dire, sur leur véritable intérêt. Ils le cherchent où il n'est pas; ils ne le cherchent pas où il est et l'on peut leur dire souvent, comme saint Augustin: Quærite quod quæritis, sed non quærite ubi quæritis. C'est donc par une méprise si ordinaire que les princes et les peuples ne travaillent pas toujours réciproquement à se rendre heureux. Dans la spéculation ils n'osent nier qu'ils ne le doivent; et s'ils font le contraire dans la pratique, c'est par l'illusion de leur esprit ou par la corruption de leur cœur qu'ils abandonnent la route d'une félicité qui ne peut être complète ni d'un côté ni d'un autre, si elle n'est commune au prince et aux sujets. Soutenir le contraire, et prétendre combattre ici le droit par le fait, c'est retomber dans la même contradiction que si l'on osait avancer qu'un être raisonnable n'est pas obligé de se conduire par la raison, parce qu'il est rare que l'homme la suive dans sa conduite; ou qu'il ne doit pas être vertueux, parce que le vice règne beaucoup plus dans le monde que la vertu.

IX. Mais si toutes les vérités précédentes sont également certaines, ne suis-je pas en droit d'en conclure que la proposition suivante doit encore être mise au nombre de ces notions préliminaires dont je suis tout occupé dans le moment présent?

Cinquième vérité.

Ce que j'ai supposé d'abord comme une vérité de fait, attestée également par le sentiment unanime de toutes les nations, peut donc être regardé à présent comme une vérité démontrée dans le droit par des principes incontestables; et cette vérité est qu'aucune mul, titude, aucune société de plusieurs hommes ou de plusieurs familles, ne peut être heureuse ni en général ni en particulier, si elle n'a un chef, une puissance supérieure qui préside sagement à toutes les opérations de ses membres. La nécessité d'un tel gouvernement est si conforme à la nature de l'homme, et tellement indiquée par le dé. réglement même de cette nature, qu'on peut la regarder comme une suite de la loi naturelle, ou comme révélée, pour ainsi dire, aux bommes par la raison, et à laquelle l'expérience n'a fait que rendre un témoignage plus sensible et plus à la portée du commun des esprits.

x. Veut-on s'en assurer encore plus? Il n'y a qu'à reprendre la suite de ces propositions, également évidentes.

1° L'homme ne peut être heureux que par la perfection qui lui convient; et il est plus ou moins malheureux, à proportion de ce qu'il est plus ou moins éloigné de cette perfection.

2o L'homme, considéré dans la solitude, ne peut se suffire à luimême, soit pour se procurer les biens qu'il désire, soit pour se mettre à couvert des maux qui l'effrayent.

3o Il en est de même des hommes envisagés non dans une entière solitude, mais comme vivants séparés les uns des autres sans aucun lien qui les unisse. Chacun d'eux s'apercevra bientôt qu'il lui manque plusieurs choses utiles ou agréables qui sont entre les mains des autres; et ceux-ci éprouvant à leur tour le même sentiment, ils reconnaitront tous le besoin réciproque qu'ils ont de suppléer à leur disette, à leur indigence particulière, par l'abondance ou par le superflu des autres.

On peut faire un raisonnement à peu près semblable sur les maux dont l'infirmité humaine est continuellement menacée. Des hommes épars, indépendants les uns des autres, et vivant sans roi et sans loi, se craindront nécessairement, toujours exposés à se voir enlever leurs biens et la vie même, sans pouvoir s'assurer d'un moment de repos et de tranquillité.

Chercheront-ils à se procurer ce qui leur manque par la voie de la

force et de la violence, ou à se rendre redoutables par la même voie, pour empêcher leurs semblables de les troubler dans la jouissance de leurs biens? Mais comme chacun d'eux est en état d'en faire autant de son côté, tous les hommes deviendront donc bientôt les ennemis les uns des autres; semblables à ces guerriers sortis des dents de dragon semées par Cadmus, que la Fable avait faits naître les armes à la main pour se détruire mutuellement; comme si elle avait voulu exprimer cet état qu'un mauvais philosophe a appelé la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes, et qu'il a voulu, par une supposition contraire à l'humanité même, faire passer par le premier état du genre humain.

4° Indépendamment du besoin que les hommes ont les uns des autres pour obtenir les biens qu'ils désirent et pour éviter les maux qu'ils craignent, le plaisir que la vue et la conversation de leurs semblables leur font sentir, aurait été suffisant pour les engager à préférer la douceur et les agréments de la société à l'ennui et à la tristesse de la solitude, ou de cet état de séparation et de dispersion dont je viens de parler.

5o Mais comment cette société pourra-t-elle les faire jouir du bonheur qu'ils y recherchent, si elle n'est réglée de telle manière qu'ils y trouvent en effet cette sûreté, cette tranquillité, cette communication facile de leurs avantages réciproques, qui doit former non-seulement le lien, mais la félicité du corps entier comme celle de ses membres? Il est évident qu'on ne peut parvenir à un si grand bien que par deux voies, c'est-à-dire, ou par l'empire de la raison, ou par celui de l'autorité.

6o La première, il est vrai, serait la plus parfaite et la plus honorable à l'humanité.

Chaque homme sans doute, chaque citoyen devrait tendre de lui-même à cette fin, parce que, suivant ce qui a été déjà dit, son véritable intérêt se trouve toujours renfermé dans l'intérêt commun de la société.

Mais il est clair, d'un côté, que dans l'état présent où nous voyons le genre humain, et où il a été réduit par la chute du premier homme, on ne saurait espérer que les intelligences et les volontés de tous les membres du même corps soient tellement conduites par la raison naturelle, qu'elles conspirent également à ne faire aucun mal à leurs concitoyens, à leur procurer au contraire tous les biens qui dépendent d'eux et puisque la concorde est rare entre ceux

qui sont issus du même sang, entre les frères mêmes, comment pourrait-on se flatter de la voir régner entre ceux qui n'ont entre eux aucun lien semblable, et cela par le seul pouvoir de la raison ?

D'un autre côté, il n'est pas moins évident que, comme les hommes naissent égaux par leur essence, ils manquent aussi également du pouvoir nécessaire pour se contenir réciproquement dans l'ordre convenable, ou dans cette espèce d'harmonie qui doit être toujours entretenue entre l'intérêt public et l'intérêt particulier. Ils peuvent bien se donner mutuellement des conseils utiles; ils peuvent faire parler la raison, qui leur est commune; mais il ne dépend pas d'eux d'obliger les autres à en suivre la lumière, et de faire en sorte que leurs conseils deviennent des préceptes ou des lois dont la transgression soit punie.

Qu'arrivera-t-il même, si les membres de la société ne s'accordent pas entre eux sur ce qui est vraiment raisonnable? L'expérience fait voir que dans plusieurs hommes l'esprit forme souvent plus de problèmes qu'il n'en résout; la règle que l'un croit être la plus sûre et la plus utile à la société, est regardée par l'autre comme douteuse ou même comme nuisible. Il arriverait, par rapport aux maximes d'État, ce qui est arrivé dans les objets de la philosophie. Tous les hommes conviennent qu'il faut obéir à la raison; mais chacun prétend l'avoir de son côté : de là sont nées les disputes éternelles des sectes philosophiques, et de là naîtraient aussi des querelles sans fin dans un État qui voudrait se donner la gloire de ne reconnaitre que l'empire de la raison. Elle devrait en réunir tous les sujets, et elle ne servirait très-souvent qu'à les diviser, chacun voulant s'attribuer le privilége exclusif d'une raison supérieure, à laquelle tous les autres membres de la société seraient obligés de se soumettre.

Que l'on regarde donc, si l'on veut, l'empire de la raison comme le plus naturel et le plus légitime de tous; qu'on la représente comme la reine de toutes les créatures raisonnables qui devraient n'avoir besoin d'aucun autre maitre : on dira vrai, si l'on ne considèro l'homme que dans l'état de perfection auquel il est destiné par sa nature, et dans lequel il avait été créé. Mais si l'on passe de ce qu'il devait être à ce qu'il est, une triste expérience nous apprend que cette raison, qui devrait gouverner toutes les nations, est cependant bien faible quand elle veut régner seule et par elle-même sur les hommes. Il faut, si elle aspire à y réussir, qu'elle appelle à son se cours des récompenses ou des châtiments qui agissent sur leur cœur

plutôt que sur leur esprit ; et qu'elle mette ainsi en mouvement tout ce qui peut exciter leurs désirs ou leurs craintes.

Réduite donc malgré elle à emprunter les armes de ses plus grandes ennemies, je veux dire des passions, il faut que la raison en fasse, si elle le peut, comme des troupes auxiliaires, pour vaincre par elles ceux qui résistent à la force naturelle de la vérité qu'elle leur pré

sente.

Par conséquent il a été nécessaire que la disposition des objets qui remuent le plus fortement le cœur humain, et qui en sont comme les maîtres ressorts par l'espérance ou par la crainte, fût remise entre les mains d'un chef ou d'une autorité suprême, qui, devenant ainsi l'arbitre souverain des biens et des maux de la vie présente, pût régner par les passions sur les passions mêmes.

Tel a été le véritable objet de toutes les espèces de gouvernements qui sont sur la terre. Ce n'est pas encore le lieu de les distinguer, et d'en faire la comparaison: il suffit à présent de remarquer que de quelque geure qu'elles soient, c'est-à-dire, soit que la puissance suprême réside dans un seul, soit qu'elle soit confiée à un certain nombre plus ou moins grand de citoyens, les différentes formes de gouvernement conviennent toutes, en ce point qu'il y a toujours dans chaque nation un pouvoir souverain, une autorité à laquelle tous les membres du corps politique sont assujettis; sans quoi il n'y aurait point de gouvernement. Il n'y a personne qui ne sente qu'une entière anarchie, c'est-à-dire, l'état d'une indépendance entière, où les hommes n'auraient aucun frein, aucun maître commun, serait, de tous les états, le plus contraire au bien de la société, ou plutôt le plus funeste à tous ceux qui vivraient dans cette situation.

XI. Que me reste-t-il donc à conclure de cette suite de propositions dont la liaison et l'enchainement seul font la preuve, si ce n'est: 1° Que la nécessité d'un gouvernement, tel qu'il soit, est une vérité également démontrée par la raison et par l'expérience;

2o Qu'un gouvernement, quoique imparfait et mal réglé, vaut encore mieux, ou plutôt est moins mauvais, que l'anarchie entière ou l'état d'une indépendance absolue;

3° Qu'un bon gouvernement est de tous les états celui qui est le plus favorable à l'humanité, et que cet heureux état consiste principalement dans l'accord et dans le concert, aussi parfait qu'il peut l'être, entre l'intérêt public et l'intérêt particulier;

4o Que la raison seule étant impuissante pour établir et pour con

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