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la nature; et, plus il sait se contenter du peu qu'elle exige, moins il est dépendant du riche, et plus il approche du bonheur de se suffire à lui-même. C'est encore une vérité qui s'est fait sentir aux poëtes de la profane antiquité; et tout ce que l'on vient de dire est renfermé dans ces vers d'Horace :

Multa petentibus

Desunt multa: bene est, cui deus obtulit
Parca, quod satis est, manu.

HORAT., lib. III, od. 12.

x. Je passe aux besoins de l'esprit ; et je reconnais sans peine que mon affection naturelle pour mes semblables me porte à goûter encore plus de plaisir, quand je peux leur communiquer cette seconde espèce de biens.

J'en suis convaincu par la satisfaction que j'éprouve lorsque je peux leur apprendre ce qui est utile, faire croître leurs lumières en y joignant les miennes, étendre les bornes de leur intelligence, et surtout leur faire connaître les véritables biens et les véritables maux.

Je regarderai donc comme un devoir essentiel pour moi l'obligation de partager avec eux les richesses de l'esprit, de même que les biens du corps et les avantages que j'en recevrai me feront connaître, de plus en plus, que je m'aime véritablement moi-même en aimant mes semblables comme moi.

XI. Non-seulement donc la parole ne me servira jamais à les tromper sur les vérités de fait; mais je leur communiquerai avec candeur toutes celles qu'il leur importera de savoir, sans qu'elles puissent nuire à d'autres ; et je leur serai toujours utile par mes paroles, si je ne peux pas l'être toujours par mes actions.

XII. Je leur ferai part, avec encore plus de libéralité, des connaissances qui tendent plus directement à leur perfection et à leur bonheur, je veux dire, de ces vérités invariables qui sont la règle de notre vie; et si je suis plus instruit qu'eux de la route qui conduit à la solide félicité, je ferai consister une partie de la mienne à leur montrer ce chemin. Je m'y porterai même d'autant plus volontiers, que, suivant l'expression d'un ancien poëte, je ne perds rien en souffrant qu'ils allument leur flambeau à celui qui m'éclaire. Au contraire, il me semble que ma lumière croit à mesure qu'elle se répand sur mes semblables : leur approbation la redouble, et la rend plus éclatante pour moi-même, comme par une espèce de réflexion.

xи. Si je repasse à présent sur ces vérités dont je viens de me convaincre, elles concourent toutes à me faire reconnaître que tous les devoirs réciproques de l'homme à l'égard de l'homme se réduisent en effet à ces deux grandes règles, où se trouve tout ce qui est nécessaire pour la perfection et pour le bonheur, soit de chaque homme considéré séparément, soit de la société entière du genre humain :

La première, est que je ne dois jamais faire aux autres ce que je ne voudrais pas qu'ils fissent contre moi.

La seconde, que je dois pareillement agir toujours pour leur avantage, ainsi que je désire qu'ils agissent toujours pour le mien; comme nous sommes réciproquement obligés de le faire, quand nous ne consulterions que nos besoins mutuels.

Nous avons même la satisfaction de voir que les leçons de l'expérience s'accordent parfaitement sur ce point avec celles de la raison; en sorte que les deux principales sources de nos connaissances conspirent à affermir ces deux règles fondamentales qui renferment les premiers principes de toute morale, comme de toute jurisprudence.

Je ne serai donc point surpris si j'apprends dans la suite que la vérité éternelle, ayant daigné s'unir à la nature humaine, nous a dicté elle-même ces deux grandes règles, comme la source de toutes les lois. Je les respecterai par conséquent, je les aimerai, je les observerai avec d'autant plus de fidélité et de persévérance, que j'y admirerai davantage ce concert parfait de la raison et de la religion, et cette heureuse conformité qui se trouve entre le véritable intérêt de l'homme, et ce que Dieu exige de lui.

Je pourrai expliquer ailleurs, dans un plus grand détail, les conséquences directes et immédiates qui naissent de ces deux grands principes. Mais je dois achever auparavant de me former les premières notions de ce droit naturel, dont je me suis proposé de développer les différentes règles.

xiv. Il me reste pour cela de prévoir un cas qui malheureusement n'est que trop commun. Ce ne sera pas moi qui manquerai à mon devoir par rapport à mes semblables; ce seront eux qui y manqueront à mon égard.

Non-seulement ils me refuseront toute communication des biens qu'ils possèdent, mais ils chercheront à me priver de ceux qui m'appartiennent; ils s'efforceront de me nuire, ou par la force et la vio

lence, ou par la fraude et l'artifice et, en cas que j'éprouve ce malheur, quelle doit être ma conduite, si je veux continuer de suivre inviolablement les principes de la loi naturelle ?

xv. Pour commencer par le cas de la violence, il faut convenir que dans l'état purement naturel, où l'on ne suppose aucun gouvernement établi, aucune autorité supérieure, aucun tribunal à qui l'offensé puisse avoir recours pour se mettre à couvert des violences de l'offenseur, ou pour en demander une réparation convenable, il semble qu'on peut dire qu'il n'est pas défendu, en supposant cet état, qui n'existe point dans aucune nation policée, de repousser la force par la force. Mais, dans cette supposition même, je devrais observer les règles suivantes :

1° Ne chercher jamais à grossir les sujets de mon aversion, et éviter avec soin de joindre au mal réel que les autres me font, des maux imaginaires qui n'ont d'existence que dans mon opinion;

2° N'agir jamais par les mouvements d'une haine aveugle et implacable qui n'écoute point les conseils de la raison, et qui se livre impétueusement à ceux de la passion; ni dans la seule vue de goûter le plaisir inhumain, dangereux et souvent funeste de la vengeance;

3o Regarder comme un bien pour moi de pouvoir me défendre contre les attaques de mes ennemis, sans leur faire aucun mal réel et sensible.

4o Comme la société entière du genre humain doit encore m'ètre plus chère que moi-même, je ne ferai rien pour ma défense qui puisse nuire au bien général de l'humanité; et je serai disposé à souffrir un mal particulier qui ne tombe que sur moi seul, lorsque je ne pourrai le détourner, ou le réparer, qu'en faisant un plus grand mal au genre humain par le violement des lois qui en assurent la tranquillité.

L'équité de ces règles, l'obligation même de les observer, ont été expressément reconnues par des jurisconsultes païens, lorsqu'ils ont dit que le droit naturel permettait, à la vérité, de repousser la force par la force, mais avec la modération que la défense doit avoir pour ètre irrépréhensible; cum moderumine inculpatæ tutelæ.

xvi. Du cas de la violence je passe à celui de la fraude ou de l'artifice, et je trouve ce cas beaucoup plus susceptible de difficultés que le premier.

Si je ne consulte que cette égalité naturelle qui est entre tous les hommes, et qui leur donne réciproquement le même pouvoir l'un

sur l'autre, il me semble que je peux me défendre avec les mêmes armes que celles dont on se sert pour m'attaquer; et par conséquent opposer la fraude à la fraude, comme la force à la force, et rendre aux autres le traitement que j'en ai reçu.

Quæque prior nobis intulit, ipse ferat.

OVID. Ep. Her. Enone Paridi.

Telle était la morale des poëtes de l'antiquité; et c'est ce qui avait donné lieu à Virgile de dire :

... Dolus, an virtus, quis in hoste requirat?

Eneid. lib. II.

Regarderai-je donc cette maxime comme une règle du droit naturel? Mais je sens je ne sais quoi, dans le fond de mon âme, qui y répugne ma droiture naturelle en est alarmée, et je crois en apercevoir ici la raison.

Il est vrai que celui qui a employé la fraude contre moi mérite, à la rigueur, que j'en use réciproquement contre lui; et si je le fais, il n'est pas en droit de me dire que je manque à ce que je lui dois, parce que c'est lui-même qui m'a mis en état de ne lui devoir rien. Mais ce n'est pas seulement à lui que je suis redevable : je le suis à moi-même, je le suis encore plus à Dieu, notre maître commun; et la suspension momentanée de l'exercice d'un devoir naturel à l'égard de celui qui manque le premier à ce qu'il me doit, ne fait point cesser deux autres devoirs si essentiels et si inviolables.

Or, 1o je manque à ce que je me dois lorsque j'use de fraude et d'artifice, soit parce qu'en le faisant je nuis à la perfection de mon ètre, et par conséquent à son bonheur; soit parce que je donne atteinte à cette bonne foi, à cette confiance réciproque qui fait le bien et la sûreté de toute société entre les hommes je les avertis même, par ma conduite, de se défier de moi en particulier, comme capable d'abuser de la parole ou d'autres signes semblables, pour tromper les autres hommes.

2o Je manque en même temps, et encore plus, à Dieu qui est la vérité par essence, et qui veut par conséquent qu'elle règne dans mes actions comme dans mes paroles. Je pèche donc contre le respect que je lui dois, lorsque je le trahis ou même que je l'altère, ou que je la déguise pour tromper mon semblable, quoiqu'il soit devenu mon ennemi. Il a tort, sans doute, de m'en donner l'exemple; mais

faut-il que je devienne coupable, parce qu'il l'est? C'est à quoi ma rectitude naturelle s'oppose avec raison.

Je ne pécherai peut-être pas à la rigueur contre la justice que je dois à mon semblable, en trompant celui qui m'a trompé; mais je serai véritablement injuste et envers moi et envers Dieu, parce que je manque également et à Dieu et à moi, lorsque je trahis la vérité pour me venger de celui qui la trahit à mon égard.

XVII. La conséquence que je retirerai de ces réflexions sera donc, que si mon semblable a voulu me nuire par la fraude, je n'aurai point recours à un pareil moyen pour m'en garantir. Je regarderai donc tout artifice et tout déguisement comme indigne d'un ètre raisonnable; et je n'oublierai jamais cette belle maxime d'un jurisconsulte païen : Tout ce qui blesse la vertu, l'honneur, notre réputation, et en général tout ce qui est contraire aux bonnes mœurs, nous devons le regarder comme impossible.

XVII. Il est temps à présent de prévoir une question qu'on pourra me faire sur le terme de droit naturel ou de loi naturelle, que j'ai donné aux règles qui me montrent mes devoirs par rapport à Dieu, à moi-même, aux autres hommes.

Pourquoi, me dira-t-on, nous le présenter sous cette idée? Rien ne mérite le nom de droit ou celui de loi, que des décisions ou des commandements émanés d'une autorité légitimement établie, qui peut se faire obéir par la crainte d'une peine inévitable, ou par l'espoir d'une récompense assurée.

Or, dans le temps qui a précédé toutes les espèces de gouvernement, dans cet état purement naturel où les hommes, considérés. comme égaux et indépendants les uns des autres, sont supposés n'avoir pas encore de maître commun sur la terre qui puisse leur imprimer cette crainte ou leur donner cette espérance, et mettre en mouvement ces deux grands ressorts du cœur humain, il peut bien y avoir des règles qu'un esprit raisonnable doive se prescrire à luimème pour son propre bien : mais peut-on dire qu'il y ait un droit obligatoire ou de véritables lois coactives? Ne manque-t-il pas toujours aux règles les plus conformes aux lumières naturelles, cette partie de la loi qu'on appelle la sanction, c'est-à-dire, cette disposition pénale, souvent plus efficace que l'attrait de la récompense, qui seule peut assujettir l'homme, et le contraindre à l'observation de la loi? Ainsi, me diront les mêmes critiques, donnez, si vous le voulez, à vos règles le nom de devoirs naturels; appelez-les des prin

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