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Et comme il aspire continuellement, nécessairement, invinciblement à être heureux, il reconnaît en même temps que c'est dans son union à ces trois objets qu'il doit trouver le principe et la règle de tous ses devoirs naturels.

v. Toute société humaine ou toute nation particulière, n'étant que l'assemblage de plusieurs hommes unis ensemble par des liens plus étroits que ceux qui ne sont formés que par la nature, peut être considérée comme un seul homme. Ainsi il est évident que ce qui est vrai de chaque membre d'un corps n'est pas moins vrai du corps entier; d'où il résulte nécessairement que le bonheur et les devoirs généraux ou primitifs de tout royaume ou de tout État doivent consister aussi à être bien avec Dieu, avec lui-même, avec ses semblables, c'est-à-dire, avec les autres États avec qui il est lié par les mêmes relations ou les mêmes besoins qui rendent les particuliers dépendants les uns des autres. Ainsi, tout ce que l'on va dire des devoirs naturels de l'homme, par rapport aux trois grands objets de son amour, doit être appliqué à chaque nation ou à chaque État, comme à chaque homme envisagé séparément.

vi. Après ces observations préliminaires, il est temps d'entrer dans un plus grand détail, en s'attachant d'abord au premier objet, je veux dire à Dieu; et je demande qu'il me soit permis de parler ici en mon nom, pour m'exprimer d'une manière plus abrégée et plus sensible sur des devoirs qui me sont communs avec tous les hommes.

Devoirs naturels de l'homme envers Dieu.

1. Ce sont ces devoirs qui forment ce que l'on peut appeler le droit naturel entre le Créateur et la créature.

Mais comment ma raison pourra-t-elle s'en former une juste idée? Je ne connais point d'autres moyens pour y parvenir, que de considérer ce que je suis et ce que Dieu est; de tourner mes premiers regards vers mon être borné, pour les élever ensuite vers l'Etre infini. C'est ce qui peut me faire mieux connaître mes devoirs par rapport à Dieu, et j'espère de trouver dans ce double regard la source de toutes les règles que je dois suivre à l'égard de l'Etre suprême.

11. Au premier coup d'œil que je jette sur moi-même, je vois qu'il a donné à l'homme deux facultés différentes, par lesquelles il a bien voulu imprimer sur lui quelques traits de ressemblance

avec son auteur.

La première est une intelligence ou un entendement capable de connaître;

La seconde est une volonté faite pour aimer.

L'objet de l'une et de l'autre est infini.

L'œil ne se rassasie point de voir; l'esprit a un désir de connaitre qui n'a point de bornes, qui croit, qui se multiplie avec ses connaissances mêmes, parce que tout ce qu'il découvre étant borné, il veut toujours voir au delà de ce qu'il a vu.

La volonté de l'homme, aussi insatiable que son intelligence, et peut-être encore plus, éprouve également que tout ce qui est fini ne fait qu'irriter sa faim, bien loin de l'apaiser. Dégoûtée bientôt des objets qu'elle possède, elle en cherche toujours de nouveaux, sans en trouver jamais aucun qui remplisse ce vide immense qu'elle sent au fond de son être.

III. Si j'ose élever ensuite mes faibles yeux vers l'Etre suprême qui a allumé en moi cette soif ardente et continuelle du vrai et du bien, je sens d'un côté qu'un Dieu souverainement juste ne saurait avoir formé en moi ce désir éternel et inépuisable, qui est comme le fond de mon être imparfait, pour ne le contenter jamais; et je ne sens pas moins de l'autre que lui seul peut satisfaire pleinement ce désir, parce qu'il n'y a qu'un objet infini dont la possession puisse remplir la capacité d'une intelligence et d'une volonté qui, quoique finies dans leur nature, sont cependant infinies dans leurs désirs.

IV. De cette espèce de comparaison de l'homme avec Dieu, je conclus naturellement que si la possession de l'Etre infini peut seule me rendre heureux, c'est parce qu'elle me fait participer au bonheur de Dieu même.

v. Me sera-t-il permis de remonter encore plus haut, et de rechercher à me former au moins une idée imparfaite de ce bonheur que nous pouvons à peine entrevoir au travers des ombres de la vie présente? Il me semble cependant que je peux supposer sans témérité que la félicité de l'Etre divin consiste dans la vue, et, pour ainsi dire, dans la jouissance de lui-même; ou, si l'on aime mieux cette autre expression, dans la satisfaction infinie que lui donne le spectacle éternel de sa perfection infinie.

Mais comment l'être imparfait pourrait-il acquérir la perfection qui lui manque, si ce n'est par sa ressemblance et par son union avec l'être souverainement parfait ? union par laquelle la perfection

du Créateur devient en quelque sorte la perfection de la créature, qui entre par là en partage du même bonheur.

VI. De toutes ces notions générales, qui sont comme la métaphysique du droit naturel entre Dieu et l'homme, il me semble que je peux tirer aisément, et par des conséquences immédiates, toutes les règles essentielles de cette espèce de droit; et je les appelle essentielles, parce qu'elles renferment éminemment toutes celles qui en résultent par des conséquences plus éloignées, et dont le détail serait infini. Je réduis donc ces règles à sept principales, et je commence par celles qui regardent mon intelligence.

vii. Comme elle ne peut être satisfaite que par la connaissance de l'Etre infini, ma première règle ou mon premier devoir à l'égard de Dieu sera de travailler à développer toujours en moi cette première idée qu'il lui a plu de me donner de lui-même, et que le spectacle admirable de l'univers, qui publie si hautement la gloire de son auteur, retrace continuellement dans mon esprit.

Je sais en général que c'est un Être souverainement parfait ; mais ma faiblesse m'obligeant à séparer dans mon esprit ce qui est essentiellement un, pour l'envisager plus facilement, en distinguant ce que l'on appelle les propriétés ou les attributs de l'Être divin, qui portent tous également le caractère de sa perfection infinie, je tâcherai de me former l'idée la plus étendue qu'il me sera possible de sa science, de sa sagesse, de sa puissance, de sa justice, de sa bonté infinie; et, les réunissant ensuite comme elles le sont en effet dans l'Être suprême, je parviendrai par là, autant que la mesure bornée de mon intelligence me le permet, à remplir mon premier devoir, qui est de faire tous mes efforts pour connaître celui qui m'a fait ce que je suis.

VIII. Mais ma volonté n'a pas moins besoin de règles que mon intelligence; et j'ai remarqué qu'elle ne peut être rassasiée que par la possession d'un bien infini: ainsi ma seconde règle sera de tendre constamment par tous les désirs, par toutes les affections, par tous les mouvements de mon âme, à m'unir, autant qu'il m'est possible, à l'Être suprême, qui est l'unique et l'inépuisable source de ma félicité.

Ix. Je conclurai de là, et ce sera ma troisième règle, que si je m'aime moi-même, comme je ne saurais m'en empêcher, si je ne m'aime véritablement qu'autant que je crois approcher de la perfection de mon élre, enfin, si je ne peux la trouver que dans. Dieu, je

suis obligé de l'aimer, je ne dis pas autant, mais plus que moi-même ; ou, pour parler plus correctement, je sentirai que je ne peux m'aimer raisonnablement qu'en lui; ou, pour exprimer encore mieux ma pensée, je dirai que c'est Dieu que j'aime véritablement, en m'aimant moi-même comme je le dois; puisque ce moi n'est aimable qu'autant qu'il est uni à l'Être souverainement parfait dans lequel il se confond, pour parler ainsi, et en devenant un avec lui, comme les sages mêmes du paganisme l'ont senti par les seules lumières de la raison naturelle.

x. Par conséquent ma quatrième règle sera de me représenter toujours Dieu comme le seul être qui soit véritablement aimable, le seul qui puisse soutenir ma faiblesse, suppléer à mon indigence, et donner à mon âme toute espèce de satisfaction; et il est non seulement mon bien, mais mon unique bien, ou plutôt il est tout bien pour moi. Ce qui me flatte même dans les autres ètres à qui je prodigue ce nom, ne consiste que dans ce sentiment agréable qu'il plait à Dieu de me donner à leur occasion. Malheur à moi si j'en abuse pour m'attacher à des biens indignes de mon amour, et incapables de le satisfaire ! Mais si je le fais, c'est moi seul qui deviens mauvais; et Dieu demeure toujours souverainement bon, parce qu'il ne me donne un pareil sentiment que pour me faire tendre à celui qui en est l'auteur. XI. Il est le maître de m'affliger par des sentiments douloureux, comme de me faire goûter une douce satisfaction: arbitre suprême des biens et des maux, il les tient également en sa main, et il les dispense comme il lui plaît, suivant les règles de sa bonté et de sa justice. Ma cinquième règle sera donc de craindre souverainement de lui déplaire, et de le craindre d'autant plus que je l'aimerai davantage. La crainte du mal nait en moi de l'amour du bien; et ces deux sentiments sont naturellement la mesure l'un de l'autre.

XII. Ainsi, regardant Dieu comme disposant de tout ce qui me parait aimable et de tout ce que je trouve redoutable, j'en tirerai celte conséquence, qui sera ma sixième règle : Que l'homme est naturellement obligé d'invoquer et d'implorer continuellement le secours divin. Je reconnaîtrai que c'est lui que je dois supplier de m'accorder les vrais biens et de détourner de moi les véritables maux, quand même je serais assez aveugle pour demander comme un bien ce qui doit être regardé comme un mal, ou pour craindre comme un mal ce qui est en effet un bien véritable: prière dont les poëtes profanes de l'antiquité nous ont laissé le modèle, tant ils ont

senti, par les seules lumières de la raison, que cette prière était une suite nécessaire de la nature de l'homme comparée avec l'ètre de Dieu !

XIII. Mais il est évident que l'Etre infiniment parfait ne peut se rendre favorable ni s'unir qu'à ceux qui lui ressemblent : vérité qui n'a pu aussi ètre obscurcie par les ténèbres du paganisme; et les philosophes mêmes de l'antiquité en ont conclu que l'homme devait travailler continuellement à retracer, à perfectionner en lui cette image du souverain Être qu'il trouve dans sa nature.

Ma septième règle sera donc de joindre à l'invocation de cet Être l'imitation de ses divines perfections; et elle ne peut consister que dans la conformité de mes pensées, et de ma volonté avec les pensées et la volonté de mon auteur. Juger de tout comme Dieu, autant qu'il m'est possible de le connaître; vouloir tout ce qu'il veut, rejeter tout ce qu'il ne veut pas, ce sera dans cette heureuse conformité que je ferai consister le principal effet d'un amour qui me porte naturellement à l'imitation de l'Etre souverainement parfait.

XIV. On me demandera, sans doute, comment ma faible raison pourra parvenir à pénétrer, pour ainsi dire, dans le secret de l'intelligence et de la volonté d'un être qui surpasse infiniment toutes mes connaissances. Mais j'ai déjà prévenu en partie cette question, lorsque j'ai remarqué qu'au milieu même des ténèbres qui nous environnent, nous apercevons au fond de notre âme un rayon de lumière qui nous éclaire assez pour nous faire connaître au moins que Dieu est un être infiniment parfait en science, en sagesse, en puissance, en justice, en bonté; et c'est en travaillant à nous former l'idée la plus sublime et la plus étendue de ces perfections, que nous pouvons parvenir à connaitre, quoique imparfaitement, comment nous devons nous conduire, pour conformer notre intelligence et notre volonté à celle de Dieu.

J'ajoute seulement ici que, quelque bornées que soient nos connaissances, elles nous suffisent pour nous faire sentir au moins ce qui nous manque, et ce que nous ne pouvons trouver qu'en Dieu. Tel est l'effet et la conséquence naturelle de la comparaison que nous faisons de notre être borné avec l'Être qui n'a point de bornes; en sorte que la vue même de notre imperfection nous élève par degrés jusqu'à la connaissance de la perfection, telle que nous pouvons la voir par les seules forces de la raison.

xv. Ainsi, pour entrer dans un plus grand détail sur l'utilité de

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