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ennemis à combattre; quels travaux, quels dangers, quels ennemis plus dignes des généreux efforts de l'homme de bien, que ceux que la vertu prépare au magistrat dans le cours d'une longue et pénible carrière!

Plus avare pour lui que pour le reste des hommes, à quel prix ne lui fait-elle pas acheter la grandeur qu'elle lui destine? Occuper un esprit né pour les grandes choses à suivre scrupuleusement les détours artificieux et les profonds replis d'une procédure embarrassée; voir la justice gémir sous le poids d'un nombre infini de formalités captieuses, et ne pouvoir la soulager; se perdre et s'abîmer tous les jours de plus en plus dans cette mer immense de lois anciennes et nouvelles, dont la multitude a toujours été regardée par les sages comme une preuve éclatante de la corruption de la république; avoir continuellement devant les yeux le triste spectacle des faiblesses et des misères humaines, plus puissant pour les condamner que pour les prévenir; toujours obligé de punir les hommes sans espérer presque jamais de pouvoir les corriger, et demeurer inviolablement attaché au culte de la justice dans un temps où elle n'offre que des peines à ses adorateurs, et où il semble que ce soit prendre une route opposée à la fortune que de s'engager dans celle de la magistrature; c'est le premier objet que la vertu présente à la grandeur d'âme du magistrat.

La jeunesse n'a point pour lui de plaisirs, la vieillesse ne lui offre point de repos. Ceux qui mesurent la durée de leur vie par l'abondance et par la variété de leurs divertissements, croient qu'il n'a point vécu; ou plutôt ils regardent sa vie comme une longue mort, dans laquelle il a toujours vécu pour les autres, sans vivre jamais pour lui, comme si nous perdions tous les jours que nous donnons à la république, et comme si ce n'était pas au contraire l'unique moyen d'enchaîner la rapidité de nos années, et de les rendre toujours durables, en les mettant comme en dépôt dans le sein de cette gloire solide qui consacre la mémoire de l'homme juste à l'immortalité!

Heureux au moins si, forcé de suivre une route pénible et laborieuse, il pouvait y marcher avec assurance! Ou plutôt, pour parler toujours le langage de la vertu, heureux de trouver de

nouveaux motifs pour redoubler sa vigilance et son activité dans des dangers qui ne sont pas moins dignes de la grandeur de son âme que les travaux de son état !

Telle est la glorieuse nécessité que la justice impose au magistrat, lorsqu'elle imprime sur son front le sacré caractère de son autorité. Image vivante de la loi, il faut qu'il marche toujours comme elle entre deux extrémités opposées, et que, s'ouvrant un chemin difficile entre les écueils qui environnent sa profession, il craigne de s'aller briser contre l'un en voulant éviter l'autre. C'est, à la vérité, un grand spectacle et un objet digne des regards de la justice même, que l'homme de bien accompagné de sa seule vertu, aux prises avec l'homme puissant soutenu de ce que la faveur peut avoir de plus redoutable. Qu'il est beau de convaincre la fortune d'impuissance, de lui faire avouer que le cœur du magistrat est affranchi de sa domination, et que, toutes les fois qu'elle a osé attaquer sa vertu, elle n'est jamais sortie que vaincue de ce combat!

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La gloire de ce triomphe semble même obscurcir l'éclat des autres victoires du magistrat c'est par là seulement que le commun des hommes lui permet de s'élever jusqu'au rang des héros, et d'entrer avec eux en partage de la grandeur d'âme.

N'attaquons point ici l'excès de cette prévention. A Dieu ne plaise que nous voulions jamais diminuer le prix de ces grandes actions, où l'on a vu de sages, d'intrépides magistrats sacrifier, sans balancer, leurs plus justes espérances; devenir avec joie les victimes illustres de la droiture et de la probité, et, renonçant aux promesses de la fortune, se renfermer glorieusement dans le sein de leur vertu !

A vouons-le néanmoins, et disons, comme ces grands hommes l'auraient dit eux-mêmes, que ce que les âmes communes regardent comme une illustre mais dure nécessité pour le magistrat, est une rare félicité.

Quel est l'homme de bien qui ne porte envie à une si heureuse disgrâce, et qui ne soit prêt à l'acheter au prix de la plus haute fortune?

Disons-le donc hardiment: il est plus honteux de céder à la faveur, qu'il n'est glorieux de lui résister. La véritable grandeur

d'âme rougit en secret des applaudissements qu'elle est forcée de recevoir, lorsqu'elle a goûté le plaisir si pur de tiompher de la faveur en s'immolant à la justice. Elle rejette avec une espèce d'indignation ces éloges injurieux à sa probité, et il lui semble qu'on la loue de n'avoir pas fait un crime.

Si quelque ennemi lui paraît redoutable, c'est ce désir naturel à toutes les grandes âmes de soutenir toujours le pauvre et le faible contre le riche et le puissant.

Tentation dangereuse, séduction d'autant plus à craindre pour l'homme de bien, qu'il semble qu'elle conspire contre lui avec ses propres vertus. Elle lui fait prendre pour un excès de force ce qui n'est qu'un excès de faiblesse ; il adore une fausse image de grandeur, et il offre à l'iniquité le sacrifice qu'il croit présenter à la justice.

Il s'élève du fond de notre cœur une secrète fierté et un orgueil d'autant plus dangereux qu'il est plus subtil et plus délicat, qui nous révolte contre le crédit et l'autorité : ce n'est point l'amour de la justice qui nous anime, c'est la haine de la faveur. On regarde ces jours éclatants où l'on voit les plus hautes puissances abattues, consternées, captives sous le joug de la justice, comme le triomphe de la magistrature. C'est alors que le magistrat recueille avec plaisir les louanges d'un peuple grossier, qui ne lui applaudit que parce qu'il croit que l'injustice est la compagne inséparable de la faveur et, goûtant avec encore plus de satisfaction les reproches des grands qu'il a sacrifiés à sa gloire, il se flatte du faux honneur de mépriser les menaces de la fortune irritée, dans le temps qu'il ne devrait songer qu'à apaiser la justice.

Mais savoir s'exposer, non pas à la haine et à la vengeance des grands, mais à la censure et à l'indignation des gens de bien même, qui se laissent quelquefois entraîner par le torrent des jugements populaires; aimer mieux être grand que de le paraître; n'être sensible ni à la fausse gloire de s'élever au-dessus de la plus redoutable puissance, ni à la fausse honte de paraître succomber à son crédit, et se charger volontairement des apparences odieuses de l'iniquité, pour servir la justice, au prix de toute sa réputation, par une constante et glorieuse infamie :

c'est ce qui n'est réservé qu'à un petit nombre d'âmes généreuses que leur vertu élève au-dessus de leur gloire même.

Ennemies de la fausse gloire, elles fuient encore plus l'esprit de hauteur et de domination, écueil souvent fatal à la plupart des grandes âmes.

Qu'il est rare de trouver des génies assez supérieurs pour tempérer par leur modestie l'éclat de la supériorité de leurs lumières, et pour adoucir, par leur sagesse, l'empire d'une raison dominante qui se sent née pour être souveraine!

Qu'il est difficile de savoir conserver la modération dans le bien même, et d'éviter l'excès jusque dans les avantages de l'esprit! Et quelle grandeur d'âme ne faut-il pas avoir pour échapper à ce péril, puisqu'il faut être grand pour pouvoir même y succomber !

C'est à cette rare sagesse que le vertueux magistrat aspire continuellement. S'il plaint la basse timidité de ces âmes pusillanimes qui se laissent ébranler par la moindre contradiction, et qui n'abandonnent leur premier suffrage que parce qu'il est combattu, il ne condamne pas moins la fierté présomptueuse de ces génies indociles qui soutiennent leurs avis, moins parce qu'ils sont justes que parce qu'ils les ont proposés ; et qui sans respecter souvent ni la prérogative de l'âge ni celle de la dignité, veulent que tout genou fléchisse, et que toute langue rende hommage à la hauteur de leur esprit. Attentif à ménager la faiblesse du cœur humain, qui dans le temps même qu'il a le plus besoin d'être gouverné ne craint rien tant que de sentir qu'on le gouverne, il appréhende encore plus de déshonorer la raison, en lui prêtant cet extérieur tyrannique qui ne convient qu'à la passion. Et jusqu'à quel point ne portera-t-il pas sa timide retenue, lorsqu'il pensera qu'un ton trop décisif, un air trop plein de confiance, ont souvent nui à la justice même; que les esprits les plus modérés se soulèvent presque toujours contre ceux qui pensent moins à les convaincre qu'à les subjuguer; et que, par un de ces mouvements secrets qui se glissent en nous malgré nous-même, ils font porter à la justice la peine des manières indiscrètes de celui qui la leur montre!

S'il règne souvent sur les opinions des autres juges, c'est par

la seule évidence de ses raisons, et par la sage modestie avec laquelle il les insinue. Il semble qu'il s'instruise lui-même dans le temps qu'il les instruit ; l'on dirait qu'il ne fait que les suivre, lorsque c'est lui qui leur trace le chemin; et il possède si parfaitement l'art de conduire les hommes dans la voie de la vérité, que ceux qu'il conduit ne s'en aperçoivent jamais que par les chutes qu'ils font lorsqu'il ne les conduit pas.

Avec de si heureuses dispositions, que l'on ne craigne rien de la grandeur et de l'étendue de ses talents. La justice ne sera jamais réduite à redouter la force et l'élévation de son génie; on n'appréhendera point qu'il tourne contre la loi les armes qu'elle ne lui a données que pour la défendre, et qu'il usurpe sur elle un empire dont il n'est le dépositaire que pour la faire régner.

Loin du sage magistrat l'indigne affectation de ces juges dangereux, qui dédaignent la gloire facile d'avoir suivi le bon parti; qui soutiennent le parti contraire, parce qu'il est plus propre à faire paraître la vivacité et la supériorité de leur génie ; qui se déclarent les protecteurs de toutes les affaires déplorées, et qui croient que la grandeur de l'esprit humain consiste à paraître supérieur à la raison et à la vérité.

D'autant plus soumis qu'il est éclairé, le magistrat qui aspire à être véritablement grand dépose toute sa grandeur au pied du trône de la justice. Heureux quand il a pu la connaître luimême! plus heureux encore quand il a eu l'avantage de la faire connaître aux autres ! Aussi simple que religieux adorateur de la loi, on ne le voit jamais s'exercer vainement à en combattre la lettre par des inconvénients imaginaires, à en éluder l'esprit par des interprétations captieuses, pour en détruire l'autorité par une feinte et apparente soumission.

Quels dangers pourraient ébranler une âme si forte et si généreuse ?

Sera-t-elle sensible aux charmes de l'amitié, elle qui a résisté aux caresses de la fortune?

Se laissera-t-elle éblouir par l'éclat de sa dignité, et croira-t-elle que tout doit céder à son crédit, et plier sous le poids de ce pouvoir étranger que la crainte de l'autorité du magistrat,

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