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serez souvent exposé, et qui, vous dérobant malgré vous une partie de votre temps, augmenteront le prix de celui qu'elles vous laisseront, sont aussi des raisons considérables qui peuvent vous détourner de cette étude, quand même elle serait de votre goût.

Si vous me demandez après cela ce que j'en pense, je vous répondrai que je crois vous l'avoir déjà dit, en vous marquant qu'elle n'est point absolument nécessaire. Je la mets donc au nombre des choses sur lesquelles le goût personnel doit décider. A mon égard, le peu que je sais de la langue hébraïque m'a souvent fait regretter de ne m'y être pas assez attaché dans ma jeunesse, pour m'en rendre le maître, au moins par rapport à l'intelligence de l'Écriture sainte; car j'aurais grand regret d'avoir employé mon temps à me mettre en état de lire les livres des rabbins, c'est-à-dire, à acheter bien cher le droit de les mépriser, droit que l'ignorance nous donne aussi sûrement et à meilleur marché.

Mais, après tout, mon goût personnel, et un certain esprit de critique littérale que je suis bien éloigné de regarder comme une perfection en moi, ne fait point une raison décisive pour vous. Je reviens encore ici, comme je l'ai fait plus d'une fois en vous parlant de l'histoire, à une règle aisée à pratiquer, qui est de suivre votre goût; et je finis ce que j'ai à vous dire sur ce sujet par ces belles paroles: Faites ce que vous voudrez,

J'y ajouterai seulement que si vous voulez apprendre cette langue, c'est-à-dire, l'hébreu, vous ferez bien de profiter de l'âge où vous êtes, et de la facilité présente de votre mémoire, pour vous initier dans ses mystères avant qu'un âge plus avancé vous ait dégoûté de ce qui n'est que science de mots, et vous en ait rendu peut-être l'acquisition plus difficile.

Pour ce qui est des langues modernes, il y en a deux surtout, je veux dire l'italien et l'espagnol, qu'il ne vous sera pas permis

' M. d'Aguesseau, pendant son séjour à Fresnes, cultiva beaucoup cette langue, et même les autres langues orientales, dont il faisait usage pour l'in telligence de l'Écriture sainte. Cette instruction peut avoir été écrite avant ce temps, où il comptait encore pour peu tout ce qu'il avait acquis de science dans ces langues.

d'ignorer, soit à cause de la facilité que vous aurez à les apprendre, soit par rapport au grand nombre d'ouvrages qu'on y trouve dans tous les genres, et principalement dans l'histoire.

Le génie des Italiens et des Espagnols est plus propre à ce genre d'écrire que le nôtre; soit parce qu'ils sont plus capables que nous d'une solide et continuelle réflexion sur les choses humaines, soit parce que la constitution de leur gouvernement, et les différentes révolutions qui y sont arrivées, les ont rendus, et surtout les Italiens, plus profonds dans la politique, qui est l'âme de l'histoire. Ainsi, faute de savoir deux langues qui ne vous coûteront pas un mois de travail, vous seriez privé du plaisir et de l'avantage de lire des historiens qui égalent les anciens, ou qui du moins ne leur sont guère inférieurs; ou vous ne goûteriez qu'une partie de ce plaisir et de cet avantage en ne lisant que des traductions.

La poésie a aussi ses héros, principalement en Italie, dont il semble que les muses aient préféré le séjour à celui des autres pays il n'y a au moins que la France qui puisse disputer le prix aux Italiens; encore faut-il que nous leur cédions des genres entiers, comme le poëme épique, l'églogue, je dirais aussi le lyrique, si je ne craignais d'offenser les mânes de Malherbe et de Racan. Ils ont à la vérité leurs défauts, et de grands défauts. Nos auteurs sont souvent froids, et les Italiens ont trop de feu, aussi bien que les Espagnols. Nous manquons de fécondité d'esprit, et ils en ont trop nous péchons par le défaut, et ils pèchent par l'excès; en sorte que, pour former un poëte parfait, il faudrait le faire naître en Italie, le faire voyager en Espagne, et le fixer en France, pour le perfectionner en le tempérant; et, en retranchant seulement les superfluités d'une nature trop vive et trop abondante, je voudrais bien pouvoir hasarder ici l'expression de luxuriante. Mais, malgré ces défauts, ce serait abuser de la critique, et tomber dans le caractère que Socrate appelle quelque part la misologie, à l'exemple de la misanthropie, que de vouloir fermer les yeux aux beautés d'un auteur, parce qu'on ne peut s'empêcher de les ouvrir sur ses défauts. Telle est la condition des ouvrages humains, parce que telle est aussi la condition des hommes on n'y trouve aucun bien pur et sans

mélange; mais le bon esprit consiste à connaître le mauvais pour l'éviter, et à profiter du bon pour l'imiter; et, au lieu de dire ce que Justin ( Hist. lib. II) a dit des Scythes, Plus in illis proficit vitiorum ignoratio quam cognitio virtutis, je dirais volontiers par rapport à ces auteurs : Non minus proficit exploratio vitiorum quam cognitio virtutum. C'est ce qui forme véritablement le goût; c'est ce qui épure la critique. Je trouve d'ailleurs dans cette étude des défauts de nation, et, pour ainsi dire, de climat, où un degré de soleil de plus change le style aussi bien que l'accent et la déclamation; quelque chose qui étend l'esprit, qui le met en état de comparer les meilleures productions de chaque pays, qui le conduit ainsi et l'élève jusqu'à la connaissance de ce vrai et de ce beau universel, qui a une proportion si juste et une si parfaite harmonie avec la nature de notre esprit, qu'il produit toujours sûrement son effet, et qu'il frappe tous les hommes, malgré la différence de leur nation, de leurs mœurs, de leurs préjugés; en sorte que, pour se servir encore des termes de Platon, on pourrait le regarder comme l'idée primitive et originale, comme l'archétype de tout ce qui plaît dans les ouvrages d'esprit ; et c'est, à mon sens, une des plus grandes utilités que l'on puisse tirer de la connaissance de plusieurs langues.

Je ne vous parle point des orateurs italiens et espagnols, soit parce que je n'ai pas beaucoup lu de ceux qui n'ont été qu'orateurs, soit parce que le peu que j'en ai lu me donne lieu de croire que nous pourrions aisément leur tenir tête sur cet article. Mais cela n'empêche pas que, pour les raisons que je viens de vous expliquer, il ne soit bon d'en lire quelques-uns; ce qui ne se peut faire avec quelque utilité sans les lire dans leur langue même. Je ne vous parle point non plus de la langue portugaise, qui n'exige pas un article séparé, parce que ce sera un jeu pour vous de l'apprendre, quand vous saurez une fois l'espagnol.

Au reste, mon cher fils, je ne voudrais point que l'étude de ces langues vous dérobât une partie considérable de votre temps, ni qu'elle devînt pour vous une occupation principale. Cette étude doit être placée dans des temps ou dans des heures presque perdues, dans lesquelles on ne peut pas en faire aisément

de plus importantes. J'y destinerais, par exemple, quelque partie des temps de vacations, et de ceux que l'on passe à la canıpagne dans le cours de l'année. Je commencerais par l'italien, parce que c'est la langue la plus utile après le grec, le latin et le français, et j'y donnerais une année. C'est beaucoup plus qu'il n'en faut, en ne prenant qu'une portion des temps que je viens de vous marquer, pour vous mettre en état d'entendre facilement et les historiens et les orateurs, et même les poëtes, à la réserve du Dante, qui demanderait peut-être une étude particulière. L'année suivante, je m'attacherais à l'espagnol. Ainsi, sans interrompre vos autres occupations, vous vous seriez familiarisé sans peine avec deux langues nouvelles, et vous vous trouveriez en état de profiter de leurs richesses.

Pour achever ce qui regarde le premier point de ceux que j'ai distingués d'abord, c'est-à-dire, l'intelligence, je devrais peut-être vous parler ici des grammairiens, des dictionnaires, des commentateurs, et des ouvrages de critique. Mais, à l'égard des trois premiers, c'est un secours qui est du nombre des choses qu'on entend assez sans qu'il soit besoin de les dire, et qui ne demandent que deux précautions:

La première, d'user sobrement de ce secours, et de chercher, autant qu'il est possible, l'intelligence des auteurs dans les auteurs mêmes, plutôt que dans leurs commentateurs;

La seconde, de savoir choisir les meilleurs, pour ne point se jeter dans la mer des interprètes, et dans la triste occupation de compiler, comme dit Horace, Crispini scrinia Lippi.

A l'égard des ouvrages de critique, comme cela appartient encore plus au jugement qu'à la simple intelligence, je me réserve de vous en dire un mot en parlant du second point, auquel je passe à présent.

On juge d'un ouvrage de belles-lettres, ou par lumières et par la connaissance des règles, ou par sentiment et par goût; mais on n'en juge jamais bien que lorsqu'on peut joindre l'un à l'autre. Un savant dont la tête est remplie des préceptes de la rhétorique, de la poétique, ou de l'art historique, et qui ne juge du mérite des auteurs que par l'application méthodique des règles spéculatives, est souvent sujet à se tromper; et un ouvrage

froid, dans lequel cependant toutes les lois de l'art auront été exactement observées, pourra quelquefois lui paraître plus estimable qu'une pièce moins régulière, mais où la nature l'emporte sur l'art, qui a ses imperfections et ses irrégularités, mais tellement compensées ou plutôt effacées par la noblesse des pensées, la grandeur du sentiment et le sublime de l'auteur, qu'on peut dire que ses fautes contre les règles de la composition sont comme absorbées dans sa gloire.

QUATRIÈME INSTRUCTION.

Sur l'étude et les exercices qui peuvent préparer aux fonctions d'avocat du roi.

Un jeune homme qui se destine à remplir bientôt la charge d'avocat du roi au Châtelet, et qui désire encore plus d'y réussir, doit s'y préparer en deux manières différentes : je veux dire par l'étude, et par une espèce de pratique ou d'exercice anticipé, comme je l'expliquerai dans la suite: l'un sans l'autre ne l'y disposerait qu'imparfaitement.

ÉTUDE.

Savoir le fond des matières, ou du moins les principes généraux; y joindre l'art d'expliquer ses pensées, ses preuves, ses raisonnements, d'une manière propre à convaincre et à plaire pour persuader : c'est ce qui forme le partage naturel de son étude ou de sa science, et c'est à ces deux objets qu'il doit rapporter tous ses travaux.

PREMIER OBJET.

Étude du fond des matières.

Trois sortes de jurisprudences, c'est-à-dire, le droit romain, le droit ecclésiastique, le droit français, lui ouvrent un champ

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