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l'histoire les différents degrés et les suites pernicieuses du vice, soit pour le haïr et le mépriser encore plus, soit pour savoir vous en défier. Joignez-y enfin l'étude de ce mélange de vices et de vertus, qui est le caractère le plus ordinaire des hommes, comme je vous l'ai déjà dit. Vous acquerrez par là l'utile, l'inestimable science de connaître les hommes, qui est le plus grand fruit de l'histoire et le plus digne prix de vos travaux. Car, comme l'a fort bien dit Tacite, que je viens de vous citer, le temps change successivement le nom des acteurs qui paraissent sur la scène du monde, mais les caractères et les mœurs demeurent les mêmes: Et magis alii homines, quam alii mores.

C'est pour cela qu'outre les caractères particuliers de certains hommes distingués par la vertu, ou par le vice, ou par le mélange et l'assortiment bizarre de l'une et de l'autre, il est très-important de remarquer encore dans l'histoire les caractères généraux des différentes conditions. Ainsi, tout ce qui peut apprendre à bien connaître le génie et le caractère ordinaire de ceux qui vivent à la cour ou dans la profession des armes, des magistrats, des différents corps, et du peuple, mérite pour le moins autant votre attention, que les traits qui ne marquent que le caractère d'un homme en particulier : ce sont des copies dont les originaux subsistent et vivent toujours, et des caractères communs, qui sont moins susceptibles de variété et d'inégalité que ceux des particuliers.

On reconnaît tous les jours, dans le commerce du monde, ce que l'on a déjà lu dans l'histoire; et l'expérience, se joignant à l'étude et aux réflexions, achève bien plus aisément d'y ajouter les traits singuliers qui peuvent manquer à ces por

traits.

Vous plaindrez-vous encore après cela, mon cher fils, du peu d'étendue que je donne à vos remarques? Mais plutôt ne vous plaindrez-vous pas, au contraire, de ce que je vous jette dans une autre extrémité? Je crois cependant avoir gardé à peu près le juste milieu, et il me semble que je ne vous ai rien proposé qui ne soit utile et presque propre à votre état. Mais d'ailleurs, je vous l'ai déjà dit, et je dois vous le répéter encore,

ce n'est pas ici l'ouvrage d'un jour c'est, à proprement parler, le plan d'étude de toute votre vie.

J'oubliais presque un quatrième et dernier objet de vos remarques, après vous avoir parlé de ce qui regarde les choses divines, naturelles et humaines. Je pourrais même l'oublier entièrement, parce que je n'ai rien à vous dire sur ce dernier objet, si ce n'est de suivre votre attrait, et de vous laisser conduire par votre goût.

Je veux parler, mon cher fils, de la critique et de la philologie, qui, dans le sens le plus étendu que l'on donne quelquefois à ce nom, comprend même la critique. Elle a trois objets principaux.

La critique, proprement dite, est le jugement des auteurs, de leur âge, de l'authenticité, de l'autorité de leurs écrits, des dates et autres notes chronologiques, de la vérité et de l'exactitude des faits qu'ils racontent.

Le second regarde le détail des mœurs et des antiquités de chaque nation, que l'on peut appeler les aménités de l'histoire, et dont je vous ai parlé sous un autre nom, en traitant des secours ou des accompagnements de l'histoire.

Le troisième, qui sera peut-être encore plus de votre goût que les deux premiers, consiste dans l'examen des beautés et des ornements du langage, soit par rapport à la narration et aux descriptions, soit par rapport à l'éloquence qui brille principalement dans les harangues que les historiens mettent dans la bouche de leurs principaux acteurs, soit enfin par rapport aux traits de morale ou de politique qui y sont répandus.

Je me suis déjà assez expliqué sur le second point qui fait partie des accompagnements de l'histoire, pour vous faire connaître ce que vous devez remarquer sur ce point dans la lecture des historiens.

A l'égard du premier, qui regarde la pure critique, si vous me demandez mon sentiment, je vous conseillerai de vous en reposer sur les meilleurs auteurs qui en ont traité ex professo, et de les prendre seulement comme des guides, quand vous en aurez besoin, dans le cours de votre marche, sans vouloir parcourir vous-même tout le pays qu'ils ont été obligés de battre

avant que de se fixer à une route certaine : ce travail serait ou inutile, si vous le faisiez imparfaitement, ou trop long et trop pénible, si vous y apportiez toute l'exactitude nécessaire. D'ailleurs, s'il se présente dans la suite de votre vie des occasions particulières où la nécessité des affaires demande que vous approfondissiez un point de critique essentiel pour bien décider la question que vous aurez à traiter, vous pourrez le faire aisément avec toutes les notions et les connaissances que vous aurez acquises.

Si vous me demandiez encore, mon cher fils, ce que je pense sur le troisième point, c'est-à-dire, sur ce qu'on appelle les lumières et les ornements du discours, je vous dirais que je crois qu'il faut aussi être très-sobre sur ces sortes de remarques.

Premièrement, parce qu'il est assez rare que des morceaux détachés conservent la même grâce et le même prix hors de leur place, qu'ils ont dans la suite et dans le tissu du discours de l'historien.

Secondement, parce que ces sortes d'extraits ne peuvent guère se faire que sur un petit nombre d'excellents originaux, qu'il vaut mieux se rendre familiers par une lecture assidue et faite avec goût, que d'en copier des passages avec une exactitude que je ne vous conseille pas d'envier aux Allemands. L'un vous remplit du génie de ces grands hommes, qui vaut beaucoup mieux pour vous que leurs passages, quelque beaux qu'ils soient; l'autre ne vous donne qu'un ample recueil de morceaux décousus, qui pouvait être utile lorsque les citations étaient à la mode, mais qui à présent charge plus le papier qu'il n'enrichit véritablement l'esprit.

Je laisse néanmoins sur cela, mon cher fils, comme je vous l'ai dit d'abord, une libre carrière à votre inclination et à votre goût, la matière étant du nombre de celles où chacun peut abonder dans son sens, et où ce qui convient à l'un ne convient pas toujours à l'autre.

SIXIÈME POINT.

Manière de faire des extraits ou des collections.

Je serai aussi court, mon cher fils, sur le sixième point qui me reste à traiter avec vous, c'est-à-dire, sur la manière de faire des recueils ou des collections, en lisant l'histoire.

Je vous dirai d'abord sur ce point ce que je viens de vous dire sur un autre sujet : Faites ce que vous voudrez, mon cher fils; la meilleure manière de faire des extraits sera pour vous celle que vous aimerez le mieux, parce que ce sera celle qui aidera davantage votre mémoire.

Pour vous dire néanmoins quelque chose de plus précis, je crois que vous devez tâcher de réunir deux choses dans l'ordre que vous vous proposerez pour faire vos extraits :

La promptitude et la diligence dans le temps que vous les ferez;

La facilité à retrouver dans la suite ce que vous aurez re cueilli, et à vous en servir.

Vous pouvez pour cela prendre deux méthodes différentes. La première est de suivre le plan que je vous ai proposé (que je ne vous donne néanmoins que comme un canevas, auquel nouseulement je consens, mais je serai fort aise que vous ajoutiez tout ce qui pourra le perfectionner), et de mettre chacun des différents articles de ce plan, pris en détail, sur une feuille de papier ou sur un cahier, et d'écrire au-dessous tout ce que vous remarquerez sur chaque article.

Quoiqu'il y eût bien des subdivisions à faire à l'ordre des temps ou à celui des matières, si vous vouliez composer un traité suivi de toutes vos observations sur chaque article; cependant cette distinction des articles différents formera toujours un premier arrangement qui ne sera pas fort embarrassant dans le temps que vous écrirez vos remarques, et qui suffira peut-être pour vous les faire retrouver assez aisément lorsque vous serez obligé d'en faire usage.

La seconde méthode, que je trouve encore plus courte et plus

simple, est d'écrire tout de suite les choses qui vous paraîtront mériter d'être extraites, et de marquer à côté de chaque extrait, sur une grande marge, la matière à laquelle il doit être rapporté.

Dans le temps que l'on fait ses recueils, il n'est pas possible de trouver une méthode plus facile; et, pour peu que l'on ait essayé de vouloir d'abord arranger ses recueils par matières, en les faisant sur des feuilles de papier ou sur des cartes séparées, on a bientôt éprouvé l'embarras inséparable de cette méthode lorsque les recueils commencent à grossir. Il faut avoir toujours présents les différents titres qu'on a déjà employés, pour y rapporter exactement ce qui regarde la même matière; et, ce qui est encore plus importun, il faut avoir toujours devant soi une multitude de feuilles ou de cartes détachées; et le cabinet d'un homme de lettres devient bientôt, ou l'antre de la sibylle, dont les feuilles turbata volant rapidis ludibria ventis, ou la boutique confuse et dérangée d'un cartier.

Vous retomberiez même insensiblement dans cet inconvénient en suivant la première méthode, parce qu'il se trouverait des articles si chargés de remarques, que vous ne pourriez presque vous dispenser d'y faire des subdivisions qui peu à peu vous jetteraient dans la même confusion.

Ce qui paraît manquer à la seconde méthode, qui est la facilité de retrouver tout ce qu'on a extrait sur la même matière, se peut aisément suppléer, ou par une table exacte de tous les sommaires qu'on a mis à la marge de chaque extrait, et que l'on fait ranger par ordre alphabétique; ou, ce qui vaudrait encore mieux, en faisant copier de suite tous les passages qui ont le même titre ou le même sommaire; en sorte que par là, en épargnant un temps plus précieux que l'argent, vous trouvez vos extraits rangés par ordre de matières.

Il y a d'ailleurs cet avantage dans cette méthode, qu'elle réunit l'ordre des temps à celui des matières. On est quelquefois bien aise de repasser les faits les plus remarquables d'une histoire particulière, et de se remettre dans la suite des temps dont elle raconte les événements. On n'a, pour cela, qu'à relire son extrait historique; et si l'on veut voir les mêmes choses

D'AGUESSEAU.

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