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mêmes, nous nous plaignons vainement du mépris des autres hommes. Méritons leur estime, et nous serons alors en droit de l'exiger, ou plutôt nous serons toujours assurés de l'obtenir.

Malgré toutes les révolutions qui changent souvent la face extérieure des dignités, il est une grandeur solide et durable que les hommes ne mépriseront jamais, parce que, quelque corrompus qu'ils soient, ils ne mépriseront jamais la vertu. C'est cette véritable dignité que la fortune ne saurait ôter, parce que la fortune ne la donne point; dignité inviolable, qui a sa source et son principe au dedans de nous, mais qui se répand au dehors, et qui imprime sur toute la personne du magistrat un caractère de majesté qui attire infailliblement le juste tribut de l'admiration des hommes.

Mais comment trouverait-on ce caractère respectable dans une jeunesse imprudente qui se hâte d'avancer sa ruine, et qui insulte elle-même à la chute d'une dignité qu'elle déshonore ? Confondant son ministère avec sa personne, elle lui rend une espèce de justice lorsqu'elle le méprise; et jusqu'où ce mépris n'a-t-il pas été porté ?

Autrefois on ménageait encore, on respectait au moins les dehors et les apparences d'une dignité que l'on n'osait profaner ouvertement; et le vice rendait hommage à la vertu, par le soin qu'il prenait de se cacher en sa présence. Mais aujourd'hui tout le zèle de la justice ne va pas même jusqu'à faire des hypocrites. On a vu de jeunes magistrats, indignes de ce nom se faire un faux honneur d'en prodiguer publiquement la gloire et la dignité, se signaler par l'excès de leurs déréglements, et trouver dans l'éclatant scandale de leur conduite une distinction qu'ils n'ont pas voulu chercher dans la voie honorable de la vertu.

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Qu'il nous soit permis de gémir au moins une fois, pendant tout le cours de l'année, sur des désordres qui font rougir le front de la justice. Ceux que leur conscience condamne en secret nous accuseront peut-être d'en avoir trop dit; mais nous craignons bien plus que ceux qui sont véritablement sensibles à l'honneur de la compagnie ne nous reprochent de n'en avoir pas dit assez, et c'est à ces derniers que nous voulons plaire unique

ment leur exemple est une censure infiniment plus forte que nôtre, à laquelle nous renvoyons les premiers.

Ja

C'est là qu'ils apprendront qu'au milieu de la dépravation des mœurs et de la licence de notre siècle, la vertu se conserve toujours un petit nombre d'adorateurs dont la sagesse instruit ceux qui osent l'imiter, et condamne ceux qui ne l'imitent pas.

ils

Dociles aux avis et aux instructions des anciens sénateurs, ont mérité d'instruire à leur tour les jeunes magistrats qui ont le courage de marcher sur leurs traces.

Soumis inviolablement à la loi nécessaire de la pluralité des suffrages, ils se sont accoutumés de bonne heure à respecter le jugement du plus grand nombre des juges, comme celui de Dieu même.

Jaloux de leur réputation, attentifs à conserver leur dignité, ils ont rendu encore plus d'honneur à la magistrature qu'ils n'en avaient reçu d'elle.

Enfin, la pureté de leurs mœurs, l'uniformité de leur vie, la gravité de leur conduite, est la terreur du vice, le modèle de la vertu, la condamnation de leur siècle, et la consolation de la justice.

Heureux nous-même, si nous pouvions suivre de si grands exemples avant que de vous les proposer; et si une fonction prématurée ne nous imposait la nécessité de censurer les autres, dans un âge où nous ne devrions nous occuper que de la crainte de mériter la censure!

TROISIÈME MERCURIALE.

La grandeur d'âme.

Prononcée à la Saint-Martin 1699. )

Il n'y a point de vertu plus rare et plus inconnue dans notre siècle que la véritable grandeur d'âme à peine en conservonsnous encore une idée imparfaite et une image confuse. Nous la regardons souvent comme une de ces vertus qui ne vivent que dans notre imagination, qui n'existent que dans les écrits des

philosophes; que nous concevons, mais que nous ne voyons presque jamais; et qui, s'élevant au-dessus de l'humanité, sont plutôt l'objet d'une admiration stérile que celui d'une utile imitation.

Cette supériorité d'une âme qui ne connaît rien au-dessus d'elle que la raison et la loi; cette fermeté de courage qui demeure immobile au milieu du monde ébranlé; cette fierté généreuse d'un cœur sincèrement vertueux, qui ne se propose jamais d'autre récompense que la vertu même, qui ne désire que le bien public, qui le désire toujours, et qui, par une sainte ambition, veut rendre à sa patrie encore plus qu'il n'a reçu d'elle, sont les premiers traits et les plus simples couleurs dont notre esprit se sert pour tracer le tableau de la grandeur d'âme.

Mais, étonnés par la seule idée d'une si noble vertu, et désespérant d'atteindre jamais à la hauteur de ce modèle, nous la regardons comme le partage des héros de l'antiquité : nous croyons que, bannie de notre siècle et proscrite du commerce des vivants, elle n'habite plus que parmi ces illustres morts dont la grandeur vit encore dans les monuments de l'histoire.

Triste et funeste jugement que nous prononçons contre notre âge, et par lequel nous nous condamnons nous-mêmes à une perpétuelle faiblesse ! Il semble que le privilége d'être véritablement grand ait été réservé au sénat de l'ancienne Rome, et que la solide, la sincère grandeur d'âme, attachée à la fortune de l'empire romain, ait été comme enveloppée dans sa chute et ensevelie sous ses ruines.

Nos pères, à la vérité, en ont vu luire quelques rayons éclatants, qui semblaient vouloir se faire jour au travers des ténèbres de leur siècle; mais la maligne faiblesse du nôtre ne peut plus même supporter les précieux restes de cette vive lumière : toujours dominés par la vue de nos intérêts particuliers, nous ne saurions croire qu'il y ait des âmes assez généreuses pour n'être occupées que des intérêts publics : nous craignons de trouver dans les autres une grandeur que nous ne sentons point en nous; sa présence importune serait un reproche continuel qui offenserait la superbe délicatesse de notre amour-propre; et, persuadés qu'il n'y a que de fausses vertus, nous ne pensons plus à imiter ni même à honorer les véritables.

La grandeur d'âme ne reçoit des hommages sincères que dans les siècles où elle est plus commune.

Il n'appartient qu'aux grands hommes de se connaître les uns les autres et de s'honorer véritablement. Le reste des hommes ne les connaît pas; ou s'il les connaît, il s'en défie souvent, et il les craint presque toujours. Leur simplicité, que nous ne saurions croire véritable, ne peut nous rassurer contre leur élévation, qui condamne et qui désespère notre faiblesse. Au milieu de ces préventions si contraires au véritable mérite, heureux le magistrat qui ose apprendre aux hommes que la grandeur d'âme est une vertu de tous les siècles comme de tous les états, et que si la corruption de nos mœurs la fait paraître plus difficile, il ne sera jamais en son pouvoir de la rendre impossible à l'homme de bien!

Né pour la patrie beaucoup plus que pour lui-même, depuis ce moment solennel où, comme un esclave volontaire, la républiqué l'a chargé de chaînes honorables, il ne s'est plus considéré que comme une victime dévouée non-seulement à l'utilité, mais à l'injustice du public. Il regarde son siècle comme un adversaire redoutable contre lequel il sera obligé de combattre pendant tout le cours de sa vie : pour le servir, il aura le courage de l'offenser; et s'il s'attire quelquefois sa haine, il méritera toujours son estime.

Qu'il ne se laisse pas détourner d'un si noble dessein par les fausses idées de ceux qui déshonorent la justice en lui arrachant la grandeur d'âme qui lui est si naturelle, pour en faire le glorieux apanage de la vertu militaire.

Que nous serions à plaindre, s'il fallait toujours acheter le plaisir de voir de grandes âmes par les larmes et par le sang qui accompagnent le char des conquérants! et que la condition des hommes serait déplorable, s'ils étaient obligés de souhaiter la guerre, ou de renoncer à la véritable grandeur!

Que ce pompeux appareil qui environne la gloire des armes éblouisse les yeux d'un peuple ignorant, qui n'admire que ce qui frappe et qui étonne ses sens; qu'il n'adore que la vertu armée et redoutable, qu'il la méprise tranquille, et qu'il la méconnaisse dans sa simplicité.

Le sage plaint en secret l'erreur des jugements du vulgaire. Il connaît tout le prix de cette grandeur intérieure qui ne partage avec personne la gloire de régner et de vaincre, et qui, tenant de la nature des choses divines, vit contente de ses seules richesses, et environnée de son propre éclat.

Il est, n'en doutons point, des héros de tous les temps et de toutes les professions. La paix a les siens comme la guerre; et ceux que, la justice consacre ont au moins la gloire d'être plus utiles au genre humain que ceux que la valeur a couronnés. Le plus parfait modèle de la véritable grandeur, Dieu même qui en possède la source et la plénitude, n'est pas moins jaloux du titre de juste juge que de celui de Dieu des armées. H permet la guerre, mais il ordonne la paix ; et si le conquérant est l'image terrible d'un Dieu vengeur et irrité, le juste est la noble expression d'une divinité favorable et bienfaisante.

Car qu'est-ce qu'un magistrat, et quelle est l'idée que la vertu en offre à notre esprit? Heureux si une sensible expérience la endait toujours présente à nos yeux!

C'est un homme toujours armé pour faire triompher la justice, protecteur intrépide de l'innocence, redoutable vengeur de l'iniquité; capable, suivant la sublime expression de la Sagesse même, de forcer et de rompre, avec un courage invincible, ces murs d'airain et ces remparts impénétrables qui semblent mettre le vice à couvert de tous les efforts de la vertu. Faible souvent en apparence, mais toujours grand et toujours puissant en effet, les orages et les tempêtes des intérêts humains viennent se briser vainement contre sa fermeté.

Enfin, c'est un homme tellement lié, tellement uni, et, si nous l'osons dire, tellement confondu avec la justice, qu'on dirait qu'il soit devenu une même chose avec elle. Le bonheur du peuple est non-seulement sa loi suprême, mais son unique loi. Ses pensées, ses paroles, ses actions, sont les pensées, les paroles, les actions d'un législateur; et, seul dans sa patrie, il jouit du rare bonheur d'être regardé par tous ses citoyens comme un homme dévoué au salut de la république.

Que si les grandes âmes ne demandent au ciel que de grands travaux à soutenir, de grands dangers à mépriser, de grands

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