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SUR LES ÉTUDES

PROPRES A FORMER UN MAGISTRAT.

PREMIÈRE INSTRUCTION

Contenant un plan général d'études, et en particulier celle de la religion et celle du droit.

Envoyée par M. d'Aguesseau, alors procureur général, à son fils aîné.

A Fresnes, ce 27 septembre 1716.

Vous venez, mon cher fils, d'achever le cercle ordinaire de l'étude des humanités et de la philosophie. Vous l'avez rempli avec succès. Je vous en félicite de tout mon cœur, je m'en félicite moi-même ; ou plutôt nous devons l'un et l'autre en rendre grâces à Dieu, de qui viennent tous les biens dans l'ordre de la nature, comme dans celui de la grâce.

Ne croyez pourtant pas avoir tout fait, parce que vous avez fini heureusement le cours de vos premières études : un plus grand travail doit y succéder, et une plus longue carrière s'ouvre devant vous. Tout ce que vous avez fait jusqu'à présent n'est encore qu'un degré ou une préparation pour vous élever à des études d'un ordre supérieur. Vous avez passé par ce que l'on peut appeler les éléments des sciences; vous avez appris les langues qui sont comme la clef de la littérature; vous vous êtes exercé à l'éloquence et à la poésie autant que la faiblesse de l'âge et la portée de vos connaissances vous l'ont pu permettre; vous avez tâché d'acquérir dans l'étude des mathématiques et de la philosophie la justesse d'esprit, la clarté des idées, la solidité

du raisonnement, l'ordre et la méthode qui sont nécessaires, soit pour nous conduire nous-mêmes à la découverte de la vérité, soit pour nous mettre en état de la présenter aux autres avec une parfaite évidence. Ce sont, il est vrai, de très-grands avantages; et celui qui est assez heureux pour les posséder peut se flatter d'avoir entre les mains l'instrument universel de toutes les sciences: il est en état de s'instruire, mais il n'est pas encore instruit; et toutes ses études précédentes ne servent, à proprement parler, qu'à le rendre capable d'étudier.

C'est la situation où je vous trouve aujourd'hui, mon cher fils; mais avec cet avantage que, quoique les études que vous allez commencer soient plus vastes et plus étendues que celles que vous venez de finir, vous y entrerez néanmoins avec une habitude de travail et d'application qui, s'étant formée en vous par rapport aux matières les plus abstraites et les plus subtiles, ne trouvera presque plus rien d'épineux ni de pénible dans les autres sciences, en comparaison des difficultés que vous avez été obligé de dévorer.

L'essentiel est de vous former d'abord un plan général des études que vous êtes sur le point d'entreprendre; de suivre ce plan avec ordre et avec fidélité, et surtout de ne point vous ef frayer de son étendue. Ce n'est pas ici l'ouvrage d'un jour, ni même d'une année; mais, quelque long qu'il puisse être, si vous êtes exact à en exécuter tous les jours une partie, vous serez comme ceux qui, dans les travaux qu'ils font faire, suivent un bon plan sans jamais en changer. Comme ils ne perdent point de temps, ils mettent à profit toute la dépense qu'ils font. Insensiblement l'édifice s'élève, les ouvrages s'avancent; et, quelque lent qu'en soit le progrès, on arrive toujours à la fin qu'on se propose, pourvu que l'on marche constamment sur la même ligne, et qu'on ne perde jamais de vue le plan qu'on s'est une fois formé.

C'est à cette fidélité que je vous exhorte, mon cher fils : je suis persuadé du désir que vous avez de vous instruire; je ne crains donc point de vous proposer tout entier un plan que j'aurais pu ne vous montrer que successivement et par parties. Vous pouvez juger par là même de l'opinion que j'ai de votre bonne volonté,

puisque je ne vous dissimule aucune des difficultés de l'état auquel je crois que Dieu vous appelle.

Je réduis ce plan à quatre points principaux, sur lesquels je ne vous marquerai à présent que ce que vous pourrez exécuter à peu près dans le cours d'une année ; je le continuerai dans la suite, à mesure que le progrès de vos études le demandera; et j'espère que le succès de chaque année m'encouragera à vous tracer avec une nouvelle confiance le plan du travail de l'année suivante.

Les quatre points principaux dont je veux vous parler sont : 1o L'étude de la religion;

2o L'étude de la jurisprudence;

3o L'étude de l'histoire;

4° L'étude des belles-lettres.

Je sais qu'il n'y a aucune de ces matières qui ne pût occuper un homme tout entier, et être l'étude de toute sa vie ; mais vous n'êtes pas obligé de les approfondir toutes également. Il vous doit suffire d'en prendre ce qui sera nécessaire à votre état; il serait même dangereux d'aller plus loin : la raison et la religion doivent présider à l'étude comme aux autres actions de notre vie; une grande partie de la sagesse d'un homme qui est né avec beaucoup de goût pour les sciences, est de craindre ce goût même; de ne vouloir pas tout savoir, pour mieux apprendre ce qui est essentiel à sa profession; de donner par conséquent des bornes à sa curiosité naturelle, et de savoir garder de la modération dans le bien même. C'est l'éloge que Tacite donne à Agricola; je souhaite, mon cher fils, que ce soit un jour le vôtre, et qu'on puisse dire de vous comme de lui : Retinuit, quod est difficillimum, ex sapientiâ modum.

Après cet avis, je commencerai par ce qui regarde la religion, dont l'étude doit être le fondement, le motif et la règle de toutes les autres.

ÉTUDE DE LA RELIGION.

Deux choses peuvent être renfermées sous ce nom :

La première est l'étude des preuves de la vérité de la religion chrétienne ;

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La seconde est l'étude de la doctrine qu'elle enseigne, et qui est ou l'objet de notre foi ou la règle de notre conduite.

L'une et l'autre sont absolument nécessaires à tout homme qui veut avoir une foi éclairée, et rendre à Dieu ce culte spirituel, cet hommage de l'être raisonnable à son auteur, qui est le premier et le principal devoir des créatures intelligentes; mais l'une et l'autre sont encore plus essentielles à ceux qui sont destinés à vivre au milieu de la corruption du siècle présent, et qui désirent sincèrement d'y conserver leur innocence en résistant au torrent du libertinage qui s'y répand avec plus de licence que jamais, et qui serait bien capable de faire trembler un père qui vous aime tendrement, si je ne croyais, mon cher fils, que vous le craignez vous-même.

Vous ne sauriez mieux réussir à l'éviter, qu'en vous attachant aux deux vues générales que je viens de vous marquer : l'une, de vous convaincre toujours de plus en plus du bonheur que vous avez d'être né dans la seule véritable religion, en vous appliquant à considérer les caractères éclatants qui en démontrent la vérité; l'autre, de vous remplir le cœur et l'esprit des préceptes qu'elle renferme, et qui sont la route assurée pour parvenir à ce souverain bien que les anciens philosophes ont tant cherché, et que la religion seule peut nous faire trouver.

Par rapport au premier point, c'est-à-dire, l'étude des preuves de la vérité de la religion, je ne crois pas avoir besoin de vous avertir, mon cher fils, que la persuasion ou la conviction à laquelle on peut parvenir en cette matière par l'étude et par le raisonnement, ne doit jamais être confondue ni même comparée avec la foi qui est un don de Dieu, une grâce singulière qu'il accorde à qui il lui plaît, et qui exige d'autant plus notre reconnaissance, que nous ne la devons qu'à la bonté de Dieu, qui a bien voulu prévenir en nous la lumière de la raison même par celle de la foi.

Mais quoique cette conviction et cette espèce de foi humaine qu'on acquiert par l'étude des preuves de la vérité de la religion chrétienne, soit d'un ordre fort inférieur à la foi divine, qui est le principe de notre sanctification; et quoique la simplicité d'un paysan qui croit fermement tous les mystères

de la religion, parce que Dieu les lui fait croire, soit infiniment préférable à toute la doctrine d'un savant qui n'est convaincu de la vérité de la religion que comme il l'est de la certitude d'une proposition de géométrie, ou d'un fait dont il a des preuves incontestables; il est néanmoins très-utile d'envisager avec attention et de réunir avec soin toutes les marques visibles et éclatantes dont il a plu à Dieu de revêtir et de caractériser, pour ainsi dire, la véritable religion.

Non-seulement cette étude affermit et fortifie notre foi, mais elle nous remplit d'une juste reconnaissance envers Dieu, qui a fait tant de prodiges et dans l'ancienne loi et dans la nouvelle, soit pour révéler aux hommes la véritable manière de l'adorer et de le servir, soit pour les convaincre de la vérité et de la certitude de cette révélation.

On ne saurait trop se remplir de ces pensées et de ces sentiments dans l'âge où vous êtes, mon cher fils. Vous allez entrer dans le monde, et vous n'y trouverez que trop de jeunes gens qui se font un faux honneur de douter de tout, et qui croient s'élever en se mettant au-dessus de la religion. Quelque soin que vous preniez pour éviter les mauvaises compagnies, comme je suis persuadé que vous le ferez, et quelque attention que vous ayez dans le choix de vos amis, il sera presque impossible que vous soyez assez heureux pour ne rencontrer jamais quelqu'un de ces prétendus esprits forts qui blasphèment ce qu'ils ignorent. Il sera donc fort important pour vous d'avoir fait de bonne heure un grand fonds de religion, et de vous être mis hors d'état de pouvoir être ébranlé ou même embarrassé par des objections qui ne paraissent spécieuses à ceux qui les proposent que parce qu'elles flattent l'orgueil de l'esprit ou la dépravation du cœur, qui voudrait pouvoir se mettre au large en secouant le joug de la religion.

Ce n'est pas, mon cher fils, que je veuille vous conseiller d'entrer en lice avec ceux qui voudraient disputer avec vous sur la religion. Le meilleur parti, pour l'ordinaire, est de ne leur point répondre, et de ne leur faire sentir son improbation que par son silence. Vous devez même éviter avec soin de paraître vouloir dogmatiser. C'est un caractère qui ne convient point à un jeune

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